Merve Özkaya, Doctorante en science politique, Université Grenoble-Alpes
Les communautés appartenant aux diasporas originaires de Turquie comptent aujourd’hui près de 5,5 millions de personnes en Europe occidentale dont 800 000 sont en France selon les données du ministère des Affaires étrangères de Turquie. Bien que toute la pluralité socio-politique, ethnique et confessionnelle de la Turquie y soit représentée, la majorité des ressortissants de Turquie en Europe occidentale soutiennent Recep Tayyip Erdoğan et son gouvernement islamo-nationaliste. À titre d’exemple, le pourcentage de votes en faveur d’Erdoğan lors des dernières élections présidentielles turques en mai 2023 a été le suivant dans les pays européens où la population turque est la plus importante : 67 % en Allemagne, 66 % en France, 70 % aux Pays-Bas, 74 % en Belgique et 73 % en Autriche.
Le gouvernement turc, quant à lui, déploie les moyens de l’État pour les mobiliser cette diaspora efficacement comme un levier politique. Les Turcs sont de mieux en mieux organisés autour des associations en Europe et plus particulièrement en France, grâce au soutien de l’État turc. Il s’agit à la fois d’un soutien financier et d’une orientation stratégique par le biais des institutions publiques turques. En effet, la communauté turque[1] est devenue l’un des piliers de la stratégie d’influence de Turquie en Europe, mise en œuvre sous le vocable de « diplomatie publique ».
Ainsi, le présent article s’intéresse à la concrétisation de cette stratégie d’influence de la Turquie en Europe, et plus particulièrement en France, ainsi qu’aux objectifs et aux acteurs de sa « diplomatie publique ». Dans le cadre de cet article, nous nous appuierons sur les données empiriques collectées lors de notre terrain de recherche dans la région lyonnaise entre 2020 et 2023, ainsi que sur l’analyse de certains contenus médiatiques.
La « diplomatie publique » est un concept ambigu utilisé, depuis quelques dizaines d’année, en diplomatie et en science politique, pour définir simplement la conduite des politiques internationales d’un État dans le but d’influencer indirectement les politiques et les actions d’autres États. Elle s’appuie sur la communication publique et des relations avec un large éventail d’entités non gouvernementales. Elle peut se traduire, selon le contexte, autant par un moyen de créer un « soft power » que par de l’ingérence politique.
Au cours de la dernière décennie, la Turquie a adopté une nouvelle stratégie d’influence par le biais de sa « diplomatie publique » visant à influencer et à orienter la communauté internationale. L’objectif est de restaurer la légitimité de la Turquie sur des questions qui ternissent son image depuis longtemps sur la scène internationale : la question chypriote, la question du PKK et la question de la reconnaissance du génocide des Arméniens. Depuis la suspension de l’adhésion de la Turquie à l’Union européenne, la question chypriote n’est plus autant sous les feux de la rampe internationale. Cependant, la question du PKK et la question arménienne restent des préoccupations majeures de la « diplomatie publique » turque. En plus, ces dernières années, un autre dossier s’est ajouté à ces préoccupations : la lutte contre l’islamophobie. Ces trois derniers thèmes sont aujourd’hui au cœur de la politique d’influence de la Turquie, notamment en France compte tenu de la structure ethnique et religieuse de sa population.
Intervenant dans de multiples domaines (religieux, éducatif, humanitaire, culturelle et politique), l’objectif est de reconfigurer l’image de la Turquie auprès de publics cibles susceptibles d’influencer les politiques des pays concernés, de telle sorte qu’elle puisse les mobiliser comme un soutien à sa politique. La « diplomatie publique » élargira ainsi sa sphère d’influence politique conformément à ses propres intérêts sur les questions sociopolitiques concernant la Turquie et ses ressortissants à l’étranger. À cette fin, la Turquie cherche à influencer trois publics dans les pays concernés et à stimuler leurs interactions mutuelles : la communauté turque, le public non-turc (en particulier les musulmans) et les acteurs politiques locaux et nationaux. En ce qui concerne les acteurs du déploiement de cette stratégie d’influence, nous pouvons identifier trois catégories d’acteurs distinctes et contextuellement liées : les acteurs civils locaux (associations culturelles turques, organisations de la société civile turco-européenne) ; les acteurs institutionnels (consulats turcs, YTB[2], Maarif Education) ; les acteurs médiatiques (TRT Türk, Agence Anadolu, l’agence de presse turque officielle).
Les principaux et les plus anciens acteurs associatifs de Turquie en Europe sont les réseaux liés à la DITIB (Diyanet İşleri Türk İslam Birliği en turc, Diyanet). Attachée à la direction des affaires religieuses en Turquie et représentant de l’islam officiel turc à l’étranger, la DITIB contrôle aujourd’hui plus d’une centaine de mosquée en France. Certains membres du personnel religieux des mosquées de la DITIB viennent directement de Turquie, tandis que d’autres sont de jeunes binationaux qui ont terminé leurs études de théologie en Turquie dans le cadre du programme UIP[3]. L’enseignement religieux dispensé par cette institution dépend entièrement de la Diyanet : les sermons du vendredi sont rédigés chaque semaine par la Diyanet en Turquie, les sources utilisées dans les cours de religion (livres de hadiths, traductions du Coran, sîra, etc.) sont presque exclusivement publiées par la maison d’édition de la Diyanet, etc. Outre son rôle cultuel, elle constitue un espace privilégié de socialisation, pour la communauté turco-musulmane d’Europe.
La DITIB est un acteur primordial de la diplomatie religieuse de la Turquie ces dernières années. Cependant elle n’est pas vraiment en mesure de jouer un rôle actif dans la concrétisation des objectifs de la diplomatie publique turque actuelle, au sens plus large, puisque son espace d’influence est limité : son étiquette cultuelle ne lui permet ni d’intervenir dans le domaine politique, ni d’être un acteur unificateur pour l’ensemble de la communauté turque. Or, l’objectif de l’État turc est de rajeunir les associations turques et de les unir sous un même toit, sans distinction de groupe politico-religieux, sous condition qu’ils ne représentent pas des idéologies « contraires aux intérêts de la Turquie ». De plus, le contexte de remise en cause politique de la diplomatie religieuse de la Turquie, en France et dans une moindre mesure en Europe, conduit l’État turc à adopter de nouvelles stratégies d’organisation en dehors du domaine religieux.
Depuis quelques années, la « diplomatie publique » de Turquie investit dans les jeunes générations de la communauté turque, scolarisées et diplômées dans leurs pays d’accueil. Elles sont encouragées et soutenues par des institutions publiques comme le YTB, par exemple, à créer de nouvelles associations dans des domaines variés tels que l’éducation, la santé, le droit, le sport, etc. Ces organisations ont vocation à constituer à la fois des nouveaux espaces sociaux de rassemblement pour les jeunes générations et un vecteur d’influence pour la Turquie grâce à leurs activités qui bénéficient non seulement à la communauté turque, mais aussi à la société d’accueil. Cette stratégie d’influence, que l’on peut qualifier de politique de soft power et que l’État turc supervise par l’intermédiaire d’associations de nouvelles générations, est également entreprise directement par des organisations publiques telles que Maarif Education et l’Institut Yunus Emre (Institut culturel turc comparable à l’Institut français ou à l’Institut Goethe), qui opèrent dans le domaine de l’éducation et de la culture.
Cela étant dit, il est important d’indiquer que la « diplomatie publique » de la Turquie comporte une autre facette, qui consiste davantage à créer un sharp power. C’est-à-dire que l’État turc mobilise les réseaux turcs locaux en Europe afin de collecter des informations sur des sujets sensibles et qui peuvent être utilisés comme un atout pour renforcer la position de la Turquie dans les négociations diplomatiques. La citation suivante, tirée du discours d’une personnel diplomatique du YTB lors d’une réunion d’information destinés aux jeunes Franco-Turcs dans les locaux de la DITIB Lyon en 2021, résume bien cet aspect de la diplomatie publique de la Turquie :
« Il est important de nous informer des problèmes qui vous touchent, même indirectement. Nous attendons que vous nous fournissiez des informations objectives sur les problèmes que vous avez rencontrés et dont vous avez été témoin. (…) Il arrive que des Turcs et des entreprises turques soient victimes d’attaques islamophobes (à cause de leur voile, par exemple) ou d’attaques terroristes, lorsque nos opérations militaires sont intenses contre le PKK et ses branches dans les marches du sud. Il est très important de signaler ce type de faits non seulement à nous, mais aussi aux institutions compétentes en France, afin que nous puissions procéder à l’enregistrement. Sans ces données, sans les registres judiciaires, nous sommes diplomatiquement faibles. »
En effet, depuis 2018, le YTB rapporte des actes discriminatoires et de violations des droits signalés par des ressortissants turcs à l’étranger via le portail NESAM (lutte contre les crimes de haine et les discriminations). Ces rapports d’incidents, qui contiennent des détails sur l’auteur, la victime, le lieu, l’heure et le motif des actes sont principalement basés sur la déclaration des personnes concernées, seuls certains sont corroborés par des documents relatifs à l’incident. Dans le rapport 2022, un total de 46 attaques ont été signalées en France, dont 17 contre des Turcs. Ces dernières sont regroupées en fonction de la motivation des attaques : 8 attaques racistes, 4 attaques islamophobes et 5 attaques terroristes (PKK/PYD/YPG). Le YTB soutient également des projets menés par des jeunes de la diaspora turque dans leurs pays d’accueil, concernant la « lutte contre le racisme antimusulman » en Europe. Un exemple en est la plate-forme en cours de développement, appelée « Advocacy and Research Center », ADREC, basée en Allemagne. Ce projet a bénéficié d’une aide financière pour sa réalisation.
Ces projets et actions révèlent indéniablement les réflexes paternalistes d’un pays souhaitant protéger les droits et la sécurité de ses ressortissants à l’étranger, mais il n’est pas tout à fait exclu qu’ils aient servi à discréditer et à délégitimer les pays concernés sur la scène diplomatique et politique, par la manipulation de l’information et du renseignement recueillis. L’avis du SG-CIPDR français (secrétariat général du comité interministériel de prévention de la délinquance et de la radicalisation) à propos de l’agence de presse officielle de la République de Turquie, Anadolu, pointe justement ce risque : « Anadolu est un organe de propagande qui publie sur son site des tribunes d’opinion attaquant, de façon mensongère et calomnieuse, la France. (…) Cet organe de propagande se pose en pourfendeur des actions de la France, en affirmant que l’État mettrait en place un ciblage de ses concitoyens musulmans. Cela est intolérable. »
En outre, dans le champ médiatique, depuis quelques années, TRT, le radiodiffuseur public turc, produit de nombreuses d’émissions destinées aux « Turcs d’Europe », visant à les informer et à les sensibiliser aux questions sociopolitiques. Par exemple, sur la chaîne TRT Türk, une émission intitulée « Que disent les jeunes ? » accueille de jeunes « Euro-Turcs » de différents pays d’Europe occidentale, tels que l’Allemagne, la France et la Belgique, pour débattre de diverses questions relatives aux Turcs en Europe. L’émission est préparée et présentée par Öznur Sirene, connu en France notamment pour son organisation médiatique polémique, Red’action Média et par son positionnement politique pro-Erdoğan. Les thèmes de certains épisodes de cette émission sont les suivants : « Islamophobie, xénophobie : peut-on prévenir l’extrémisme en Europe ? » ; « Les Turcs d’Europe interagissent-ils avec les autres communautés musulmanes ? » ; « Les jeunes Turcs veulent-ils jouer un rôle dans la politique européenne ? » ; « Une autre Europe est-elle possible ? ». Dans l’un des épisodes de cette émission, Öznur Sirene dénonce l’ « hypocrisie » et la « désinformation contre la Turquie » dans les médias européennes, et notamment français, elle recommande à ses jeunes invités de suivre les organes de médias turcs comme les chaines de la TRT diffusant en langues étrangères et l’agence Anadolu justement pour « éviter la désinformation ».
À partir de ces exemples, il est aisé de constater que le rôle de ces médias destinés aux Turcs de l’Europe va bien au-delà de l’information ou de la sensibilisation, et consiste en fait à créer une opinion publique conforme à l’idéologie officielle de l’État turc en lui permettant de s’en servir comme levier politique dans les pays européens. À moyen et à long terme, cela pourrait déboucher sur une capitalisation politique de la communauté turque en Europe par la Turquie. À cet égard, il convient également de signaler que la participation à la vie politique des Turcs binationaux (voter et se porter candidat aux élections dans leur pays d’accueil) a été ouvertement et intensivement encouragée par l’État turc ainsi que par des organisations civiles proches du gouvernement (notamment UID, Union International Democrats).
Contentons-nous ici de dire que cette politique porte peu à peu ses fruits, notamment en Allemagne et en France. Enfin, malgré le basculement du pouvoir turc vers l’islam politique sous le régime d’Erdoğan, la stratégie d’influence de la Turquie en Europe pourrait, paradoxalement, présager d’une sécularisation latente des organisations communautaires turques au profit de leur politisation manifeste. En outre, la défaite électorale du parti d’Erdoğan, l’AKP, le 31 mars 2024, lors des élections locales (municipales et départementales) pourrait conduite à un changement politique en Turquie dans les années à venir en faveur du courant politique nationaliste et laïque de ce pays. Une telle évolution entraînerait sans doute une remise en cause de cette stratégie d’influence à l’égard de la diaspora turque.
[1] L’expression de « communauté turque » est employée, dans le cadre de cet article, pour désigner les personnes originaires de Turquie soutenant le gouvernement actuel de la Turquie.
[2] Yurtdışı Türkler ve Akraba Topluluklar Başkanlığı, en turc, Présidence pour les Turcs à l’étranger et les communautés apparentées en français. Créée en 2010, son siège se trouve à Ankara.
[3] Programme international de théologie, Uluslarasi Ilahiyat Programi en turc.