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Simon Persico, Professeur de science politique à Sciences Po Grenoble et au laboratoire Pacte
Sabine Saurugger, Professeur de science politique à Sciences Po Grenoble et au laboratoire Pacte
Alors que l’Europe est confrontée à une conjonction de crises inédites, et que les partis hostiles l’intégration européenne vont vers un succès historique aux élections européennes, l’Union européenne (UE) mérite-t-elle d’être sauvée ? Et si oui, comment ? C’est pour répondre à ces questions que nous avons écrit, avec vingt-quatre collègues spécialistes des questions européennes, un livre au titre volontairement provocateur : Sauver l’Europe ? Citoyens, élections et Gouvernance européenne par gros temps (Dalloz 2019). Dans cet ouvrage, nous dressons le diagnostic de la situation dans de multiples domaines – des institutions aux politiques économiques, en passant par l’abstention ou le rôle de l’UE sur la scène internationale. Après tout, les très nombreux articles et ouvrages scientifiques sur ces sujets permettent de se faire une idée assez précise de l’ampleur du mal – il est profond.
Une fois opéré ce constat, nous tentons de formuler et de débattre de propositions concrètes pour renforcer ou au contraire différencier d’avantage l’intégration européenne, améliorer son fonctionnement démocratique ainsi que celui des politiques publiques mises en œuvre. Pourquoi ? Parce que, en dépit des désaccords qui peuvent exister entre nous sur telle ou telle dimension des politiques européennes, nous sommes convaincus que la désintégration de l’espace européen poserait beaucoup plus de problèmes qu’elle n’en résoudrait.
L’Union européenne dans la tempête
L’UE se trouve face à une polycrise, pour reprendre les mots mêmes du Président de la Commission européenne, Jean-Claude Juncker, qu’on peut pourtant difficilement accuser d’alarmisme excessif. Si elle a survécu à la crise économique et financière sans se désintégrer, réformé entretemps la directive des travailleurs détachés et mise en place une politique environnementale parmi les plus ambitieuses au monde, elle est en effet perçue comme profondément affectée dans son fonctionnement institutionnel, économique et social. Sur le front économique, elle ne semble pas encore remise des conséquences de la Grande Récession démarrée en 2007 et la reprise a bénéficié à certains pays beaucoup plus qu’à d’autres. Sur le front des inégalités, même si la situation est moins grave qu’en Amérique du Nord, en Russie ou en Chine, l’écart entre les 1 % les plus riches et les 10 % les plus pauvres s’est accru considérablement au cours des vingt dernières années. Sur le front des droits de l’homme, qui constituent pourtant l’un de ses socles, les institutions européennes assistent sans systématiquement avoir les outils pour réagir efficacement à des atteintes aux libertés les plus fondamentales par certains États-membres, comme la Hongrie de Viktor Orbán. Sur le front de la crise climatique, l’UE, jadis au premier plan, paraît désormais en difficultés pour fournir les résultats auxquels elle s’est engagée. Au point qu’aujourd’hui aucun des 28 Etats-membres ne respecte les engagements pris lors de l’accord de Paris. Sur le front de la crise humanitaire et migratoire, les États n’arrivent pas à s’entendre sur une politique d’accueil en conformité avec le droit humanitaire, ce qui mène à une situation dans laquelle certains pays seulement font – plus ou moins bien – l’effort d’accueillir ces personnes en situation d’extrême précarité.
Par ailleurs, si tous les gouvernements des Etats membres se sont exprimés, à la suite d’un vote à l’unanimité, pour un durcissement des règles d’équilibre budgétaire auxquelles ils sont soumis, leurs difficultés économiques et financières rendent aujourd’hui difficile et parfois impossible la mise en œuvre de celles-ci. Par exemple, les concessions d’Emmanuel Macron au mouvement des Gilets jaunes, qui alourdissent de fait le déficit budgétaire de la France, affaiblissent la position européenne du Président français alors même que ce dernier se voulait le héraut d’une Europe plus intégrée. L’UE constitue ainsi un bouc émissaire commode pour des dirigeants nationaux qui lui font porter la responsabilité de leur échec, alors même que ce sont eux qui façonnent grandement les politiques européennes.
À ceci s’ajoute la contestation. Depuis le milieu des années 1990, les citoyens accusent l’Union européenne, tantôt d’être trop libérale – c’est la critique que lui fait une grande partie de la gauche française –, tantôt de défendre des politiques quasi-socialistes – c’est le reproche central de la droite britannique. Le Brexit est l’expression la plus visible de cette défiance, mais elle n’est pas la seule. On pense au haut niveau d’abstention — moins d’un européen sur deux se déplace pour élire ses représentants au Parlement européen, et ce, depuis 1999. On pense aussi au succès des partis hostiles à l’intégration européenne qui pourraient avoir, en juin 2019, un nombre historiquement élevé de représentants à Strasbourg. Ce désintérêt teinté d’hostilité trouve aussi sa source dans la complexité du cadre européen. Un citoyen qui s’intéresserait aux affaires européennes aurait du mal à trouver le cœur de la décision.
Faut-il sauver l’Europe ?
Face à un tel diagnostic, nombreuses sont les voix à prôner une forme de désintégration de l’Union européenne. Sortie de l’euro, Frexit, plan B… Bien que plombés par le fiasco que constitue le Brexit, qui a mené des partis politiques tels que le RN ou le Mouvement 5 étoiles à abandonner l’idée de sortir de l’Union européenne, les appels à quitter l’UE ou à démanteler tout ou partie des politiques communes restent nombreux. Jadis confinés aux formations proprement europhobes, ces discours recueillent aujourd’hui un plus large écho, à gauche comme à droite de l’échiquier politique. Face à cela, le discours pro-européen défendant aveuglément les politiques européennes est désormais inopérant. En cette période plus que mouvementée pour l’Union européenne, notre ouvrage vise à éviter ces deux écueils : celui du démantèlement de l’espace supranational européen et celui du business as usual.
Nous sommes en effet convaincus que la désintégration de l’espace européen serait une erreur historique. Les défis auxquels nos sociétés doivent faire face sont de nature profondément supranationale. Réchauffement climatique, crise humanitaire et migratoire, inégalités de revenus et de richesses, dumping fiscal… Comment les États-nations pourraient-ils affronter, seuls, des problèmes dont la résolution implique au contraire un niveau très élevé de coordination supranationale ?
La construction des États-nation eux-mêmes, au cours des xixe et xxe siècles, répondait à ce besoin de coordination. Et elle ne s’est pas faite en un jour. Pour ne prendre qu’un exemple, il a fallu attendre 1968 pour que s’achève l’unification de l’État providence français – un État pourtant réputé très centralisé. Dans les années 1950 encore, la législation sociale (salaire minimum, conventions collectives) restait largement départementale et le dumping social faisait rage… entre la Haute-Loire et le Puy-de-Dôme. C’est bien à travers l’application stricte d’une harmonisation nationale des politiques sociales que le mouvement syndical français a pu garantir des droits à l’ensemble des citoyens.
Il paraît donc contreproductif de prôner une forme de repli national, et ce d’autant plus que l’Union européenne ne mérite pas, ou en tout cas pas plus que les États-membres qui la composent, les procès qui lui sont faits. On accuse parfois l’UE de maux qui touchent tout autant, si ce n’est plus encore, les systèmes politiques nationaux. Prenons le cas de la France : peut-on vraiment dire que les groupes d’intérêt industriels n’influencent pas le choix de privilégier le développement économique au détriment de l’environnement ? L’Assemblée nationale joue-t-elle un rôle central dans la fabrique des politiques publiques ? Les citoyens se considèrent-ils efficacement et justement représentés dans les institutions de la Cinquième République ? La réponse à ces questions est évidemment non. Si la critique des failles démocratiques des institutions européennes est tout à fait légitime, et le lecteur trouvera dans notre ouvrage de nombreux éléments à charge, il faut également la porter à l’égard des institutions nationales. Chacune des démocraties européennes est confrontée, individuellement, aux mêmes défis, à la même polycrise, que l’Union européenne.
C’est précisément pour cette raison – l’urgence à coordonner une action simultanée et efficace de 28 ou 27 États-nations – que l’Union européenne doit être sauvée. Peut-on vraiment accepter le délitement d’un espace politique de concertation et de décision supranationale alors même que c’est justement d’une telle concertation et de tels mécanismes de décision dont nous avons besoin, si l’on en croit les économistes, climatologues et autres spécialistes en migration ?
La construction d’un espace supranational est un processus difficile et lent, mais il faut le dire simplement : l’Union européenne est la forme d’organisation supranationale dans laquelle l’intégration est de loin la plus poussée ; celle dans laquelle les mécanismes de décision collective ont été les plus largement développés et démocratisés ; et celle où les transferts de compétences, du national au supranational, ont concerné les domaines les plus variés. Ce constat doit obliger les responsables politiques et les citoyens à ne pas briser les outils qui permettent – même de façon imparfaite et souvent insatisfaisante – une coordination efficace. L’ambition de cet ouvrage est justement de montrer qu’il est encore possible de sauver l’existant.
Comment sauver l’Europe ?
Evidemment, aucune formule magique ne résoudra la situation en un claquement de doigts. Pourtant, les travaux de recherche en science politique, en droit ou en économie, tout en en montrant la complexité et la multidimensionalité des enjeux, offrent plusieurs pistes de sortie de crise. Ainsi chaque contributrice et contributeur de ce livre, spécialistes de la question étudiée dans son chapitre, a tenté de formuler des propositions concrètes dont on trouve la liste à la fin du livre.
Parmi les nombreuses idées qui y sont formulées, toutes ne sont évidemment pas nouvelles. On trouve, en matière institutionnelle, des propositions assez proches dans plusieurs ouvrages récents. On pense au Traité de démocratisation pour l’Europe proposé par les chercheurs rassemblés autour de Stéphanie Hennette et Thomas Piketty dont les propositions sont amplement discutées dans l’ouvrage.
La singularité de nos propositions réside dans le fait qu’elles portent sur des dimensions plus larges que les seuls éléments institutionnels ou économiques, pour intégrer les logiques de politisation en cours dans les systèmes politiques nationaux et européens, qui sont partie intégrante du problème. De ce point de vue, ce n’est pas uniquement de réformes institutionnelles dont l’Europe a besoin – elles sont évidemment nécessaires – mais surtout d’un changement durable dans la manière dont les responsables politiques – bien aidés en cela par les journalistes – parlent des questions européennes et politisent les enjeux qui y sont associés.
Ainsi au lieu de multiplier les institutions dans une Union européenne qui se différencie de plus en plus, il s’agirait de rendre le processus décisionnel de l’Union européenne plus compréhensible. C’est une des conditions à ce que la vie politique et le débat public dans les États-membres s’européanisent. Cela implique d’accepter la conflictualité des questions européennes – plus de visibilité implique nécessairement plus de conflit. Mais il s’agit d’éviter dans un même temps l’opposition binaire entre pro- et anti-intégration. Comme s’il n’y avait que d’un côté, des élites politiques favorables à l’intégration – représentant le « système » –et d’autres élites politiques hostiles à l’UE – qualifiées de « populistes ».
L’opposition à l’Europe est ainsi d’autant plus forte que les partis traditionnels semblent incapables de protéger les peuples face aux aléas des marchés. C’est bien la déception à l’égard des promesses de l’État-providence qui fait douter les citoyens des bienfaits de la mondialisation et de l’intégration européenne. Il est donc urgent que l’UE (ou au moins certains Etats en son sein) accepte de mener des politiques économiques et sociales en commun. Enfin, l’affirmation de l’Union en tant qu’acteur international passe par la mise en commun de capacités opérationnelles et une prise de décision véritablement commune. Ceci exigerait toutefois un abandon réel de l’une des dernières bastions de la souveraineté nationale – la politique étrangère – et la possibilité que les Etats membre neutres et ceux possédant l’arme nucléaire acceptent de faire des compromis dans ce domaine.
Ces propositions issues de Sauver l’Europe ? ont pour objet d’illustrer la multiplicité des améliorations envisageables. Elles ne constituent pas un manifeste politique ou idéologique. Leur caractère parfois contradictoire, iconoclaste ou radical n’a d’autre objectif que de relancer le débat, de donner des arguments à toutes celles et tous ceux qui, sur la base de connaissances et de faits, souhaitent débattre de l’avenir de cette Europe que nous considérons nécessaire de sauver. Avec un seul objectif : permettre à chacune et chacun de mieux saisir les enjeux démocratiques de la construction européenne et décider en connaissance de cause lors du scrutin.
Table des matières de l’ouvrage
Introduction : Sauver l’Europe ? – Simon Persico et Sabine Saurugger
Clarifier et démocratiser les institutions
Chapitre 1. Qui gouverne l’Union européenne ? – Sabine Saurugger et Fabien Terpan
Chapitre 2. D’élections en référendums, pourquoi le « déficit démocratique » de l’Union européenne persiste-t-il ? – Céline Belot et Florent Gougou
Chapitre 3. L’intégration différenciée, un remède réaliste aux crises de l’UE ? – Fabien Escalona
Chapitre 4. Le Brexit est-il un prélude à la dislocation de l’Union européenne ou une preuve de sa nécessité ? – Christophe Bouillaud
Gagner l’intérêt des citoyens
Chapitre 5. Valeurs de l’Union européenne, valeurs des Européens ? – Frédéric Gonthier
Chapitre 6. Euroscepticisme, ambivalence, indifférence ? L’Europe est-elle condamnée à être illisible aux yeux des citoyens ? – Morgan Le Corre Juratic, Cal Le Gall et Virginie Van Ingelgom
Chapitre 7. L’abstention aux élections européennes est-elle irrémédiable ? – Raul Magni-Berton
Intégrer le conflit politique
Chapitre 8. Les grands partis de gouvernement peuvent-ils perdre les élections européennes ? – Christophe Bouillaud et Simon Persico
Chapitre 9. Une autre Europe : À quoi servent les élections européennes pour les partis critiques du projet européen ? – Chloé Alexandre et Tristan Guerra
Chapitre 10. Quelles sont les conséquences de la montée des oppositions à l’Union européenne sur les systèmes politiques nationaux ? – Emiliano Grossman, Isabelle Guinaudeau et Simon Persico
Sortir des crises
Chapitre 11. Le choix de l’austérité pour faire face à la crise. Que reste-t-il aux États comme marge de manœuvre économique et sociale ? – Hélène Caune et Clément Fontan
Chapitre 12. La politique monétaire de la zone euro est-elle efficace ? Une analyse économique des dispositifs utilisés dans un environnement changeant depuis 1999 – Louis Job
Chapitre 13. Pourquoi l’UE semble incapable de faire face à la « crise des migrants » ? – Clara Egger et Simon Varaine
Chapitre 14. L’Union européenne écoute-t-elle trop les lobbies ? Le cas des politiques environnementales – Chloé Bérut et Eva Deront
Renforcer l’action internationale
Chapitre 15. Quelle place pour l’Union européenne dans les relations internationales ? Le défi de la puissance internationale – Delphine Deschaux et Fabien Terpan
Chapitre 16. L’Europe n’attire-t-elle vraiment plus ? L’UE vue par ses voisins – Max-Valentin Robert
Conclusion et liste des propositions – Simon Persico et Sabine Saurugger