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Simon Persico, Professeur de science politique à Sciences Po Grenoble et au laboratoire Pacte
Le déferlement de critiques qui s’abattent sur Greta Thunberg depuis son intervention au siège de l’ONU est impressionnant. “Irrationnelle”, “fanatisée”, “totalitaire”… Les qualificatifs dégradants pleuvent. Porte-parole sur la scène internationale d’un mouvement pour l’action climatique qu’elle a elle-même contribué à dynamiser, Greta Thunberg est devenue une cible de premier choix.
Comment expliquer ce changement de ton à l’égard de l’activiste suédoise ? Et que nous disent ces critiques et leurs émetteurs de l’état du débat public sur la question climatique ? Pour répondre à ces questions, il faut distinguer différents types de critique.
Il y a d’abord la remise en cause classique de l’écologie par ceux qui mettent en garde depuis longtemps contre les « prêcheurs d’apocalypse » ou autres « khmers verts ». L’on pense à Pascal Bruckner, Luc Ferry ou Michel Onfray. Rien de nouveau ici, si ce n’est que ce discours anti-écolo primaire est désormais repris par plusieurs responsables d’une droite française radicalisée, chez LR comme au RN. En déclarant que l’environnement commençait « à bien faire » en 2009, Nicolas Sarkozy avait montré la voie du renoncement d’une large partie de la droite française à se saisir des enjeux écologiques. En cela, la France se rapproche des Etats-Unis, où les Républicains portent un discours associant déni climatique et défense de l’insoutenable mode de vie américain.
Les critiques viennent également d’un bloc plus modéré et libéral, dont Emmanuel Macron est aujourd’hui le principal représentant. Portées par des membres de l’exécutif qui louaient jadis le dynamisme du mouvement pour le climat, ces critiques sont de nature différente. D’abord, elles ne relèvent pas de l’argumentum ad personam qui masque mal la haine des femmes ou des personnes handicapées. Surtout, elles ne nient pas l’existence du problème – comment le pourraient-elles, quand le Président de la République affiche dans le discours une détermination sans faille à make the planet great again ?. L’on reproche donc plutôt à Greta Thunberg ses « positions très radicales », pour reprendre les mots d’Emmanuel Macron. Et l’on questionne les modalités de son action, le boycott de l’école, la prise de parole véhémente dans les arènes internationales et la plainte devant le comité des droits de l’enfant de l’ONU.
Le procès en radicalité est-il fondé ? Sur la forme, chacun est juge. Celle-ci n’a pas changé depuis août 2018 et la première « grève de l’école ». Ce sont justement cette pugnacité et ce discours très direct qui ont suscité l’attention du grand public.
Sur le fond, Greta Thunberg ne fait que réclamer ce à quoi les dirigeants se sont engagés. Si l’on veut limiter le réchauffement climatique et respecter l’accord de Paris, nous devons diviser par deux nos émissions de gaz à effet de serre en à peine plus de dix ans (2030), puis par quatre d’ici 2050. Cet engagement est inscrit dans notre Code de l’énergie depuis le vote de la loi sur la Transition énergétique. On trouve les mêmes objectifs, maintes fois répétés, au Royaume-Uni, en Allemagne… ou en Suède. Ces promesses consensuelles de long terme ont l’avantage de porter sur un futur souvent trop distant pour que les dirigeants du moment puissent être tenus pour responsables. Cela leur permet d’indiquer à des citoyens plus sensibilisés que jamais sur ces questions qu’ils ont compris l’ampleur du problème, et – pourquoi se priver ? – de récupérer quelques électeurs écologistes en perdition.
Le problème, c’est qu’il existe un fossé entre ces engagements volontaristes et la réalité de la transition écologique dans tous les pays, y compris la France. Celle-ci, comme 181 des 197 Etats signataires, ne respecte pas les engagements pris lors de l’accord de Paris. Ses émissions baissent très lentement, alors même qu’elles devraient être réduites de moitié dans dix ans. Plus que les positions de Greta Thunberg, ce sont ces engagements légaux, fondés sur la connaissance scientifique, qui sont radicaux.
Car comment les respecter sans transformation radicale de nos modes de production et de consommation ? Voiture individuelle (et industrie automobile), voyages (et industrie de l’aéronautique), alimentation (et industrie agro-alimentaire), publicité… La liste est longue des secteurs qui sont appelés à muter en profondeur dans un laps de temps très réduit. De nombreux économistes s’accordent à dire qu’une division par quatre de nos émissions pourra difficilement rester sans conséquences sur la croissance du PIB – celle-ci est très nettement corrélée aux émissions. De ce fait, la liste des mécontents qu’une telle transition ne manquerait pas de créer est longue aussi, que l’on pense aux industriels, évidemment, mais aussi aux employés de ces industries. Et l’on comprend mieux, du coup, l’urgence d’Emmanuel Macron, qui demeure, comme ses homologues, convaincu que la croissance est la mère de toute les politiques, à ne pas agir.
Greta Thunberg et, avec elle, les quatre millions de jeunes et moins jeunes qui ont défilé le 20 septembre 2019, refusent cet abandon face à une raison économique qui ne parvient même plus à réduire les inégalités. Comme l’immense majorité des écologistes avant elle, elle prend au sérieux les rapports du GIEC et les engagements formulés sur la scène internationale. Comme l’immense majorité des écologistes avant elle, elle remet en question le dogme de la croissance. La capacité de Greta Thunberg à recentrer le débat démocratique sur nos modes de production, combinée à son exceptionnelle impertinence dans l’exercice de ses droits les plus élémentaires de citoyenne suédoise – celui de boycotter, d’échanger avec des scientifiques du climat, de prendre la parole en public, de communiquer sur les réseaux sociaux – suscitent la réaction vive et sans surprise des tenants du développement économique à tout crin.
En clarifiant les termes du conflit structurel qui sous-tend le défi climatique, Greta Thunberg oblige les dirigeants à sortir d’un unanimisme de façade. Quand les partisans du statu quo ont intérêt à préserver un consensus apparent qui autorise tous les ripolinages verts, elle repolitise les questions d’écologie. Pour les défenseurs du climat, c’est une bonne nouvelle.
Cette analyse a été initialement publiée par Le Monde le 28 septembre 2019.