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Laurie Beaudonnet, Université de Montréal, CERIUM ; Céline Belot, CNRS Pacte, Sciences Po Grenoble ; Hélène Caune, Sciences Po Grenoble, Pacte ; Anne-Marie Houde, Université de Montréal ; Morgan Le Corre Juratic, European University Institute ; Damien Pennetreau, Université Catholique de Louvain, ISPOLE.
Du jeudi 23 mai au dimanche 26 mai, les 432 millions de citoyennes et citoyens européens en âge de voter ont été appelés à élire le Parlement européen. Depuis la première élection du Parlement européen au suffrage universel direct, les élections européennes sont reconnues comme des « élections nationales de second ordre ». Autrement dit, ces élections sont le plus souvent considérées par les partis et les électeurs eux-mêmes comme des élections de moindre importance que celles qui se jouent au niveau national, en particulier les élections législatives.
Les élections du mois de mai 2019 n’ont pas dérogé à la règle et le taux de participation est resté en deçà de celui des élections nationales de premier ordre, sauf dans les pays comme la Belgique où le vote est obligatoire et où on votait le même jour pour d’autres scrutins nationaux. Les élections européennes de 2019 ont néanmoins été marquées par une remontée importante du taux de participation. De 42,6 % aux élections européennes de mai 2014, il a atteint 51 % lors de celles de 2019. C’est notamment le cas dans beaucoup de pays d’Europe continentale, notamment en France, avec une hausse comparable à celle de la moyenne européenne. Le taux de participation a néanmoins baissé dans certains pays d’Europe du Sud, comme la Grèce, Chypre, ou le Portugal.
Selon le modèle des élections de second ordre, les élections européennes constituent un moyen pour les partis l’état des forces en présence. Pour les électeurs, elles permettent un vote d’expression puisque sans conséquence visible sur le choix du gouvernement ; ce qui favorise les petits partis et plus généralement les partis dans l’opposition. Ce vote est d’autant plus expressif qu’il se tient à la proportionnelle, non pas uniquement dans les pays où le vote à la proportionnelle est la règle quel que soit le type de scrutin (en Belgique ou au Portugal, par exemple), mais également dans les pays où, comme en France ou au Royaume-Uni, le scrutin à la proportionnelle est rare voire inexistant en dehors des élections européennes. C’est donc souvent l’occasion de voter ‘avec son cœur’ ou ‘avec ses pieds’.
Les résultats enregistrés au Royaume-Uni (où le camp eurosceptique regroupé dans le Brexit Party a enregistré 32 % des voix aux élections européennes de 2019, entrainant par là-même l’effondrement du parti conservateur et, dans une moindre mesure, du Labour), ou en France (où le Rassemblement National, après avoir fait son premier score important lors des élections européennes de 2014, réitère ce succès avec 23 % des voix aux élections de 2019), tendent à illustrer qu’une reconfiguration de certains systèmes partisans pourrait bien être en cours.
Longtemps caractérisés par des systèmes à deux partis, le Royaume-Uni et la France, connaissent une évolution de leur système partisan. En France, la compétition semble désormais se polariser autour du mouvement-parti LREM et du RN, alors que les partis de gouvernement connaissent un effondrement, LR et le PS ne rassemblent à eux deux que 15% des voix. Au Royaume-Un,i le système semble se fragmenter avec des partis moins forts et plus nombreux [1].
Ce ne sont pas uniquement les partis d’extrême droite qui ont profité des scrutins européens. Les Verts en France ont par exemple fait leur plus gros score lors des européennes de 2009 (16,3 %). Celles de 2019 leur ont permis de renouer avec un niveau électoral qu’il n’avait plus connu depuis, engrangeant 13,5 % dans voix, dans le cadre d’une dispersion des listes à gauche. Les écologistes francophones et flamands réunis occupent trois des 21 sièges attribués à la Belgique. Au Portugal, le parti animaliste PAN obtient son premier siège au Parlement européen avec 5,08 % des voix, après avoir fait son entrée à l’Assemblée de la République lors des dernières élections législatives de 2015.
Comment comprendre ces résultats ? Les Européens et Européennes ont-ils suivi la campagne ? Leur a-t-elle permis de se saisir d’enjeux européens ou plutôt de se positionner sur des enjeux nationaux ? L’abstention est-elle un signe du peu d’intérêt des citoyens pour les questions européennes ou plutôt de l’incapacité de la campagne électorale à faire sens pour les citoyens ?
Dans le cadre d’une enquête menée entre le 4 mars et le 22 mai 2019 par les membres du réseau de recherche RESTEP [2], pilotée par Laurie Beaudonnet de l’Université de Montréal, nous avons rencontré différents groupes de citoyens et citoyennes en France, en Belgique et au Portugal. Sans prétendre à la représentativité, les discussions au sein de ces groupes aux profils divers (étudiant.es, jeunes sans diplômes, jeunes diplômés en recherche d’emploi, employée.es des secteurs publics et privés, seniors) offrent cependant un éclairage singulier. Elles permettent de saisir les ressorts du sentiment de compétence ou d’incompétence face à la politique, les façons de raisonner, bref de comprendre ce qui fait ou ne fait pas sens pour les citoyens quand ils parlent de l’intégration européenne et ce qui compte pour eux au moment d’aller voter… ou non.
Des citoyens conscients de la campagne mais ne se sentant pas compétents
Interrogés sur la campagne européenne, l’ensemble des participants, à l’exception des séniors, expriment une certaine passivité par rapport à l’actualité européenne ainsi qu’un sentiment d’incompétence fort, c’est-à-dire la sensation de ne pas être en mesure de se prononcer sur les enjeux électoraux par manque d’information, de temps ou d’intérêt. En Belgique, cela peut s’expliquer par la surprenante quiétude de la campagne, non pas seulement européenne, mais plus générale puisque les électeurs belges été appelés à voter le même jour à la fois pour leurs députés au niveau fédéral et pour leurs conseillers régionaux[3].
En France, un certain nombre d’électeurs, notamment parmi les moins de 35 ans, expliquent leur manque d’intérêt par leur manque de confiance en leurs propres compétences pour évaluer les différentes alternatives politiques au niveau européen. D’autres l’expliquent par les caractéristiques mêmes de la campagne jugée excessivement polarisante et réductrice. Comme l’affirme l’une des participantes : “si on suit les infos, on a l’impression qu’il y a seulement deux partis en France”. Les résultats des élections confirment la polarisation de la campagne et de la vie politique française autour du duel RN/LREM nous avons évoqué plus haut.
Cette distance vis-à-vis de la campagne et des élections européennes n’entraine pas pour autant une méfiance vis-à-vis du projet européen. Sur l’ensemble des groupes, seuls deux participants se sont déclarés favorables à une sortie de l’UE [4]. Cela étant, alors même que l’environnement et le climat ont toujours été mentionnés parmi les problèmes les plus importants actuellement, le rôle de l’Union comme moteur dans la lutte écologique a rarement été mentionné.
Une campagne loin des vraies affaires… européennes
Lorsqu’on demande aux citoyens de quels enjeux la campagne devrait parler, ils placent l’urgence climatique en premier, qu’il s’agisse de la question environnementale ou de ses répercussions sur les mouvements de population. Face au rejet des institutions traditionnelles de la démocratie représentative, les citoyens évoquent à de nombreuses reprises leur capacité d’agir en tant que consommateur, notamment dans le domaine de l’écologie et une responsabilité d’agir au niveau local pour créer du lien et améliorer le vivre-ensemble.
De manière surprenante, la crise semble loin et les questions de chômage, de la monnaie unique ou de la dette sont peu évoquées. A cet égard, il est notable que le groupe de jeunes belges sans emploi n’aient mentionné ni l’emploi ni le chômage dans les problèmes les plus important auxquels la société est confrontée. En revanche les inégalités, à différentes échelles, reviennent dans toutes les discussions. Beaucoup déplorent par ailleurs que les enjeux proprement européens, tels que la politique fiscale et la politique de défense (au Portugal), le modèle économique de l’Europe (en France et en Belgique), le fonctionnement des institutions européennes ne soient pas traités dans la campagne.
Au final, un constat alarmant pour la démocratie tant nationale qu’européenne
Il ressort de ces instantanés plusieurs choses. D’une part, la polarisation croissante de l’offre politique, associée dans certains cas à une fragmentation partisane, mais aussi la difficulté d’acquérir de l’information ainsi que l’orientation exclusivement nationale des partis expliquent le manque d’intérêt des citoyens et accentuent leur sentiment d’incompétence politique. D’autre part, médias et partis, jugés également biaisés et manipulateurs, sont renvoyés dos à dos. Certains citoyens sont conscients de cette défiance. Dans plusieurs groupes belges, après avoir été confrontés à des positions de partis et les avoir critiquées, des citoyens ont également admis qu’il était injuste de leur part de critiquer le manque d’ambition, le caractère utopique de certaines propositions ou encore la tendance à conflictualiser le débat des partis ou les hommes et femmes politiques
Tant que les
partis ne se saisiront pas des questions européennes, il est inutile d’attendre
des citoyennes et citoyens européens qu’ils et elles se mobilisent et se
sentent réellement investis pour ce scrutin. E pourtant, la plus forte
mobilisation, notamment des plus jeunes, lors des scrutins de mai 2019, laisse
à entendre que face à une campagne centrée sur les enjeux européens, nombre de
citoyens seraient prêts à s’en saisir !
[1] Bien entendu, dans le cas Britannique, des élections nationales sont nécessaires afin de déterminer si cet effet était lié aux élections européennes elles-mêmes ou s’il s’agit effectivement d’une tendance plus profonde.
[2] Ce projet est financé par le RESTEP ainsi que par le Fonds de Recherche Société et Culture du Québec. Les responsables locales pour chaque pays sont Céline Belot (CNRS-Pacte) pour la France, Virginie Van Ingelgom (FNRS – UC Louvain) pour la Belgique, et Marina Costa Lobo (Institut des Sciences Sociales – Université de Lisbonne) pour le Portugal.
[3] La campagne belge a néanmoins été caractérisée par une atmosphère inhabituelle, de nombreux partis ayant été touchés par des « affaires » entachant lourdement leur crédibilité au moins à court-terme. Par ailleurs, la durabilité des mouvements favorables à des politiques environnementales et climatiques plus ambitieuses a favorisé l’essor, dans les sondages, des forces écologistes, contribuant à inciter les grands partis à temporiser.
[4] Il est important de souligner que les focus groupes se sont tenus en Wallonie avec des participants exclusivement francophones. Comme le souligne la percée de l’extrême-droite flamande aux élections, le résultat aurait pu être différent si des néerlandophones avaient pris part aux discussions.