Jean Marcou, Professeur de droit à Sciences Po Grenoble, chercheur au CERDAP2 et chercheur associé à l’Institut français d’études anatoliennes d’Istanbul
Le verdict des urnes est tombé en Turquie. Recep Tayyip Erdoğan, qui n’avait manqué sa réélection que d’un demi-point, le 14 mai, lors du premier tour de l’élection présidentielle, l’a emporté, le 28 mai, avec 52,18% des voix sur le leader de l’opposition Kemal Kılıçdaroğlu (47,82%), lors du second tour. Ce dernier était néanmoins inédit puisque, depuis que l’élection présidentielle se déroule au suffrage universel en Turquie (2014), un seul tour avait suffi pour départager les candidats, Erdoğan ayant d’ailleurs déjà gagné en 2014 (51,79%) et en 2018 (52,59%). Il convient de revenir sur ce résultat avant d’observer les premières initiatives du président réélu et d’essayer d’identifier les principaux enjeux de ce nouveau mandat.
Un socle électoral résilient
Les leçons tirées du premier tour se sont en réalité confirmées, lors du second. Assis sur le réseau des grandes et petites villes anatoliennes, le socle électoral de Recep Tayyip Erdoğan a tenu bon. Le président sortant est majoritaire dans la plupart des départements de la péninsule qui constitue l’essentiel du territoire turc, à l’exception de ceux d’Ankara (acquis à l’opposition depuis 2019), d’Eskişehir (bastion du parti kémaliste CHP de longue date) et de Tunceli (lieu de naissance de Kemal Kılıçdaroğlu). Outre ces trois départements continentaux, Erdoğan ne laisse à son adversaire que la Turquie d’Europe, Istanbul (qui dispose d’un maire d’opposition depuis 2019) les départements côtiers des mers Égée et Méditerranée (zone d’influence traditionnelle du CHP), les départements de l’extrême sud-est kurde (traditionnellement dominés par le parti kurde d’opposition HDP qui se présentait, lors des élections législatives du 14 mai, sous l’étiquette YSP – Yeni Sol Partisi – Parti de la nouvelle gauche), et les départements des frontières orientales.
Les élections municipales de 2019, qui avaient vu la majorité des dix premières métropoles turques (dont Istanbul et Ankara) voter pour l’opposition, n’ont donc pas eu l’effet d’entrainement attendu. Si l’opposition est majoritaire dans ces territoires, l’AKP et son leader n’y sont pas en déroute. À Istanbul, en 2019, on avait déjà noté que l’opposition l’avait emporté lors de l’élection du maire métropolitain, mais que les conseils municipaux (central et périphériques) étaient restés acquis à l’AKP. Le 14 et le 28 mai 2023, Kemal Kılıçdaroğlu a été majoritaire à Istanbul, mais dans le même temps son alliance électorale y a perdu les législatives. Dans ce pays où plus de 80% de la population habite dans des villes, l’opposition est majoritaire dans les métropoles les plus ouvertes et les plus internationales (Istanbul, Ankara, Izmir, Antalya…), mais Erdoğan continue de dominer le tissu urbain et néo-urbain anatolien où les valeurs traditionnelles religieuses et patriarcales restent très influentes.
La fidélité à une figure tutélaire
Est-ce à dire que les sondages se sont trompés, comme on l’a souvent dit ? Sans doute, la plupart d’entre eux ont reflété un mécontentement réel. Celui-ci provenait de la crise économique qui affecte le pays depuis plusieurs années et s’était aggravée en 2022, sous le double-effet du renchérissement des prix de l’énergie et des produits alimentaires découlant de la guerre en Ukraine. Mais les sondages ne pouvaient prévoir ce que serait, dans l’isoloir, la décision ultime des électeurs d’Erdoğan même mécontents. Et force est de constater que ces derniers ont finalement maintenu leur confiance au président sortant.
Plusieurs raisons peuvent expliquer ce réflexe conservateur. Les incertitudes du contexte ambiant, dans lequel les élections se sont déroulées, sont nombreuses. Située dans une aire stratégique, la Turquie est proche de plusieurs zones de conflit (guerre en Ukraine, guerre civile en Syrie et à bien des égards en Irak). Sa situation économique est difficile. Elle vient d’être aggravée par un séisme sans précédent, qui a touché 11 provinces, près d’une dizaine de villes de plusieurs centaines de milliers d’habitants, plus de 100 000 km2 d’un territoire de près de 800 000 km2, faisant plus de 56 000 victimes identifiées. Dès lors, quand il s’est agi de voter, une bonne partie des électeurs de l’AKP ont oublié leurs aigreurs, pour s’en remettre à une figure tutélaire. Il est significatif d’observer que beaucoup d’électeurs sondés ont évoqué le bilan passé de Recep Tayyip Erdoğan et notamment ses grands travaux.
Il est encore significatif de voir que dans une majorité de départements touchés par le séisme du 6 février dernier, l’AKP l’a emporté largement. Certes, il faut rappeler que beaucoup de ces terres lui étaient antérieurement acquises, mais il n’en demeure pas moins que les habitants de ces zones urbaines d’Anatolie, qui avaient l’occasion de manifester leur mécontentement, n’ont pas vraiment tenu rigueur au président sortant des turpitudes révélées par les premières enquêtes sur les causes du nombre très élevé de victimes. Attachés, de surcroît, à leurs traditions familiales et religieuses, ils n’étaient pas prêts de faire ce qui a posé moins de problèmes aux électeurs des métropoles turques occidentales du pays, à savoir voter pour un candidat, originaire d’un département atypique en Anatolie, par son identité alévie et kurde.
L’opposition affaiblie
Pour la première fois cependant l’opposition était parvenue à s’unir et à se doter face à Erdoğan d’un vrai challenger, soutenu par 6 formations politiques et par le parti kurde (HDP-YSP) qui n’avait pas présenté de candidat. À cet égard, on peut dire qu’elle est parvenue à faire le plein des suffrages des électeurs hostiles à Erdoğan, mais ce rejet n’a pas réussi à incarner une alternance crédible, qui aurait pu inciter une partie des électeurs de l’AKP à franchir le pas du changement. Quoi qu’il en soit, à l’issue du premier tour, son candidat n’avait plus de réserves de voix, et Recep Tayyip Erdoğan, qui en avait peu lui aussi, a néanmoins logiquement récupéré la majorité des suffrages nationalistes, voire xénophobes, qui étaient allés sur le troisième homme du premier tour, Sinan Oğan. Ce dernier avait fait de la question migratoire la raison d’être d’une candidature qui s’est aussi révélée très anti-kurde, pendant la campagne.
Au terme de cette élection, l’opposition en dépit du deuxième tour auquel elle a contraint le leader de l’AKP, se retrouve dans une position difficile. L’Alliance de la Nation qu’elle avait mise sur pied, s’est défaite, l’une de ses formations principales (le Bon Parti – İyi Parti) ayant fait savoir qu’elle s’achevait à l’issue des élections. Le parti kémaliste (CHP), premier parti d’opposition, va donc perdre les députés des partis dissidents de l’AKP d’Ali Babacan (DEVA) et de d’Ahmet Davutoğlu (GP) qui s’étaient présentés sur ses listes et qui vont former leur propre groupe. Kemal Kılıçdaroğlu, son leader, risque d’être contesté dans son propre camp, même s’il a annoncé vouloir continuer la lutte pour la démocratie qu’il a entreprise en 2010, lorsqu’il a pris la tête de la formation. Pour leur part, les deux co-leaders des Kurdes du HDP-YSP, Pervin Buldan et Mehmet Sancar, ont annoncé qu’ils ne brigueraient pas un nouveau mandat au prochain congrès du parti, faisant part de leur déception à la suite d’un résultat qu’ils n’ont pas qualifié de défaite, mais dont ils ont dit qu’il était « loin des espérances qu’ils avaient pu avoir ».
Erdoğan renouvelle son équipe
Une fois n’est pas coutume, tout se passe actuellement à Ankara où les cérémonies de prestation de serment, d’investiture et de passation de pouvoir entre ministres s’enchainent. Depuis qu’il a été réélu, Recep Tayyip Erdoğan s’emploie ainsi à rebondir. Ayant senti passer le vent du boulet, il entend désormais montrer qu’après vingt ans d’exercice du pouvoir, il est capable de surmonter l’usure du temps, et de changer dans la continuité. À cet égard, les premières échéances sont économiques. Dans les déclarations qui ont suivi sa victoire, le chef de l’État a répété son désir de venir à bout de l’inflation. Celle-ci est tombée au-dessous de 40% (39,6%) au mois de mai. Toutefois, une hirondelle ne fait pas le printemps, et l’exécutif turc est très attendu sur sa politique en la matière. Les premières innovations du prochain quinquennat ont affleuré, à Ankara, peu après la prestation de serment au parlement et la cérémonie d’investiture du président réélu au palais présidentiel, lors de la nomination de sa nouvelle équipe ministérielle.
Concernant ces nominations, l’événement probablement le plus important est le retour de Mehmet Şimşek au Trésor et aux Finances, poste qu’il avait occupé entre 2009 et 2015, avant d’être nommé vice-premier ministre entre 2015 et 2018. Cette nomination est-elle le gage d’une volonté du président d’en revenir à une politique économique plus orthodoxe ? Şimşek, qui a eu des contacts remarqués avec Erdoğan, juste après sa réélection et avant sa nomination, a déclaré : « La transparence, la cohérence, la prévisibilité et le respect des normes internationales seront nos principes de base pour atteindre nos objectifs ». Il est vrai que Mehmet Şimşek, un ancien de la banque américaine d’investissement Merill Lynch dispose du profil pour rassurer les institutions financières internationales et les milieux d’affaires (comme d’ailleurs un certain nombre d’autres ministres, par exemple Alparslan Bayraktar, à l’énergie), mais en aura-t-il vraiment les moyens ?
L’autre surprise révélée par cette nouvelle équipe concerne le ministère des Affaires étrangères. Mevlüt Çavuşoğlu, qui dirigeait la diplomatie turque depuis le départ d’Ahmet Davutoğlu, en 2014, tire sa révérence, et se voit remplacer par Hakan Fidan, le chef des services de renseignement d’Erdoğan depuis 2010. Cette figure marquante du régime, qui avait tenté d’entrer en politique lors des élections de 2015 en se présentant à la députation, mais qui s’en était vu empêcher par le président en personne, réalise enfin ce qui semble être de longue date son aspiration profonde. Il s’agit aussi d’un nouveau ministre qui sera parfaitement au fait des dossiers qu’il aura à traiter dans les prochains jours.
À cette nomination inattendue s’ajoute encore celle de Yaşar Güler, le chef d’état-major de l’armée turque, qui remplace son collègue Hulusi Akar, au ministère de la défense. Ainsi se confirme que, depuis le coup d’État manqué de 2016, au travers de la personne même du ministre de la Défense, c’est bien l’armée en tant qu’institution qui est représentée au sein de l’exécutif, Akar ayant déjà précédé Güler à la tête de l’état-major. Le dernier constat dans l’analyse de cette équipe est malheureusement celui d’une présence féminine très marginale, puisqu’on n’y compte qu’une seule ministre, Mahinur Özdemir Göktaş (aux Affaires sociales et familiales).
La fin de la pause diplomatique
Les affaires internationales préoccupent déjà le nouvel exécutif qui se met en place. Significativement, Erdoğan n’a pas seulement été félicité par Vladimir Poutine, Viktor Orban ou Ilham Alyem, mais par la plupart des chefs d’État ou de gouvernements occidentaux, notamment Joe Biden et Rishi Sunak, qui ont dit leur hâte de retravailler avec lui au sein de l’OTAN, ou encore Emmanuel Macron, qui a parlé « d’immenses défis » à relever par la Turquie et la France, citant notamment « le retour de la paix en Europe, l’avenir de notre Alliance euro-atlantique et la Méditerranée. » On a aussi observé que le président de la région kurde d’Irak du Nord, Nechirvan Barzani, le premier ministre arménien, Nikol Pachinian, et le secrétaire général de l’OTAN, Jens Stoltenberg, ont assisté à la cérémonie d’investiture du 3 juin, à Ankara.
Il faut se rappeler qu’au cours des derniers mois, les élections ont provoqué une mise en veille des affaires internationales de ce pays. D’une part, les responsables politiques turcs ont été absorbés par les exigences de la campagne, d’autre part, leurs interlocuteurs étrangers se sont souvent mis en retrait, préférant attendre les résultats des élections pour prendre des décisions importantes. Et cela, d’autant plus qu’on disait le changement possible. Après la tenue du scrutin, les affaires diplomatiques reprennent donc leurs droits. Et de toute évidence, les Occidentaux sont bien décidés à faire avancer au plus vite la candidature de la Suède à l’OTAN, bloquée par la Turquie depuis des mois. En marge de la cérémonie d’investiture, à l’issue d’une rencontre avec Recep Tayyip Erdoğan et son nouveau ministre des Affaires étrangères, Jens Stoltenberg a d’ailleurs annoncé la tenue d’une prochaine réunion turco-suédoise sur le sujet.
Mais d’autres dossiers importants sont sur la table. En Méditerranée orientale, il semble que le rapprochement gréco-turc, survenu dans le contexte du séisme de février dernier, soit appelé à se poursuivre, les deux pays ayant annulé récemment des manœuvres navales, qui étaient prévues de part et d’autre, pour ne pas prendre le risque d’une relance de tensions qui sont encore latentes. Sur sa frontière méridionale, la diplomatie turque devra prochainement décider du tour qu’elle entend donner à sa relation avec le régime syrien de Bachar el-Assad dont la réhabilitation s’accélère au sein du monde arabo-musulman. Cela amène à s’interroger sur la politique kurde qui se sera suivie par Ankara, dans les prochains mois, tant en Syrie qu’en Irak, où l’armée turque est aussi présente actuellement. Sans vouloir ici aborder tous les dossiers, il n’est que d’observer que, pour l’heure, la Turquie a été sollicitée par l’OTAN pour user de son influence diplomatique dans les Balkans et envoyer des renforts militaires, destinés à éviter que la situation ne dégénère au Kosovo. Le positionnement de la nouvelle diplomatie turque sur ces différents théâtres d’opération, sera un indice précieux pour cerner la posture que cet exécutif, renouvelé par l’épreuve électorale, entend adopter : renouera-t-il avec la politique offensive qu’il avait conduite en 2019-2020, à Chypre et en Libye, ou bien cherchera-t-il à conforter une stature de médiateur, révélée par le conflit ukrainien ?