Jean Marcou, Professeur de droit à Sciences Po Grenoble, chercheur au CERDAP2 et chercheur associé à l’Institut français d’études anatoliennes d’Istanbul
À quelques jours du scrutin présidentiel et législatif déterminant qui doit se tenir en Turquie le 14 mai prochain, les médias dans bien des pays du monde ont pris la mesure de l’événement, et n’hésitent pas à titrer parfois sur une possible défaite de Recep Tayyip Erdoğan. Il est vrai que, si ce scénario, qui est loin d’être acquis, devait intervenir, ces élections turques prendraient véritablement une dimension internationale. Sur les frontières d’une Europe taraudée par le populisme, un pays converti à la démocratie libérale, lors de son entrée dans le bloc occidental après la Seconde Guerre mondiale, et qui, au cours de la dernière décennie, avait trop souvent donné l’impression de s’en éloigner, manifesterait ainsi son désir de renouer avec les fondamentaux du pluralisme et de l’État de droit.
Comment en est-on arrivé là ? Pourquoi la Turquie dont les dérives autoritaires récentes ont souvent été comparées (hâtivement et sommairement) à celles qui affectent la Russie de Vladimir Poutine, est-elle aujourd’hui en mesure de tenir un vrai scrutin dont l’issue dépendra d’électeurs et d’électrices, qui vont se déplacer en masse (ce que ne font plus ceux de beaucoup de pays de l’Union européenne) ?
Un pluralisme résilient
On l’a souvent dit, au cours des dernières semaines, il existe une vraie culture électorale en Turquie. Mais il est vrai que le processus démocratique a souvent été suspendu, voire neutralisé dans ce pays. Établi alors que ce dernier s’alliait aux Occidentaux au début de la guerre froide, le régime parlementaire a été perturbé par des coups d’État militaires cycliques qui avaient fini par installer, au cours de la seconde moitié du vingtième siècle, une démocratie basée sur une sorte de constitutionnalisme sécuritaire où un pouvoir d’État reposant sur les institutions majeures de la République (armée, diplomatie, justice, hiérarchie universitaire…) ramenait dans le rang un pouvoir civil issu de résultats électoraux imprévisibles.
Arrivé au pouvoir, il y a un peu plus de vingt ans, lors d’un raz de marée électoral qui indiquait entre autres un rejet de ce régime hybride, l’AKP a incarné tout d’abord une volonté d’ouverture et un espoir d’en finir avec cette démocratie sous tutelle. Sur le plan du développement des libertés fondamentales, de la reconnaissance du devoir de mémoire, de l’expression des identités multiples du pays, la première décennie du millénaire a été marquée par des avancées inédites. Mais cette ouverture n’a pas tardé à connaitre le sort des précédentes. S’étant progressivement installé dans l’État, le parti majoritaire a cru pouvoir convertir la société civile à de nouveaux principes, et faire évoluer ses modes de vie selon un processus que l’assurance de ses succès électoraux semblaient devoir pérenniser à moyen et long termes. Or, cette conversion a peu à peu montré qu’elle n’était pas du goût de toutes et de tous.
En 2012, par une série de manifestations déterminées, les Turques sont parvenues à faire échouer une réforme réduisant le délai légal de l’avortement, décrit pourtant par le leader de l’AKP à l’époque comme un « crime contre l’humanité ». En 2013, lors de ce que l’on a appelé les événements de Gezi, un mouvement protestataire (parti du refus d’une restructuration urbaine projetée dans un quartier emblématique d’Istanbul) s’est propagé dans tout le pays, l’ébranlant pendant plusieurs semaines. En 2015, s’étant imposé comme la troisième formation politique turque au parlement, le parti kurde d’opposition (HDP) a réussi à priver l’AKP de sa majorité absolue au parlement, laissant Erdoğan sans voix pendant près de quatre jours ! Enfin, en 2019, après s’être emparé de la majorité des grandes villes du pays, l’opposition a infligé un véritable camouflet au candidat de l’AKP à Istanbul, la métropole où Recep Tayyip Erdoğan avait vu véritablement sa carrière politique commencer, après sa victoire aux élections municipales de 1994. Ainsi, pas plus que le constitutionnalisme sécuritaire de l’establishment politico-militaire n’était parvenu à domestiquer la flamme de la démocratie turque, le constitutionnalisme présidentialiste du leader de l’AKP n’a réussi à la mettre en veilleuse.
Une réelle culture électorale
Les Turques et les Turcs adorent les élections. En témoignent les panneaux, affiches, campagnes publicitaires et calicots de toute sorte qui constituent le décor obligé de tout rendez-vous électoral dans ce pays. Les journalistes s’y livrent à de surprenant micro-trottoir qui les voient arrêter les passants au hasard, pour leur demander à brûle-pourpoint : « Kim kazanacak ? » (qui va gagner ?). Très vite, ce genre de sondage improvisé provoque un rassemblement où les différents points de vue s’expriment et convoquent à la fois les candidats, leur passé, leurs promesses, les transformations sociales en cours, le vécu des uns et des autres, voire les résultats de scrutins antérieurs.
Le processus électoral a d’ailleurs déjà commencé, puisque les expatriés ont voté dans plus de 150 bureaux de vote établis dans 73 pays, du 27 avril au 9 mai derniers. Depuis 2014, les citoyens et citoyennes turcs peuvent voter à l’étranger dans les représentations diplomatiques. Ce corps électoral de l’extérieur n’est pas négligeable puisqu’il représente 5% des inscrits soit 3,4 millions de personnes sur un total de près de 65 millions d’électeurs.
Au soir du 9 mai 2023, 1,8 million d’électeurs avaient voté, soit une participation de 53% en hausse de près de 3 points par rapport aux précédentes élections générales de 2018. Devant les bureaux de votes établis dans les représentations diplomatiques des pays européens où la diaspora est la plus importante (Allemagne, France, Pays-Bas…), les électeurs ont dû attendre parfois plusieurs heures pour pouvoir déposer leurs bulletins dans l’urne. De nouveaux bureaux ont d’ailleurs dû être ouverts pour répondre à l’affluence. Il faut dire qu’il est facile de voter en Turquie, puisqu’on est inscrit d’office sur les listes électorales à sa majorité. Mais, à l’étranger, il faut faire parfois plusieurs centaines de kilomètres pour rallier le lieu-dit. La mobilisation des derniers jours à l’étranger est donc significative.
Les Turcs expatriés pourront continuer à accomplir leur devoir électoral dans des bureaux établis dans les postes frontières, comme ils le faisaient avant 2014, mais cette modalité est désormais marginale. En revanche, le 14 mai 2023, en Turquie même, la participation sera beaucoup plus importante, car l’on vote encore plus sur le territoire métropolitain, les taux dépassant en général 80%, voire 85%, sans qu’il y ait pour autant d’obligation légale de se rendre aux urnes.
Une élection présidentielle inédite
Mais pour que les électeurs se déplacent, encore faut-il qu’il y ait un enjeu véritable. Lors des deux précédentes élections présidentielles (les deux premières au suffrage universel, dans ce pays) Erdoğan avait dominé les débats d’un scrutin taillé à sa mesure, au point que le seul intérêt des résultats avait résidé dans la bonne performance du candidat kurde, Selahattin Demirtaş, surprenant troisième, particulièrement en 2018, parce qu’il avait fait campagne de sa prison ! La grande nouveauté de cette élection présidentielle est donc qu’elle sera, pour la première fois, un scrutin disputé où les Turcs auront le changement à portée du bulletin de vote, l’opposition leur proposant un candidat en réelle position de challenger.
La capacité de Kemal Kılıçdaroğlu à jouer ce rôle n’était pas évidente au départ. Leader depuis 2010, du CHP kémaliste, le principal parti d’opposition, il avait passé son tour aux deux précédentes présidentielles, probablement pour éviter une défaite inéluctable. Il est vrai que le contexte des dernières années (usure de l’AKP au pouvoir, aggravation de la crise économique…) a changé la donne en sa faveur. Mais sa personnalité plutôt modeste, ses origines alévies et kurdes, ne le prédestinent pas à un scrutin très personnalisée.
De surcroît, de potentiels concurrents sont apparus au fil des ans. Muharrem İnce, le candidat du CHP à la présidentielle de 2018, après un bon score lors de ce scrutin, a rapidement revendiqué (mais en vain) le leadership du parti kémaliste. Mansur Yavaş et surtout Ekrem Imamoğlu, brillamment élus maires, respectivement d’Ankara et d’Istanbul, en 2019, sont devenus populaires en dehors même du parti, reléguant, pour certains, Kemal Kılıçdaroğlu au rang des has been.
Or, Muharrem İnce, même s’il est à nouveau en lice pour cette élection, est devenu un dissident marginalisé. Quant aux deux maires populaires, le premier s’est avéré trop nationaliste pour espérer rassembler l’électorat kurde d’opposition qui sera l’un des enjeux de ce scrutin, et le second est lourdement handicapé par une procédure judiciaire qui pouvait obérer sa candidature si elle avait été déclarée. Si bien qu’au fond, et tout le monde en a finalement convenu au sein de l’Alliance de la Nation qui rassemble les principales formations de l’opposition, Kılıçdaroğlu s’est imposé comme le seul candidat commun possible. Est-il pour autant un candidat par défaut et l’adversaire le plus facile pour Erdoğan ? Rien n’est moins sûr, car la campagne a ébranlé des certitudes énoncées un peu trop rapidement.
Le moment Kılıçdaroğlu ?
À bien des égards, Erdoğan n’a pas vu venir, ou plutôt revenir, celui qui le défie aujourd’hui dans les sondages. Il faut dire qu’il pensait l’avoir éreinté dès son arrivée au premier plan de la scène politique turc, en installant durablement l’impression que le leader kémaliste d’origine alévie cachait ses origines (dans la digne tradition des courants chiites de l’islam) ou fuyait ses responsabilités.
En novembre 2011, saisissant l’occasion d’une polémique au sein même de la formation kémaliste, sur les massacres de Dersim, cette province alévie kurde rebaptisée Tunceli, dont Kemal Kılıçdaroğlu est originaire et où une répression féroce s’est déroulée dans la deuxième moitié des années 1930, Recep Tayyip Erdoğan, alors premier ministre, l’avait interpelé en lui reprochant de ne pas oser s’exprimer sur cet épisode noir de l’époque kémaliste, et allant même jusqu’à présenter les excuses de la République pour ce qui s’était passé. « C’est une occasion exceptionnelle pour le CHP d’affronter cette tragédie, car son leader est un membre de la communauté de Tunceli. Vous êtes de Tunceli, pourquoi fuyez-vous ? », s’était-il alors écrié. À compter de ce moment-là, Bay Kemal a été durablement accusé d’être l’homme qui se cache ou l’homme qui fuit. Le leitmotiv est revenu, notamment lors des élections présidentielles de 2014 et de 2018. Pourquoi le leader du principal parti d’opposition n’évoque-t-il pas ouvertement ses origines, pourquoi d’ailleurs n’est-il pas tout simplement candidat aux élections présidentielles, n’a cessé de clamer Erdoğan, à cette époque, à longueur de meetings.
Mais s’il a évité la confrontation électorale directe avec Erdoğan au cours de la dernière décennie, Kemal Kılıçdaroğlu n’est pas resté inactif. Multipliant les initiatives de protestation ou de résistance civiles, il s’est forgé l’image d’un homme intègre et d’un actif défenseur des libertés fondamentales, trop souvent entamées par le pouvoir en place. En particulier, lorsqu’en 2017, il a pris la tête d’une grande marche pour la justice entre Ankara à Istanbul. Ralliant à pied les 450 km séparant les deux villes pour protester contre l’incarcération d’un élu de son parti, le leader du CHP avait pris les autorités de court, au moment où elles venaient d’instaurer un régime présidentiel autoritaire. Ayant laissé partir une marche qu’elles pensaient vouée à l’échec, elles ont vu, sans pouvoir l’interrompre, le mouvement gagner une ampleur inattendue, avant de s’achever en apothéose dans un rassemblement de près d’un million de personnes à Istanbul, 25 jours plus tard.
Le style Kılıçdaroğlu
Tirant parti du bénéfice d’un patient travail de terrain, Kemal Kılıçdaroğlu a su aussi, dans cette campagne, abattre de nouvelles cartes qui ont manifestement pris Recep Tayyip Erdoğan à contrepied. Au-delà des traditionnels meetings de masse, moins en vogue du fait des nouveaux modes de communication et du contexte inattendu créé par le séisme, son recours à de courts clips thématiques, publiés sur Tweeter, a fait mouche. Deux d’entre eux ont en particulier retenu l’attention. Celui du 9 avril 2023 où de sa cuisine, le candidat de l’opposition a brandi un oignon pour évoquer le quotidien difficile des Turcs, confrontés à une hausse spectaculaire du coût de la vie. Celui du 19 avril 2023 où de sa bibliothèque encombrée de livres et de revues, s’adressant en particulier aux jeunes qui vont voter pour la première fois, il a souligné la diversité de la société turque et ouvertement évoqué son identité alévie.
Ainsi celui que l’on disait caché, est apparu sans paillettes dans des causeries au coin du feu électroniques dont le ton direct visait manifestement à créer un nouveau climat politique de confiance, en dépit de la polarisation ambiante. La rapidité d’un propos non dépourvu par ailleurs de densité grâce à l’usage de mots simples, dans des lieux exempts de tout artifice médiatique, s’est mis alors à contraster avec l’image désormais plus lointaine d’un Erdoğan prenant le volant de la TOGG, la première voiture conçue et réalisée en Turquie, mettant en service le nouveau porte-drones Anadolu ou inaugurant à distance la première centrale nucléaire turque d’Akkuyu.
Désormais le sort en est jeté. Le style Kılıçdaroğlu résolument dépouillé qui a séduit par ses accents de proximité et de sincérité l’emportera-t-il sur celui du président sortant toujours très marqué par la grandeur, mais aussi non dépourvu, quand il le faut, d’un pragmatisme certain, qui l’a conduit à augmenter, très récemment et dans l’urgence, le salaire des fonctionnaires de 45% ? Il est probable qu’il faudra attendre le deuxième tour de la présidentielle, le 28 mai, pour le savoir. D’ici là, dès le 14 mai, les élections législatives auront rendu leur verdict, donnant aux deux candidats, qui resteront en lice pour l’élection à la magistrature suprême, d’importantes indications quant aux moyens politiques dont ils disposeront pour mettre en œuvre leur programme, s’ils sont élus.