Florent Gougou, maître de conférences de science politique à Sciences Po Grenoble et au laboratoire Pacte, @FlorentGougou, Anouck Perrette, Etudiante en Master Sciences de Gouvernement Comparées, et Simon Persico, Professeur de science politique à Sciences Po Grenoble et au laboratoire Pacte, @SimPersico
Les rapports du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) rappellent très régulièrement qu’un consensus scientifique existe aujourd’hui autour de l’observation de changements climatiques globaux depuis l’entrée dans l’Anthropocène. Érigé comme « problème public » (Gusfield, 1989) depuis la fin des années 1990 (Comby, 2015), le climat occupe une place croissante dans le débat politique et médiatique. Au sens large, le thème de l’environnement s’est imposé dans l’ensemble des agendas de recherche, que ce soit en sciences naturelles ou en sciences humaines et sociales.
Pour les sciences sociales, la question de la diffusion des valeurs environnementales est une problématique cruciale. Longtemps adossée aux travaux portant sur la révolution culturelle des années 1960 (Inglehart, 1977), elle se déploie aujourd’hui dans un très grand nombre de directions. Elle conduit ainsi à interroger la manière dont les citoyens s’approprient les résultats de la science (Boy et Brugidou, 2004), à mesurer les effets du contexte politique sur les opinions des citoyens en matière d’environnement (Brouard et al., 2013) ou encore à évaluer la manière dont la position sociale des citoyens pèse sur ces opinions (Bozonnet, 2001 ; Gougou et Persico, 2019).
En 2000 et en 2010, l’ISSP avait déjà inclus un module Environnement. La vague 2020, administrée en France entre avril et juin 2021 du fait du Covid-19, a repris et complété ce module. Elle permet de renouveler la compréhension des opinions des Français sur l’environnement, autour de quatre grands résultats : (1) la préoccupation pour l’environnement a fortement progressé et a été recadrée en préoccupation sur le réchauffement climatique ; (2) l’adoption d’un mode de vie plus protecteur de l’environnement par des efforts individuels divise les Français et se heurte à la contrainte économique ; (3) la coercition est la voie privilégiée pour changer les choses au niveau systémique, alors que l’information et la sensibilisation sont privilégiés au niveau individuel ; (4) les oppositions de valeurs et de comportements en matière d’environnement épousent de plus en plus fortement l’opposition entre le positionnement à gauche et le positionnement à droite sur l’échiquier politique.
La préoccupation pour l’environnement : progression et recadrage
Deux indicateurs attestent de la montée de la préoccupation pour l’environnement. À la question du sujet le plus important pour la France aujourd’hui, 26 % des personnes interrogées en 2021 indiquent, soit en premier soit en second, l’environnement : c’est 10 points de plus qu’en 2010. Parallèlement, à la question « Diriez-vous que vous êtes préoccupé par l’environnement ? », 73 % des personnes interrogées en 2021 se placent sur les modalités 4 et 5 d’une échelle qui va de 1 à 5, où 5 signifie très préoccupé : c’est là 12 points de plus qu’en 2010 (figure 1).
Deux indicateurs attestent de la montée de la préoccupation pour l’environnement. À la question du sujet le plus important pour la France aujourd’hui, 26 % des personnes interrogées en 2021 indiquent, soit en premier soit en second, l’environnement : c’est 10 points de plus qu’en 2010. Parallèlement, à la question « Diriez-vous que vous êtes préoccupé par l’environnement ? », 73 % des personnes interrogées en 2021 se placent sur les modalités 4 et 5 d’une échelle qui va de 1 à 5, où 5 signifie très préoccupé : c’est là 12 points de plus qu’en 2010 (figure 1).
Derrière cette progression sensible de la saillance du thème de l’environnement se cache une mutation majeure dans la nature des préoccupations aux yeux des Français. Entre 2010 et 2021, le changement climatique s’est imposé au sommet des préoccupations : il est désormais le problème environnemental le plus important pour 27 % des personnes interrogées, en progression de 19 points par rapport à 2010 (figure 2). La dynamique est considérable et témoigne d’une prise de conscience massive dans l’opinion publique. Le changement climatique détrône les produits chimiques et les pesticides, qui demeurent toutefois le problème le plus important pour près d’un quart des personnes interrogées.
Les changements individuels : une acceptabilité sous contrainte économique
Depuis les accords de Paris, les objectifs d’atténuation du changement climatique font partie intégrante de la vie quotidienne des Françaises et des Français, avec des objectifs à l’horizon 2030 puis à l’horizon 2050. Certains éco-gestes sont désormais entrés dans les pratiques : aujourd’hui, 87 % des personnes interrogées indiquent « toujours faire l’effort particulier de trier leurs déchets à des fins de recyclage » (verre, boites en aluminium, plastique, journaux) contre 76 % en 2010 et 53 % en 2000. Parallèlement, 16 % des personnes interrogées affirment « toujours éviter d’acheter certains produits pour protéger l’environnement », tandis que 47 % le font « souvent » et 30 % « parfois ». Enfin, seules 13 % des personnes interrogées disent avoir pris l’avion au cours des 12 derniers mois, et 3 % avoir fait plus de deux voyages. Si les biais de désirabilité et de conformisme social ne sont pas à exclure et peuvent conduire à une sur-déclaration des comportements éco-responsables, les réponses n’en témoignent pas moins d’un changement de représentations.
Ces évolutions se heurtent cependant à la contrainte économique. En 2021, 39 % des personnes interrogées se disent « tout à fait » (5 %) ou « plutôt » (34 %) prêtes à accepter une réduction de leur niveau de vie pour protéger l’environnement (figure 3). Cette proportion était de 32 % en 2000 et avait stagné en 2010 à 31 %, alors que les effets de la crise économique et financière de 2008 étaient encore vivaces. Dans la même veine, l’enquête de 2010 avait enregistré une progression significative des personnes « pas prêtes » et « vraiment pas prêtes » à « payer des prix beaucoup plus élevés pour protéger l’environnement ».
L’acceptabilité des changements au niveau individuel divise aussi les Françaises et les Français quand il est question de réduire les comportements de consommation : la moitié des personnes interrogées est d’accord avec l’idée selon laquelle « il serait acceptable d’instaurer une politique de limitation des achats des individus pour éviter la surconsommation », l’autre moitié n’étant pas d’accord.
Au-delà, l’échantillon est divisé quant à l’efficacité et à la justice des changements de comportements individuels : une courte majorité des personnes interrogées (52%) expriment leur désaccord avec l’idée que « Cela ne sert à rien de faire ce que je peux pour l’environnement si les autres ne font pas de même ». Cette proportion, stable par rapport à 2000, indique une certaine intériorisation de la responsabilité individuelle en matière de comportement éco-responsable, d’autant que 60 % des personnes interrogées se considèrent capables d’agir en faveur de l’environnement par ailleurs.
Les modalités du changement : la voie de la coercition au niveau systémique
Cette capacité à changer les choses ne passe pas par les mêmes moyens selon que l’effort demandé se situe au niveau des individus ou au niveau du système économique. Quand il est question « d’inciter les gens et leurs familles à protéger l’environnement », la réponse la plus fréquente est l’information et l’éducation (49 %), une proposition stable par rapport à 2010 (figure 4A). Quand il est question « d’inciter les entreprises à protéger l’environnement », la réponse la plus fréquente est la sanction et les amendes lourdes (39 %), en progression de près de 10 points sur 2010 (figure 4B). Plus souvent choisie par les hommes que par les femmes, la voie de la coercition progresse également au niveau individuel, mais elle n’est privilégiée que par moins de 19 % des personnes interrogées.
Pour autant, il ne semble pas question pour les personnes interrogées de remettre en cause les fondements du système économique actuel. Moins de 10 % de l’échantillon se déclare tout à fait d’accord avec l’idée selon laquelle « pour résoudre la crise climatique, il faut quitter le système capitaliste », tandis que 53 % ne sont pas du tout d’accord avec cette idée. De la même manière, 54 % ne sont pas d’accord avec l’idée selon laquelle « pour résoudre la crise environnementale, il est nécessaire d’abandonner l’objectif de croissance économique ». Au final, bien que l’opinion selon laquelle « la croissance économique nuit toujours à l’environnement » progresse dans le temps (25 % en 2000, 30 % en 2010, 37 % en 2021), une croissance verte semble possible pour la majorité de l’échantillon.
La protection de l’environnement, une valeur de gauche
Quelle que soit la dimension d’analyse retenue (préoccupation pour l’environnement, acceptabilité des changements au niveau individuel, remise en cause des fondements du système économique actuel afin de protéger l’environnement), les positions en matière d’environnement sont fortement alignées sur l’opposition gauche-droite.
À titre d’illustration, plus de 45 % des personnes interrogées qui se situent à gauche (positions 1 à 4 sur l’échelle gauche-droite) se disent prêtes à accepter une réduction de leur niveau de vie afin de protéger l’environnement, contre 24 % des personnes ni à gauche ni à droite (position 5) et 29 % des personnes qui se situent à droite (positions 6 à 10) (figure 5).
L’alignement des valeurs et des préférences écologiques avec l’axe gauche droite peut être analysée comme une conséquence de la hausse de la saillance de l’environnement dans l’esprit des citoyens interrogés, telle que décrite plus haut. A mesure qu’un conflit (ou, a minima, un ensemble d’enjeux) se déploie dans le débat public et suscite l’attention des citoyens, il est intégré par les institutions et les partis politiques, tout en contribuant en retour à redéfinir les contours et le contenu du système politique. Ces dynamiques indiquent une évolution significative de la structure des opinions et des pratiques écologiques. Mais elles se déroulent sur le temps long, alors même que le temps de la crise écologique se rétrécit de mois en mois.
On reproduit ici une note de synthèse initialement rédigée pour PROGEDO : https://shs.hal.science/halshs-04314423
Références
Boy D., Brugidou D.B. et M., 2004, « Risque environnemental et politique », dans Le nouveau désordre électoral, Paris, Presses de Sciences Po, p. 71‑95.
Bozonnet J.-P., 2001, « Les préoccupations environnementales en Europe : Réaction aux nuisances et construction idéologique », dans Reynié D., Cautrès B. (dirs.), L’opinion européenne 2001., Presse de Sciences Po, Paris, p. 123‑158.
Brouard S., Gougou F., Guinaudeau I., Persico S., 2013, « Un effet de campagne : le déclin de l’opposition des Français au nucléaire en 2011-2012 », Revue française de science politique, 63, 6, p. 1051‑1079.
Comby J.-B., 2015, La question climatique: genèse et dépolitisation d’un problème public, Paris, Raisons d’agir, 244 p.
Gougou F., Persico S., 2019, « Protéger l’environnement ou défendre la croissance ? », dans Bréchon P., Gonthier F., Astor S. (dirs.), La France des valeurs, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, p. 356‑362.
Gusfield J.R., 1989, « Constructing the Ownership of Social Problems: Fun and Profit in the Welfare State* », Social Problems, 36, 5, p. 431‑441.
Inglehart R., 1977, The Silent Revolution: Changing Values and Political Styles Among Western Publics, Princeton, Princeton University Press.