Jean Marcou, Professeur de droit à Sciences Po Grenoble, chercheur au CERDAP2 et chercheur associé à l’Institut français d’études anatoliennes d’Istanbul
« Suspens ! », c’est le mot qui résume le mieux la folle soirée électorale vécue par la Turquie en ce dimanche 14 mai 2023. Dès la fermeture des bureaux de vote, alors qu’une participation record de plus de 86% avait été relevée, les principaux concurrents du scrutin présidentiel se sont livrés à une sorte de course-poursuite, se déclarant en tête des résultats, voire même en passe de triompher dès le premier tour. Ainsi les médias officiels ont-ils donné d’emblée Recep Tayyip Erdoğan largement vainqueur sur la base de résultats qui concernaient les zones anatoliennes les plus conservatrices du pays et les plus favorables à l’AKP, tandis que l’opposition dénonçait une « manipulation », visant à reproduire le scénario des élections municipales à Istanbul en 2019, où le candidat du pouvoir en place avait été longtemps donné gagnant, avant que sa défaite ne soit consommée.
Quatre à cinq heures après le début du dépouillement, le président sortant était encore crédité d’un score de plus de 50% des voix lui permettant de l’emporter dès le premier tour, alors qu’inexorablement son avance fléchissait, et que la nécessité d’un second tour apparaissait comme inéluctable. De surcroit, le résultat final a mis du temps à venir, car les scrutateurs du parti au pouvoir ont contesté systématiquement les premiers chiffres des grandes métropoles, obligeant à un long redécompte des suffrages ; ce qui a été une source d’attentes et de contentieux supplémentaires.
Finalement, les élections présidentielles, qui se sont déroulées le 14 mai en Turquie, débouchent sur un second tour ; ce qu’a entériné le YSK (le Conseil supérieur des élections en charge de leur supervision) qui a déclaré ouverte la nouvelle campagne devant conduire à cette échéance. Le scénario était attendu, mais il n’est pas sans réserver quelques surprises de taille et sans poser quelques questions déterminantes, d’autant plus que le scrutin présidentiel était couplé avec un scrutin législatif dont le résultat est également à prendre en compte.
La première élection présidentielle à deux tours
Avec 49,51% des voix (à l’heure où nous écrivons) Recep Tayyip Erdoğan devra donc affronter un second tour. C’est la première fois que cela se produit depuis que le président est élu par le peuple dans ce pays, et la presse d’opposition essaye notamment de s’instruire du cas français pour proposer une analyse de la situation. Rappelons qu’issue d’une révision constitutionnelle adoptée par référendum en 2007, la première élection du chef de l’État au suffrage universel en Turquie a eu lieu en 2014, et qu’elle avait vu Erdoğan l’emporter au premier tour avec 51,79% des suffrages exprimés. La deuxième élection, tenue en 2018, non sans qu’entretemps la Turquie ne se soit muée en régime présidentiel, avait à nouveau permis à Erdoğan de franchir la barre des 50% (52,59%), l’amenant à se passer d’un second tour pour rester au pouvoir.
Ce ne sera pas le cas cette fois-ci, ce que la plupart des sondages avaient certes anticipé. Toutefois, le retrait, deux jours avant la tenue de l’élection, du dissident de l’opposition kémaliste Muharrem İnce, qui avait été candidat du CHP, lors de la précédente élection, avait déjà donné à ce premier tour l’aspect d’un duel, faisant oublier le troisième candidat en lice, Sinan Oğan, qui a pourtant obtenu 5,17% et se retrouve en position d’arbitre inattendu du second tour. Car, avec 49,51% le président sortant paraît avoir créé une dynamique favorable lui permettant de l’emporter au second tour face à Kemal Kılıçdaroğlu, crédité de 44,89%. Il lui reste à démontrer cependant qu’il n’a pas atteint un plafond fatidique et qu’il dispose d’une réserve de voix supplémentaires pour faire la décision, le 28 mai 2023.
Le troisième homme du premier tour
Dans ce contexte, pour les deux candidats qui demeurent, il sera particulièrement important parvenir à capter les voix de Sinan Oğan, qui devrait donner des consignes pour le deuxième tour dans quelques jours. Ce candidat, issu de la droite radicale est un nationaliste, qui a même été, entre 2011 et 2015, député du MHP (le parti d’extrême-droite qui est le principal partenaire de l’AKP dans la coalition au pouvoir). Issu d’une famille venue d’Azebaïdjan, il a exercé des fonctions universitaires et diplomatiques pour le compte de la Turquie dans ce pays.
On se souvient par ailleurs qu’il s’était fait élire député, dans la province de Iğdır, sur la frontière de la Turquie à la fois avec l’Arménie, l’Azerbaïdjan et l’Iran. Il s’agit donc d’un nationaliste ethnique, très hostile à toute idée de négociations avec les Kurdes, qui a probablement une vision très eurasiatique du positionnement international de la Turquie. Il a notamment soutenu une thèse au sein du prestigieux MGIMO (l’Institut d’État des relations internationales) de Moscou. Toutefois, en 2016, il a été mêlé de très près à la contestation de l’éternel leader du MHP, Devlet Bahçeli, lorsque ce dernier s’est rallié à Erdoğan ; ce qui a conduit finalement à la création du İyi Parti (Le Bon Parti) de Meral Akşener, le principal partenaire du CHP dans l’alliance de l’opposition. Il n’est pas membre ou sympathisant pour autant de cette formation.
La raison d’être de sa candidature est en réalité la dénonciation de la présence de plus de 3,5 millions de réfugiés syriens sur le sol turc, avec des arguments mettant en cause la politique migratoire suivie par le gouvernement, et évoquant la menace d’une sorte de « grand remplacement » à la syrienne en Turquie. L’avenir des réfugiés syriens risque donc d’être à nouveau débattu lors de ce second tour, Erdoğan ayant récemment amorcé un rapprochement avec la Syrie, avec en tête ce problème migratoire et la recherche des moyens d’en sortir, Kemal Kılıçdaroğlu ayant promis, lui aussi, sur la base d’un accord avec Damas, qu’en deux ans il se ferait fort de faire revenir chez eux les Syriens actuellement établis sur le sol turc. Observons toutefois que le droit international empêche le retour forcé de ces populations vers un pays où la guerre civile n’est pas officiellement terminée et dont le régime est connu pour ses violations des droits de l’homme.
Les législatives en embuscade
En obtenant 49,46% des suffrages et 322 (à l’heure où nous écrivons) des 600 sièges que compte le parlement turc, l’Alliance du peuple, qui rassemble principalement l’AKP et le MHP, a remporté les élections législatives, l’Alliance de la Nation, qui unit les principaux partis d’opposition obtenant 35,02% et 213 députés, tandis que l’Alliance du travail et de la liberté, constituée pour l’essentiel du parti kurde (HDP), qui se présentait à ces élections sous l’étiquette YSP (parti de la gauche verte), obtient 10,54% des voix et 65 sièges. La surprise n’est pas ici que l’Alliance du peuple soit en tête, ce qui était annoncé par les sondages, mais qu’elle ait fait un score de près de 50%, lui permettant d’avoir une majorité absolue des sièges (322 sièges contre 344, lors des précédentes législatives).
Ce succès influera sur le déroulement du second tour, car il peut inciter les électeurs turcs, par souci de stabilité, à donner leur voix à un président sortant en mesure de travailler avec le nouveau parlement élu le 14 mai, plutôt que de tenter l’expérience d’une cohabitation entre des pouvoirs exécutif et législatif, dont l’origine et le programme seraient pour le coup très antinomiques.
Recep Tayyip Erdoğan a déjà essayé d’exploiter cet avantage dans le traditionnel discours qu’il a prononcé du balcon du siège de l’AKP à Ankara, en disant que les électeurs lui avaient d’emblée donné la majorité, quelque soit le résultat du premier tour. Il est sûr en tout cas que le président sortant ne sera pas facile à battre au second tour, car l’AKP a montré une fois de plus la réalité de son socle électoral.
Erdoğan protégé par un socle électoral difficile à entamer
Le parti au pouvoir et son leader restent en particulier maîtres d’une péninsule anatolienne très largement conservatrice, même si elle est densément urbanisée. Dans les grandes métropoles de l’ouest, les nouvelles générations ont donné l’avantage à Kılıçdaroğlu, mais en Anatolie, ces dernières, même lorsqu’elles vivent en secteur urbain, restent encore fidèles à la tradition. Il n’est que de voir qu’ Erdoğan reste majoritaire à Kahramanmaraş, qui a été l’épicentre du grand séisme du 6 février 2023. Son socle électoral s’est certes érodé dans les grandes villes de l’Ouest, mais il reste sur l’ensemble du pays suffisant pour contrer une opposition qui n’avait jamais été aussi unie et prête à l’emporter.
Une grande partie de la société turque a montré une fois de plus qu’elle restait assez conservatrice, préférant reconduire les sortants, en dépit d’une crise économique sans précédent et du désastre immense du séisme du 6 février dont elle n’a finalement pas vraiment tenu le gouvernement en place pour responsable. N’oublions pas que ce pays, avant l’arrivée au pouvoir de Recep Tayyip Erdoğan, a été la plupart du temps gouverné par des gouvernements de droite ou de centre-droit dans la seconde moitié du 20e siècle, la gauche n’ayant remporté que les deux élections emblématiques de 1973 et 1977, et encore d’une façon qui ne lui permettait pas d’établir durablement un gouvernement du pays.
L’opposition à la recherche d’un second souffle
Il est probable que dans un tel contexte, l’opposition, surfant sur sa stratégie du « tous contre Erdoğan » n’a pas convaincu de sa capacité à incarner une alternance crédible ; ce qui aurait pu pousser assez d’électeurs de l’AKP à franchir le pas du changement, pourtant souhaité dans le pays. Elle a souffert sans doute de son hétérogénéité et de sa relation avec le parti kurde, une relation qui lui était cependant nécessaire pour avoir des chances de l’emporter.
Il reste à savoir si Kemal Kılıçdaroğlu et ses partisans trouveront en ces jours les ressources pour mobiliser des électeurs d’opposition, une fois de plus déçus par la capacité de résilience de l’AKP. Il est probable qu’au-delà de l’urgence économique dans lequel le pays est plongé, le challenger du président sortant va désormais insister sur la nécessité de ne pas concentrer tous les pouvoirs dans les mêmes mains pour garantir les libertés fondamentales en Turquie. Réagissant aux résultats du premier tour, Kemal Kılıçdaroğlu a promis de gagner au second, affirmant qu’il était toujours là et expliquant que “la volonté de changement dans la société turque dépasse les 50%”.
Le défi de l’alternance reste donc le mot d’ordre de l’opposition alors que certains estiment que ce scrutin est celui de la dernière chance pour la démocratie turque. Car une nouvelle victoire de Recep Tayyip Erdoğan, même si elle n’est pas éclatante, risque de n’être pas perçue par l’intéressé comme un avertissement de son électorat l’exhortant à assouplir ses choix politiques, mais bien comme une incitation à poursuivre la rigidification du pays amorcée depuis une dizaine d’années, tant sur le plan intérieur que sur le plan international.