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Amélie Artis, Sciences Po Grenoble, Pacte-CNRS, et Virginie Monvoisin, GEM
Cagnotte pour la reconstruction de Notre-Dame, cagnotte en faveur de l’ex-boxeur de la passerelle Leopold-Sédar-Senghor, ou encore de soutien aux forces de police… La finance altruiste s’invite dans l’actualité depuis le début de cette année. Initiés au cœur des réseaux sociaux, ce mouvement utilise les formes numériques de collecte de dons dans le but de financer un projet ayant une dimension d’intérêt général. Elles ont en commun leur spontanéité – tout le monde a été surpris par la constitution de la cagnotte pour Christophe Dettinger dans le cadre de l’« acte VIII » des « gilets jaunes » dont le versement à son bénéficiaire doit encore être tranché devant les tribunaux – et leur montant parfois spectaculaire : certains pensent que les cagnottes pour Notre-Dame pourraient dépasser le double du coût total des travaux !
Mais plus encore, les cagnottes proposent une forme d’action politique dans l’univers marchand d’Internet. Elles soulèvent des questions quant aux valeurs qu’elles peuvent incarner ; doit-on soutenir telle ou telle cause ? Elles interrogent également l’action de l’autorité publique : l’État ne doit-il pas se charger de collecter les fonds pour le patrimoine ? Le choix du don individuel au détriment du prélèvement, dans lequel certains voient un moyen d’échapper à l’impôt, n’affaiblit-il pas l’État ? Finalement, dans quelle mesure ces actions cristallisent les mutations en cours sur l’articulation entre marché et démocratie ?
Réalités et ambiguïtés
Les plates-formes de crowdfunding, de cagnottes ou de solidarité embarquée (l’arrondi au supérieur lors d’un règlement) connaissent un succès de plus en plus grand, sortant des cercles d’initiés de la première heure. Selon le baromètre du crowdfunding en France 2018 de KPMG, le financement participatif a connu un bond de 39 % en un an et le premier semestre 2018 accusait déjà une hausse de 36 % par rapport au premier semestre 2017. Parmi ces pratiques de financement participatif, les cagnottes en ligne connaissent une hausse de 113 % (passant de 155 millions d’euros en 2017 à 330 millions en 2018).
Si les appels à la solidarité et le financement communautaire ne sont pas nouveau (ce principe a financé la statue de la Liberté en son temps), il prend une tout autre dimension avec le développement des services d’Internet, la démocratisation de ses usages, ou encore les formes actuelles de mobilisation des mouvements sociaux dans lesquelles les réseaux sociaux jouent un rôle primordial.
Or, les ambiguïtés de la finance altruiste en ligne se révèlent régulièrement et sont multiples. Deux d’entre elles nous semblent les plus surprenantes : d’une part, la finance altruiste en ligne s’émancipe des formes habituelles de la réciprocité pour se rapprocher du monde marchand ; d’autre part, la finance altruiste ravive le débat sur l’articulation entre le marché, l’altruisme et la démocratie
Loin des réciprocités habituelles
Alors que la finance participative repose en partie sur une mobilisation du don (20,7 % en France, d’après les chiffres de KPMG), elle semble se différencier des actions traditionnelles de charité. Les acteurs en présence ne sont plus les institutions habituelles de la charité ou de la philanthropie. Ils deviennent des intermédiaires financiers qui construisent leur modèle économique sur la fonction d’intermédiation financière et sociale. La plate-forme prélève bien une commission afin d’avoir une rétribution pour avoir mis en relation donataires et donateurs.
Alors que l’affichage des plates-formes met en avant les aspects alternatifs et déontologiques, le recours à des valeurs sème de la confusion. Et c’est bien ce qu’il vient de se passer dans le cas de la cagnotte Leetchi de l’ancien boxeur… On est bien loin de la mise en exergue des caractéristiques des formes d’altruisme qui sont habituellement concomitantes à la philanthropie.
Faisons appel à Karl Polanyi (1944), auteur de référence pour expliciter les rapports entre économie et société. Ses travaux permettent d’éclairer les ambiguïtés portées par cette finance altruiste.
L’économiste hongrois examine la différence entre l’économie de marché et le don à partir de deux éléments : les relations entre les individus et le statut des institutions. Dans le cas du don, les individus sont complémentaires, appartenant à une communauté politique qui encadre leurs actions. Cette communauté repose sur des institutions encadrant le don (politiques, religieuses, etc.) indépendantes des acteurs de l’économie marché. Le don est alors le ciment de l’interdépendance des individus et le support d’actions de redistribution hors de la sphère marchande.
Ici, l’ambiguïté des plates-formes réside dans leurs rapports avec le monde marchand. D’une part, les plates-formes ne créent pas nécessairement un partenariat entre donateurs et destinataires. Il est d’ailleurs probable qu’ils ne partagent pas les mêmes valeurs : un donateur peut contribuer au lancement d’un start-up pour « soutenir » des jeunes gens, alors que le bénéficiaire entend seulement financer son projet ; un donateur peut contribuer à une cagnotte pour « soutenir les forces de l’ordre », mais la police nationale en tant qu’administration publique est censée être déjà rémunérée par le biais des contribuables. Les « décalages » entre les intentions des protagonistes sont parfois saisissants.
D’autre part, le secteur des plates-formes se caractérise par son atomicité, la diversité et souvent l’indépendance des organismes. Finalement, ils ne forment pas « une institution » installée dans le paysage économique, dans la mesure où ils n’instaurent pas de règles, de conventions ou de croyances qui régiraient les relations entre agents. De plus, les plates-formes appartiennent bien au monde de l’économie de marché car ce sont des entreprises ayant vocation de générer un chiffre d’affaires.
Ce nouveau canal de financement, reposant sur le don, ne relève pas du principe du don ; bref, la finance alternative s’appuie sur ce dernier sans en adopter les principes d’action.
Marché, altruisme et démocratie
Dans l’inconscient collectif, l’Internet se conçoit comme une extension naturelle du marché et du libre jeu de l’offre et la demande. Plusieurs des acteurs dominants sur Internet se positionnement comme des « commissaires-priseurs walrasiens » indispensables à la rencontre entre l’offre et la demande, à la transparence de l’information et à l’établissement du prix d’équilibre.
Cette représentation fondée sur des principes d’égalités, de transparence et d’expression de toutes les sensibilités fait écho aux principes démocratiques incarnées dans nos régimes politiques. Il suffit d’un pas, pour nous laisser penser que l’Internet comme le marché seraient des espaces de démocraties économiques. Or, sans parler d’oxymore, le marché est loin d’être un espace dans lequel tous les agents seraient égaux. Au-delà même de l’existence des positions dominantes, le « jeu de l’offre et la demande » est nécessairement perturbé car certains acteurs ont plus de pouvoir que d’autres. Les agents n’ont pas les mêmes fonctions économiques, ni les mêmes informations. En situation d’incertitude, ils n’ont pas les mêmes comportements, ni les mêmes sources d’inspiration de ces comportements – sources que l’on peut nommer convention ou institution.
De plus, le recours aux formes alternatives de financement semble être une réponse intéressante pour retrouver un pouvoir citoyen et démocratique face à un système financier confisqué par une élite. Vu de l’extérieur, le système financier traditionnel se structure autour d’une hiérarchie forte (Banque centrale, réglementations diverses, etc.) et des poids lourds de la finance (Société Générale, Natixis, Parisbas, etc.) qui ont été pour certains discrédités depuis la crise financière de 2008. En effet, le secteur bancaire connaît à la fois une concentration forte autour de grandes banques et une montée de la défiance vis-à-vis de ces dernières. Le recours aux formes alternatives de financement semble être une réponse intéressante dans la mesure où elles évitent de faire appel à des acteurs ayant un fort pouvoir économique, qui semblent confisqués la parole des épargnants et elles permettraient finalement d’être plus en phase avec ses propres valeurs.
Pourtant, rien n’est moins sûr. Internet est devenu sans doute le lieu de tous les monopoles et oligopoles. Les exemples sont nombreux. Le mécanisme de l’activité en réseau favorise la prise de position dominante et les gouvernements n’ont toujours pas résolu cette question ; ils restent démunis face à Google ou Amazon, entreprises qui ont au plus 20 ans d’existence. Gageons qu’il en sera de même pour la finance alternative. D’ailleurs, on voit déjà certains acteurs sortir du lot comme Kickstarter, Babyloan ou… Facebook !
Ainsi, le marché ou l’Internet ne permettent pas d’avoir une expression démocratique de nature économique. Alors que certains pensaient que l’usage des plates-formes de financement ouvrirait des perspectives égalitaires et expressives, l’exemple des cagnottes nous montre qu’au contraire, le marché et la finance sont des lieux de grande violence symbolique et des lieux de lutte politique. En effet, il ne faut oublier que la philanthropie est concomitante à l’émergence de la démocratie et qu’elle est aussi un lieu d’expression de la contestation politique. Aujourd’hui comme dans l’Antiquité, la philanthropie est autant un mode de financement d’activités d’intérêt général qu’une modalité de l’action politique.
Cette analyse a été initialement publiée sur le site The Conversation le 18 juin 2019.