Jean Marcou, Professeur de droit à Sciences Po Grenoble, chercheur au CERDAP2 et chercheur associé à l’Institut français d’études anatoliennes d’Istanbul
Les États-Unis viennent de consentir à la vente d’avions de combat F-16 à la Turquie, mettant fin à plusieurs années de négociations dans un contexte tensions régulières entre les deux pays. Cette décision fait suite à la ratification par le parlement turc de la demande d’adhésion de la Suède à l’OTAN qu’Ankara retardait depuis près de deux ans par des manœuvres dilatoires. Faut-il voir dans ces événements le signe d’un retour de la Turquie vers ses alliés occidentaux ? S’ils marquent indubitablement un apaisement dans les relations turco-américaines, il est probable qu’ils n’empêcheront pas la diplomatie turque de poursuivre sa stratégie du grand écart en maintenant ses contacts avec Moscou. Recep Tayyip Erdoğan doit d’ailleurs accueillir prochainement Vladimir Poutine en Turquie, lors de ce qui sera la première visite du président russe dans un pays de l’OTAN, depuis l’invasion de l’Ukraine, en février 2022.
Aux origines de la « brouille aérienne » turco-américaine
Il n’en demeure pas moins vrai qu’en demandant au Congrès de consentir dans les meilleurs délais à la vente de 40 F-16 à la Turquie et de 80 kits pour moderniser les avions de combat de ce type qu’elle possède déjà, le président Joe Biden a mis un terme à une sorte « brouille aérienne » à tiroirs, qui affecte les relations turco-américaines depuis de longues années. L’origine de cette affaire remonte en effet à plus de dix ans, soit aux premiers développements de la guerre civile en Syrie, lorsque la Turquie soucieuse de se protéger d’éventuelle frappes sur son territoire du régime de Damas, décide d’accélérer l’acquisition de rampes de missiles de défense aérienne décidée depuis plusieurs années, et annonce qu’elle va opter pour le système chinois CPMIEC. Ce choix surprenant semble être la conséquence du refus américain d’accompagner de transferts de technologie la vente des missiles Patriot que Washington avait antérieurement consentie à Ankara. Il est aussi parfois présenté comme un levier turc pour tenter d’obtenir des Patriots à un meilleur prix et à de meilleures conditions. Mais, alors que la préférence chinoise n’est finalement pas confirmée et que les négociations se poursuivent avec plusieurs pays, c’est en 2017 sur les S-400 russes que le gouvernement jette son dévolu, dans un contexte où Ankara et Moscou sont dans une dynamique de rapprochement spectaculaire. Comme le précédent, ce choix provoque une mise en garde de l’OTAN, qui indique que ces missiles russes de défense aérienne ne sont pas compatibles avec les protocoles de sécurité de l’OTAN. Mais le président turc persiste et signe. À partir de l’été 2019, son pays commence même à recevoir de premières livraisons de S-400. La riposte américaine ne se fait pas attendre. Le Congrès décide peu après d’exclure la Turquie du programme de production du F-35 qui devait permettre aux forces aériennes turques d’acquérir une centaine de ces avions furtifs américains dernière génération.
Du F-35 au F-16
Cette sanction américaine est lourde de conséquence car elle empêche en réalité la Turquie de moderniser sa flotte aérienne de combat, au moment où elle est engagée sur de multiples théâtres militaires au-delà de ses frontières, et où la situation régionale est particulièrement conflictuelle. Certes, l’année suivante, en 2020, la Turquie, lors des opérations militaires qu’elle lance en Syrie et en Libye, fait la preuve de l’efficacité des drones de combat nouvellement produits par ses industries de défense. Mais pour efficace qu’elle soit, cette arme ne remplace pas, surtout pour une puissance militaire comme la Turquie, la possession d’une flotte aérienne de premier ordre. Il est vrai aussi qu’Ankara envisage depuis plusieurs années la production d’un jet de combat turc, le Kaan, mais le projet bute sur les limites technologiques de ce pays (production de moteurs notamment), en dépit des progrès techniques accomplis ces dernières années.
Alors que le président Biden vient d’arriver à la Maison-Blanche et que la Turquie s’enfonce dans une crise économique durable, Recep Tayyip Erdoğan choisit de modérer pragmatiquement ses ambitions et de faire la commande aux États-Unis d’une quarantaine de F-16, tout en modernisant sa flotte existante. Mais pour Washington et en particulier pour le Congrès, l’affaire de l’acquisition des S-400 russes n’est toujours pas soldée et les négociations s’enlisent au point que le président turc menace de s’adresser à un autre fournisseur. Difficile d’imaginer que la France puisse être celui-ci en trouvant en l’occurrence un nouvel acquéreur pour son Rafale, au moment même où elle est en train de le vendre à des rivaux régionaux d’Ankara (l’Égypte, la Grèce…). C’est bien sûr à la Russie et à ses Soukhoi Su-35 et Su-57, que pense le président turc depuis qu’il a été privé du F-35 américain. Il s’agit là cependant d’un projet aux effets totalement imprévisibles pour la Turquie, qui risquerait pour le coup de la mettre au ban de l’OTAN et de l’isoler totalement.
Des F-16 aux candidatures scandinaves à l’OTAN
C’est en un sens la guerre en Ukraine et ses retournements stratégiques qui vont finalement sortir la Turquie de l’impasse. Effrayées par l’agression russe, la Finlande et la Suède, annoncent rapidement vouloir mettre fin à leur traditionnelle neutralité en adhérant à l’OTAN. Ankara se retrouve d’un coup en position de force, car pour entrer dans l’Alliance de défense occidentale, il faut avoir l’accord de tous ses membres ! Certes, le président turc ne demande pas officiellement le déblocage de la désormais fameuse commande de F-16 pour consentir à l’adhésion des deux pays scandinaves, mais il accuse ces derniers, qui donnent asile à des opposants kurdes qu’il estime proches du PKK, de se faire les complices du « terrorisme ». Il essaye d’obtenir d’ailleurs peu après des Américains leur aval pour une nouvelle intervention militaire contre les milices kurdes (YPG) dans le nord de la Syrie, alors même que ni les Russes, ni les Iraniens par ailleurs ne voient une telle éventualité d’un bon œil.
Il reste que le chef de l’État turc n’est pas vraiment en mesure de bloquer définitivement ces nouvelles candidatures à l’OTAN, mais qu’il est bien décidé à les retarder et à s’en servir de levier pour résoudre le problème de modernisation de sa flotte aérienne. Lors des sommets de l’OTAN de 2022 et 2023, il consent formellement aux adhésions en question, acceptant d’abord de façon dissociée celle de la Finlande, tout en maintenant celle de la Suède jusqu’au bout dans l’incertitude. De plus en plus, il s’avère que les F-16 sont au cœur de ce marchandage interminable. Pour mettre les Américains sous pression parallèlement, Ankara a décidé de s’intéresser à l’avion européen Eurofighter, en dépit des réticences ouvertes de l’Allemagne à le lui vendre. Au sommet de l’OTAN à Vilnius, en juillet 2023, Recep Tayyip Erdoğan accepte du bout des lèvres l’adhésion de Stockholm. Mais alors que la décision sur la livraison des F-16 tarde toujours à se concrétiser, il explique que, si le président américain dépend de son Congrès pour honorer la commande aérienne turque, il dépend, lui, de « son Parlement » pour acter définitivement l’entrée de la Suède dans l’OTAN. La décision turque finale ne viendra finalement que le 23 janvier 2024 provoquant rapidement le déblocage de la commande turque de F-16.
Les leçons du marchandage interminable des F-16
Cette épopée donne finalement une vision assez exacte de ce que sont les relations turco-occidentales. La Turquie reste un pays de l’OTAN car sa sécurité dépend in fine de cette alliance militaire, au moment où la guerre fait rage dans voisinage et qu’une victoire de la Russie sur l’Ukraine serait une véritable catastrophe pour elle, un cauchemar qui ferait écho aux nombreuses guerres vécues avec cette puissance à l’époque ottomane. Mais si ce pays soutient l’Ukraine, estimant les opérations militaires déclenchées par Moscou sont une violation de souveraineté comme l’avait déjà été pour lui l’annexion de la Crimée dès 2014, il ne désire pas s’exposer en première ligne et indisposer son grand voisin russe. Ainsi est-il hors de question d’appliquer les sanctions décidées par les Occidentaux contre Moscou, et ce d’autant plus que les Turcs ont besoin du gaz et du pétrole de la Russie, sans parler de ses touristes, voire de ses céréales et de ses engrais. Dès lors, pour sortir avec les honneurs de cette position interlope, le mieux est encore de jouer la carte de la médiation, ce qu’Ankara a réussi en parvenant à faire accepter en juillet 2022 « l’initiative céréalière » qui a permis pour un temps de relancer les exportations agricoles de l’Ukraine, avant que la Russie ne se ravise et n’abandonne le processus.
C’est actuellement en mer Noire que la position complexe de la Turquie s’illustre le mieux. Depuis le début du conflit ukrainien, elle a tenu le rôle de gardienne des détroits que lui octroie la convention de Montreux, bloquant les navires de guerre des deux belligérants ; ce qui a joué en faveur de l’Ukraine et empêché la suprématie navale russe de pouvoir s’exprimer en l’occurrence. Il n’en demeure pas moins qu’elle doit se garder, dans cet espace maritime, de se comporter en pays de l’OTAN. Ainsi, au début de l’année 2024, a-t-elle bloqué l’accès de la mer Noire à deux dragueurs de mines britanniques, avant de prendre l’initiative de signer avec la Roumanie et la Bulgarie un accord de déminage indépendant. En ce sens, si la Turquie a réussi préserver la mer Noire d’une domination russe sans partage, elle n’entend pas permettre aux puissances occidentales de s’y implanter ; une éventualité que la Russie n’accepterait pas et dont elle lui ferait payer le prix.
En guise de conclusion…
Dans ce jeu du grand écart, la Turquie prend le risque de mécontenter les deux parties. Si l’Ukraine a de longue date perçu l’avantage qu’elle peut retirer de cette ambivalence, les Occidentaux regarde leur allié oriental avec suspicion, s’exaspérant parfois des connivences qu’elle affiche avec Vladimir Poutine. Il reste que ce dernier à l’inverse s’irrite des prétentions de cette puissance régionale ascendante, qui en dépit de la sympathie qu’elle lui témoigne, lui rappelle ponctuellement qu’elle reste un pays de l’OTAN. À l’automne dernier, la visite de Volodymyr Zelensky à Istanbul, qui avait vu Recep Tayyip Erdoğan souhaiter l’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN, avait poussé loin les limites acceptables par Moscou. Et si les relations sont restées polies depuis, elles n’ont pas été au beau fixe pour autant. En recevant prochainement le président russe en Turquie, Erdoğan adresse en soit un geste important à son voisin russe, voyons s’il osera aller plus loin…