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Sylvie Lemasson, Sciences Po Grenoble, CESICE
Le 23 août 1939 scelle le fameux pacte Molotov-Ribbentrop, du nom des ministres des Affaires étrangères de l’Union soviétique et de l’Allemagne nazie. A cette époque les deux régimes totalitaires décident de respecter une neutralité mutuelle, bénéfique à leurs expansions respectives.
Vu de Moscou, le fait de privilégier une relation pacifique avec le régime hitlérien permet de pointer l’impérialisme occidental comme ennemi principal. En homme fort du Kremlin, Staline compte réaliser ce que n’a pas entrepris Lénine. A savoir, consolider l’ordre communiste à l’extérieur de l’URSS, en commençant d’abord par « l’étranger proche » situé aux marches de l’empire soviétique.
Et vu de Berlin, le fait de s’assurer une connivence avec l’URSS libère le front oriental de toute menace militaire. Mais surtout, Berlin sort de son isolement diplomatique en se consacrant à la révision des dernières frontières imposées par la France, l’Angleterre et les Etats-Unis à l’issue du Traité de Versailles. Pour Hitler, les puissances occidentales portent la responsabilité d’un Diktat inique infligé à l’Allemagne. Gouvernées de surcroit par le « grand capital juif », elles deviennent une cible idéologique de choix pour légitimer la politique réactionnaire du parti national-socialiste.
Un partage de l’Europe en deux sphères d’influence
Aussi la convergence d’intérêts entre Moscou et Berlin se traduit-elle par le partage de l’Europe en deux sphères d’influence. Le protocole secret du pacte accorde toute la partie orientale du continent à l’URSS, en commençant par la Finlande et les pays baltes, alors que toute la partie située à l’Ouest de ce tracé revient à l’Allemagne. Quant au territoire polonais, il sert de ligne de démarcation entre intérêts soviétiques et nazis. De sorte que la Pologne se retrouve de nouveau démembrée après avoir recouvré sa souveraineté en 1918 et repoussé, sans réprimandes occidentales, les frontières fixées au terme du Premier Conflit mondial. La France de Georges Clemenceau ne voyait alors que des avantages à laisser la Pologne renouer avec l’époque mythifiée du Royaume des Jagellon, en s’emparant de Vilnius (Lituanie) et de la Galicie orientale (Ukraine). Plus la Pologne fortifiait son assise géographique, plus elle était en mesure de contenir les velléités allemande et bolchévique.
Lorsqu’Hitler s’empare de toute la Pologne en violant le pacte germano-soviétique, il entend obtenir à l’Est ce qu’il a engrangé à l’Ouest. C’est-à-dire une kyrielle d’entités territoriales. Et pour assouvir ses appétits de grandeurs, il n’a plus besoin de son allié soviétique. Pire pour Moscou, l’opération Barbarossa de juin 1941, qui propulse les troupes allemandes vers les pays baltes et l’Ukraine, est destinée à fondre sur Leningrad, Moscou et Stalingrad. L’URSS n’a d’autres perspectives que de s’unir aux puissances occidentales dans la lutte contre le nazisme.
Pour les pays soumis au mouvement de balancier des troupes soviétiques et allemandes en devenant les « terres de sang » du continent, la mémoire collective s’identifie aux exactions des deux totalitarismes du XXème siècle, le nazisme et le stalinisme. Quand à partir de 1945, l’Europe occidentale se reconstruit en réponse à la Seconde Guerre mondiale dans un esprit de réconciliation avec la France et la République fédérale d’Allemagne comme aiguillon, la partie orientale de l’Europe disparaît sous une chape de plomb. De leur côté, les Etats baltes subissent une nouvelle fois la double peine. Après avoir été annexés à l’URSS en 1944, ils sont victimes de la déportation de milliers de civils et de la verticale du pouvoir moscovite. La nomenklatura communiste redoute plus que tout l’inclination européenne de la Lituanie, de la Lettonie et de l’Estonie.
Si, pour s’affranchir de Moscou, la première césure politique vient bien de la Pologne en juin 1989, ce sont les pays baltes qui assènent le coup de grâce à l’URSS. Le 23 août 1989, une chaine humaine se forme de Vilnius à Riga et de Riga à Tallinn sur près de 700 km avec l’objectif chevillé au corps de signifier la rupture d’avec l’ordre de Yalta. Ce qui devient, à l’été 1989, la « révolution chantante » – ou la « voie balte » – se met donc en marche le jour de la commémoration des heures sombres qui ont mené l’Europe à la guerre. S’en suivra l’indépendance des pays baltes en 1990, puis la déflagration de l’empire soviétique en décembre 1991. Le Bloc de l’Est, quant à lui, implose à l’hiver 1989.
Un retour à la famille européenne
Aussi l’intégration des pays d’Europe centrale et orientale (PECO) à l’UE en 2004 n’est-elle nullement perçue par les anciennes démocraties populaires à l’image d’un processus de rattrapage qui justifierait une multitude de conditions, mais bien comme l’aboutissement normal d’un retour à la famille européenne. Et si, toujours dans l’esprit de ces mêmes pays, cette union a été retardée, c’est en raison de contingences géopolitiques pour lesquelles l’Occident doit reconnaitre sa part de responsabilité.
Depuis leur adhésion, les PECO investissent le champ des politiques publiques mémorielles de l’UE dans l’idée d’imprimer un cours historique propre à leurs héritages. Faute de pouvoir ajouter au tableau des pères fondateurs des années cinquante de nouvelles figures, ils s’activent pour inscrire à l’agenda de Bruxelles des séquences commémoratives en résonance avec les fractures européennes.
C’est ainsi qu’à la journée de l’Europe fêtée en musique le « 9 mai » (référence à la déclaration Schuman de 1950 à l’origine de la Communauté européenne du Charbon et de l’Acier) correspond la journée du souvenir du « 23 août » (signature du pacte Molotov-Ribbentrop). Votée par le Parlement en 2009, cette date commémore les victimes des régimes totalitaires et autoritaires. Sous la houlette de la Pologne, de la Lituanie et de la République tchèque, les débats ont chahuté nombre de pays occidentaux favorables au « 9 novembre » qui selon eux, tout en valorisant la chute du Mur de Berlin comme vecteur de fusion entre l’est et l’ouest du continent, incarnait un lieu de mémoire.
Cependant du côté des PECO, cet épisode, aussi important soit-il, n’est que la conséquence de leurs engagements nationaux, et non l’épicentre d’une politique d’émancipation. En prévalant sur le « 9 novembre 1989 », le choix du « 23 août 1939 » devait contribuer à retisser les liens d’une mémoire plurielle. Il n’est pas sûr aujourd’hui que ce pari soit réussi, ni même que la devise de l’UE « unie dans la diversité » s’applique toujours aux politiques communautaires.
Au moment de la nomination des « P 4 », les quatre postes les plus influents au sein de l’UE (président de la Commission, président du Parlement, président du Conseil européen et Haut représentant pour les questions de politique étrangère), il aurait peut être été judicieux de retenir une personnalité issue des PECO. Autrement dit, d’éviter de tracer, ne serait-ce qu’en pointillé, les pourtours politiques et culturels d’une « Autre Europe », celle de l’Est. Car lorsque l’Europe se souvient différemment de son histoire, elle pense aussi différemment. Et quand elle pense autrement, elle agit de manière éclatée. La commémoration du 80ème anniversaire du pacte germano-soviétique, à travers toute l’Europe ou pas, participe des valeurs communes de l’UE, si discutées entre « progressistes » et « populistes ».