Jean Marcou, Professeur de droit à Sciences Po Grenoble, chercheur au CERDAP2 et chercheur associé à l’Institut français d’études anatoliennes d’Istanbul
L’année 2023 sera-t-elle enfin celle de l’ouverture du Grand Musée égyptien, le nouveau musée du Caire, qui ambitionne d’être le plus grand musée archéologique du monde, en abritant les plus célèbres collections d’antiquités pharaoniques, y compris celle de la tombe de Toutankhamon ? L’édifice immense qui doit contenir plus de 130 000 artefacts, provenant de différents sites et autres musées, s’élève déjà à trois kilomètres des Pyramides de Gizeh, près de Remaya Square, et une statue monumentale de Ramsès II a même pris place depuis 2018 dans son hall d’entrée. Tout cela inciterait plutôt à l’optimiste quant à une ouverture prochaine, si celle-ci n’avait pas été tapageusement annoncée, plusieurs fois, au cours des deux dernières années, avant d’être finalement reportée sine die.
Pourtant, ce musée et plus généralement les musées du Caire sont au cœur d’une stratégie du régime politique égyptien, qui n’est pas qu’historique et touristique, mais également économique et politique. Il s’agit à la fois de relancer le tourisme en Égypte, de conforter la restructuration d’une ville du Caire en pleine expansion, et d’asseoir la crédibilité d’un renouveau égyptien, après la fin de l’épisode révolutionnaire des printemps arabes… Un programme vaste et ambitieux que le régime d’Abdel Fattah al-Sissi peine cependant à mettre en œuvre, dans le contexte d’une situation économique dégradée.
Les nouveaux grands musées du Caire
Ce processus de restructuration muséale au service de la ville et bien sûr du politique ne date pas d’hier. Le projet de grand musée égyptien en particulier a été initié, en 2002, au tournant du millénaire, sous la présidence d’Hosni Moubarak.
Alors même que les touristes affluent, d’année en année plus nombreux (ils seront plus de 14 millions en 2010, à la veille de la révolution du 25 janvier 2011), le vieux Musée égyptien de la place Tahrir, inauguré au début du 20e siècle, est souvent décrit comme à bout de souffle. Il faut donc créer un nouvel édifice, mieux à même d’épancher cette soif de vestiges et d’antiquités pharaoniques. Mais le projet qui émerge alors est très ambitieux, très coûteux, et surtout fortement perturbé par les événements politiques et sociaux qui ébranlent l’Égypte, au cours de la décennie suivante. Malgré le soutien financier du gouvernement japonais (qui a consenti un prêt de 765 millions de dollars sur un budget total de 1,1 milliard), les travaux trainent. En 2018, les bâtiments, qui ne sont toujours pas terminés, sont même endommagés par un incendie ; puis viennent la période de l’épidémie et plusieurs annonces de report d’inauguration…
En 2017, pour mieux faire attendre ceux et celles qui s’impatientent, les autorités égyptiennes inaugurent précipitamment et partiellement un autre musée, pompeusement dénommé Musée national de la civilisation égyptienne (NMEC – National Museum of Egyptian Civilisation). Il s’agit, ni plus, ni moins, de présenter la civilisation égyptienne de la préhistoire au 20e siècle dans un hall unique, immense, et un peu bruyant aux heures d’affluence. Le parcours réserve de belles surprises, notamment dans ses sections antiques, mais il n’est pas sans intriguer lorsqu’on atteint ses derniers développements, qui consacrent symboliquement les ultimes vitrines du musée aux personnalités qui sont censées avoir contribué à l’avènement de l’Égypte moderne.
Mohammed Ali était certes incontournable, mais il est surtout présenté ici comme l’homme de la culture du coton. Le khédive Ismail a lui aussi sa vitrine, en l’occurrence parce que sa mémoire est définitivement liée à l’inauguration du canal de Suez. Le roi Fouad, premier souverain du royaume indépendant d’Égypte, doit sa présence à la fondation, sous son règne, de l’Université du Caire. Quant à Talaat Harb, dont le buste trône derrière une maquette du bâtiment historique de la Banque Misr (première banque véritablement égyptienne, fondée en 1920), il est là bien sûr en qualité de fondateur de l’économie nationale. On s’étonne un peu de l’absence des symboles de la lutte pour l’indépendance égyptienne que sont Mustafa Kamel, le fondateur du nationalisme égyptien, ou plus encore Saad Zaghloul, le héros de la première révolution (1919). Mais on l’aura compris, ce musée est avant tout dédié aux techniques, aux modes de vie ou aux traditions populaires, et, en ces temps thermidoriens, mieux vaut se tenir à l’écart de sujets trop politiques, voire carrément révolutionnaires…
Des musées au service d’un développement protéiforme
Le NMEC est d’ailleurs resté une entreprise très incertaine avant d’accueillir solennellement, en avril 2021, 22 momies royales venues du Musée égyptien de la place Tahrir, à l’occasion d’un défilé grandiose dans les rues du Caire. Cette manifestation et l’installation des momies de 18 rois et 4 reines, dans un sous-sol spécialement aménagé, a indubitablement conforté la crédibilité de la nouvelle institution, comme avait pu le faire, en 2018, en ce qui concerne le Grand Musée égyptien, l’arrivée spectaculaire, dans son hall principal, du colosse de Ramsès II, à bord d’un véhicule spécialement conçu à cet effet. Il faut voir que ces parades pharaoniques contemporaines évoquent aussi, dans la mémoire collective, celle qu’avait organisée Nasser, en 1954, pour installer cette même statue de Ramsès II en face de la gare centrale du Caire, avant qu’elle n’en soit retirée en 2006. Célébrant le deuxième anniversaire de la révolution des officiers libres de 1952, cette initiative est définitivement associée à une époque où l’Égypte nassérienne apparaissait comme la nation phare du monde arabe et des pays non-alignés, au point qu’avec ou sans colosse d’ailleurs le quartier de la gare du Caire a conservé aujourd’hui le nom de Ramsès.
Création de musées, mise en valeur de sites emblématiques, déplacements de statues et de momies… ces événements participent à une restructuration fonctionnelle, spatiale et politique qui implique de tirer le meilleur parti des sites, des monuments ou des collections d’artefacts. Cela passe en particulier par des prélèvements dans le patrimoine d’autres institutions : musée copte, musée Al-Manyal ou musée d’art islamique. En l’occurrence, cela amène surtout à s’interroger sur le devenir du Musée égyptien de la place Tahrir. Lui-même était déjà le résultat de la longue histoire des musées du Caire ayant eu au 19e siècle l’ambition de mettre en valeur le patrimoine découvert par les premiers égyptologues. Parti de l’idée de Jean-François Champollion de rassembler ce patrimoine dans un lieu unique pour assurer sa protection, ce processus devait aboutir à la localisation des collections majeures dans le bâtiment imposant que l’on connait aujourd’hui place Tahrir, non sans être passé par plusieurs étapes intermédiaires, notamment celle déterminante du musée de Bulaq, fondé par les Français Auguste Mariette et Gaston Maspero.
En réalité, la problématique muséale n’a jamais cessé depuis deux siècles d’empreindre l’exercice du pouvoir, les relations internationales de l’Égypte et le développement même de la ville du Caire. Sans doute le Musée égyptien de la place Tahrir, ouvert en 1902, est-il d’un autre âge, mais l’ambiance de ses couloirs obscurs et la présence de ses belles vitrines de bois poussiéreuses, qui ont été immortalisées par les planches de deux des épisodes les plus célèbres de la bande dessinée Blake et Mortimer (Le mystère de la grande pyramide), conserve un charme nostalgique qu’il serait dommage de ne pas préserver. Cependant si cette institution survit, quelle place trouvera-t-elle dans un réagencement des musées du Caire qui s’insère aussi dans une réorganisation complexe de la métropole cairote, entre la cité du 6 octobre, le nouveau Caire, l’aéroport modernisé et étendu ? Le NMEC et le Grand Musée, même s’ils ne sont pas voisins, ont ainsi d’ores et déjà leur place sur le tracé de la futur ligne 4 du métro dont la construction est assurée par un consortium égypto-nippon. Il est vrai que le Musée égyptien est déjà solidement établi sur les lignes 1 et 2, en face de l’une des stations de métro cairotes les plus centrales (Sadate). Alors, on peut encore espérer qu’il s’y maintiendra…
Quoi qu’il en soit, si ce mouvement favorise le développement d’une effervescence historique médiatisée, et permet de faire vibrer la fibre nationale, en rappelant ces temps lointains où l’Égypte pharaonique dominait le monde, il conduit aussi à mobiliser des acteurs transnationaux, des organisations internationales ou des bailleurs de fonds étrangers dans la mesure où il concerne un patrimoine millénaire considéré comme universel. Tout cela risque pourtant de ne pas suffire à faire revenir l’Égypte sur le devant de la scène internationale, et à pérenniser une normalisation post-nassérienne, ébranlée par une crise révolutionnaire et partiellement restaurée par une reprise en main militaire.
L’économie égyptienne durement frappée par la crise ukrainienne
Car l’avenir de tous ces projets reste incertain, comme l’est plus largement celui de l’Égypte. Certes, la grande crise internationale qui s’est nouée en 2022 n’a pas pour cadre le Moyen-Orient. Mais la guerre russo-ukrainienne, puisque c’est bien d’elle dont il s’agit, n’en a pas moins des conséquences redoutables pour un pays, qui est le premier importateur de céréales et le premier consommateur de pain au monde. Comme le rappelait l’un des intervenants de la 8e journée internationale sur le Moyen-Orient qui s’est tenue à Sciences Po Grenoble-UGA, le 6 décembre 2022, en arabe égyptien, pain se dit « Eich », ce qui signifie « la vie ». Dès lors, on comprend mieux pourquoi la société égyptienne est concernée au premier chef par le conflit russo-ukrainien, à plus forte raison quand on se souvient que 70 millions d’Égyptiens (sur 105) bénéficient du droit d’acheter les contingents de pain subventionnés par l’État. En décembre 2022, de surcroît, l’Institut national de l’alimentation a provoqué une tempête de protestation et de colère sur les réseaux sociaux, en recommandant aux Égyptiens, pour qui la viande même congelée est devenue une denrée de luxe, de ne pas jeter les pates de poulets, et de consommer cette partie négligée du volatile, qui serait riche en protéines, vitamines et sels minéraux…
En fait, l’invasion de l’Ukraine a amené les investisseurs internationaux à se détourner d’un pays qui a perdu par ailleurs la plus grande partie de ses touristes russes et ukrainiens. Au second semestre 2022, l’Égypte n’a donc eu d’autres choix que de demander au FMI de lui a accorder un prêt de trois milliards de dollars, qui devrait être complété par un financement de 14 milliards, accordés par des organisations et partenaires internationaux (entre autres, ses voisins du Golfe qui la soutiennent déjà fortement depuis les lendemains de la révolution). Mais pour obtenir cet appui, le gouvernement a dû dévaluer la monnaie nationale de 15%. Et last but not the least, le 20 décembre 2022, le parlement égyptien a donné son accord à un projet de loi qui permettra de vendre des actifs de l’Autorité du canal de Suez, via la création d’un Fonds souverain. Si l’ouverture du capital de cet organisme public à des investisseurs privés a suscité un tel émoi sur les bords du Nil, c’est parce que la nationalisation du canal de Suez, décidée par Gamal Abdel Nasser, en 1956, était alors apparue comme l’acte d’indépendance par excellence de la nouvelle République arabe d’Égypte. Depuis cette annonce, les médias pro-gouvernementaux s’emploient laborieusement à faire comprendre qu’il n’est pas question de brader un canal, qui reste le symbole même de la souveraineté nationale.
Il y a pourtant une note d’optimisme dans ce tableau économique inquiétant. L’Égypte dispose du gisement de gaz le plus important en Méditerranée orientale. Dénommé Zohr depuis sa découverte en 2012, il lui a permis d’accroitre ses exportations gazières vers l’Europe et de les pérenniser à la suite de l’accord tripartite de livraison de gaz naturel liquide, qu’elle a signé, au Caire, avec Israël et l’Union européenne, en juin 2022. Cette nouvelle ressource, certes bienvenue, ne permettra pas néanmoins de faire oublier que la dette de l’Égypte se monte à 42 milliards de dollars, et que ce pays est désormais classé, par les agences internationales de notation, dans la catégorie de ceux qui présentent le plus de risques de non-remboursement de leur dette extérieure. Dans cet avenir incertain, le seul atout de l’Égypte, est une fois de plus que personne ne souhaite la voir s’effondrer, et que beaucoup sont prêts à l’aider à surmonter cette mauvaise passe, quoi qu’il en coûte. Mais il n’est pas sûr toutefois que cette « générosité » ira jusqu’à favoriser l’accélération de l’achèvement des projets muséaux en cours.