Merve Özkaya, Doctorante en science politique, Université Grenoble-Alpes
Aux prises avec une forte inflation, ces dernières années, les Turcs vont se rendre aux urnes en juin 2023, année du centenaire de la proclamation de la République de Turquie. La crise économique qui sévit dans le pays et la position complexe de la Turquie dans l’actuel contexte international vont-elles contribuer à mettre un terme à vingt ans de pouvoir d’Erdoğan ? À l’heure où les sondages montrent que le chef de l’État turc est en mauvaise posture, on peut aussi se demander comment l’opposition, qui a relevé la tête lors des élections municipales de 2019, se prépare à ces élections, qui seront à la fois présidentielles et législatives.
La Turquie face à une grave crise économique
L’économie turque, qui a connu une croissance spectaculaire au cours de la première décennie de l’AKP au pouvoir, grâce aux capitaux et aux crédits internationaux, traverse désormais des moments très difficiles. L’actuelle crise économique a commencé à se manifester avec la chute de la livre turque, au cours de l’année 2018. Aux sources de cette situation dégradée, on trouve également la détérioration des relations entre les États-Unis et la Turquie. Ces tensions avaient notamment suivi l’arrestation du pasteur évangélique américain Brunson, qui résidait en Turquie depuis plus de vingt ans, et que la Turquie accusait alors d’être lié au mouvement Gülen, l’organisation considéré comme responsable du coup d’État manqué de 2016. La dépréciation de la livre turque, déjà entamée, s’est encore accélérée à la suite d’un tweet du président américain de l’époque, Donald Trump, qui avait menacé de « détruire » l’économie turque, si l’armée turque s’attaquait aux Kurdes syriens, au moment où les États-Unis retiraient leurs forces spéciales du Rojava.
Outre ces tensions diplomatiques avec les États-Unis, la hausse des taux d’intérêt de la réserve fédérale des États-Unis a été à l’origine d’une crise de la dette et d’une hausse de l’inflation en Turquie. Certains économistes avancent que la situation a de nouveau empirée, suite aux instructions données par Recep Tayyip Erdoğan à la Banque centrale de Turquie, afin qu’elle maintienne ses taux d’intérêt à un niveau extraordinairement bas. Erdoğan, qui s’est souvent présenté comme un économiste à cette époque, a souligné que les taux d’intérêts étaient la cause de tous les maux, et que cela était clairement signifié par la religion musulmane. Cette attitude du président turc aurait ainsi généré des doutes quant à l’indépendance décisionnelle de la Banque centrale de Turquie, et freiné l’appétit des investisseurs pour les marchés turcs.
Par la suite des événements de dimension internationale, l’épidémie de covid-19 et la guerre en Ukraine, ont une nouvelle fois accentué les effets de la crise. Ceux-ci se sont traduit significativement par une inflation sans précédent depuis les années 1990. En novembre 2022, le taux d’inflation annuel atteignait déjà 85% selon le TÜIK (l’institut statistique de Turquie). Les effets de cette crise qui frappent tous les secteurs de la société turque depuis 2018 expliquent la défiance qui se manifeste envers le gouvernement désormais. Mais il n’est pas possible de comprendre la situation actuelle de l’économie turque, sans prendre en compte la crise politique et sociale qui s’est nouée dans ce pays, du fait de la montée de l’autoritarisme, au tournant des années 2010.
Le durcissement du régime politique d’Erdoğan
La répression de l’opposition au gouvernement, qui a permis en particulier de mettre un terme aux manifestations de Gezi, en 2013, n’a pas empêché l’AKP de perdre la majorité parlementaire, lors des élections législatives de juin 2015. Aucun gouvernement de coalition n’a pu être formé par la suite, il a donc été décidé de reconvoquer le scrutin. La campagne pour les élections anticipées de novembre 2015 a été fortement perturbée par une suite d’attentats, qui ont été revendiqués, soit par les TAK (Les faucons de la liberté du Kurdistan, une organisation indépendantiste kurde, placée sur la liste des organisations terroristes en Turquie et en Europe, et fondée en 2004 par des dissidents du PKK), soit par Daech. Après les élections de novembre 2015, l’AKP, revenu seul au pouvoir, a intensifié sa lutte contre ses adversaires en politique intérieure.
Ainsi à partir de 2016, le HDP, un parti politique issu du mouvement kurde, qui a donné du fil à retordre à l’AKP après avoir remporté plus de 13 % des voix aux législatives de juin 2015, a été l’objet d’une série de procédures judiciaires engagées contre ses cadres ou ses militants. Selahattin Demirtaş, le co-président du parti en personne, a été accusé de divers crimes, tels que de « diriger », « soutenir » ou « faire la propagande » du PKK. Après la tentative de coup d’État manqué de juillet 2016, alors même que le régime se durcissait, Demirtaş a été arrêté, condamné, et se trouve actuellement toujours en prison, d’où il a d’ailleurs fait campagne pour les élections de 2018, terminant à la troisième place de la présidentielle. Par ailleurs, la lutte de l’AKP contre les gülénistes, ses anciens amis devenus ses nouveaux ennemis, s’est intensifiée. Leurs cadres dans la fonction publique ont été l’objet de purges systématiques, et toutes leurs activités économiques, éducatives, médiatiques ont été proscrites ; ce qui a conduit à leur cessation pure et simple.
En fait, à la suite de la tentative de coup d’État du 15 juillet 2016, l’AKP, devenu encore plus autoritaire, a conforté le changement de régime en cours par un référendum constitutionnel, en ayant gagné entretemps le soutien du parti d’extrême droite, MHP. Après le référendum en question, remporté de justesse, en avril 2017, avec une majorité de 51,4% des suffrages exprimés, le système parlementaire a été remplacé par un régime autocratique présidentiel, dans lequel le président Erdoğan est le chef de l’État ainsi que le chef du gouvernement. Cette réforme a fait disparaître la fonction de Premier ministre (qui existait depuis l’Empire ottoman), et elle est véritablement entrée en vigueur, après les élections présidentielles et législatives de juin 2018.
La perte de la popularité d’Erdoğan : la fin d’une époque ?
Bon gré mal gré, Erdoğan a su gagner chaque élection depuis 2002, tant grâce à un soutien populaire important que par des manœuvres politiques qui lui ont permis à chaque fois de retourner les crises sociales et politiques en sa faveur. Néanmoins, selon les résultats de certaines enquêtes électorales, cette situation pourrait changer, lors des prochaines élections, qui doivent normalement se tenir en juin 2023.
Différentes enquêtes électorales, menées depuis juin 2018, montrent que l’AKP a perdu de nombreuses intentions de vote. Alors qu’il avait obtenu 42 % des voix, lors des élections législatives de 2018, les sondages pour celles de 2023 le donnent aujourd’hui autour de 30% des voix. Les grands partis d’opposition, comme le CHP (le parti kémaliste de tendance social-démocrate et laïque) et le İYİ Parti (un parti de tendance nationaliste-laïque), enregistrent pour leur part une hausse qui pourrait leur permettre de l’emporter. L’une des principales raisons de la chute drastique du soutien électoral à l’AKP, ces dernières années, est indéniablement la crise économique.
Selon une enquête menée en avril dernier par la société de sondage Aksoy, 88 % des sondés évaluent l’économie turque comme étant en difficulté, et plus de 76 % d’entre eux blâment le parti au pouvoir pour cette situation. Même parmi les soutiens déclarés de l’AKP, 57 % des personnes interrogées le trouvent responsable de la mauvaise situation économique, tandis que 43 % pointent du doigt le rôle que joueraient en l’occurrence des forces extérieures. Dans les enquêtes menées par Ipsos en Turquie, la proportion des personnes interrogées, déclarant que le plus gros problème en Turquie est l’économie, a été évaluée à 92 %, en avril 2022.
L’opposition en campagne
Tandis que l’AKP continue à perdre de sa popularité, les partis d’opposition sont de plus en plus organisés, et reprennent la main comme jamais en vingt ans de gouvernement AKP. Depuis février dernier, l’alliance d’opposition appelée « Alliance de la nation » englobe six partis politiques. Toutes les composantes de cette alliance, à l’exception du CHP kémaliste, sont à droite. Le İYİ Parti (le Bon Parti) fondé en 2017 par Meral Akşener, est une scission du parti d’extrême droite MHP. Le DP (parti démocrate) se pose en héritier des anciens partis de centre-droit (DYP – Parti de la juste voie-, AP – Parti de la Justice-, et de l’emblématique parti démocrate d’Adnan Menderes) qui ont souvent gouverné la Turquie dans la seconde moitié du vingtième siècle. Le SP est le parti traditionnel de l’islam politique, rattaché à la mouvance Milli Görüş dont est issu aussi l’AKP (mais les deux partis sont rivaux depuis leur création, en 2001). Quant aux deux autres partis de cette alliance, le DEVA (parti de la démocratie et du progrès) et le GP (parti du futur), ils ont tous les deux été fondés par des cadres dissidents de l’AKP. Le DEVA a été créé par Ali Babacan, ancien ministre des Affaires étrangères et ministre de l’Économie d’Erdoğan pendant treize ans, et le GP par Ahmet Davutoğlu, ministre des Affaires étrangères dans différents cabinets d’Erdoğan pendant cinq ans, et Premier ministre AKP de la Turquie, de 2014 à 2016.
Cette alliance, qui a pris pour slogan, « un système parlementaire renforcé pour la Turquie de demain », ne s’est pas encore mise d’accord sur un·e candidat·e commun·e à la présidentielle. Bien que certains estiment préférable de déclarer cette candidature le plus tard possible pour retarder la contre-attaque électorale d’Erdoğan qui ne manquera pas d’advenir, il semble surtout qu’il n’y ait pas d’unanimité de ces six partis à ce sujet. Parce qu’il est capable de rallier les voix de la frange kémaliste-laïque et d’une droite nationaliste qui ne voterait plus pour l’AKP, le maire d’Ankara Mansur Yavaş, issu du CHP et ancien du MHP, est l’une des personnalités, les plus souvent citées, pour être le candidat unique de l’opposition. Cependant, le leader du CHP, Kemal Kılıçdaroğlu, semble également être un présidentiable potentiel, d’autant qu’il a clairement fait savoir son intention de se présenter.
D’autres rumeurs évoquent la candidature du maire d’Istanbul, Ekrem İmamoğlu, dont la victoire en 2019, face au candidat de l’AKP, a démontré la possible réussite d’une stratégie d’union de l’opposition. Cependant, cette candidature potentielle est hypothéquée par la condamnation d’İmamoğlu à plus de deux ans de prison, le 14 décembre dernier, « pour insulte envers des fonctionnaires turcs ». En 2019, le futur maire d’Istanbul avait en effet dénoncé publiquement l’annulation de son élection à la mairie d’Istanbul par le conseil supérieur des élections, avant que les électeurs stambouliotes ne confirment largement sa victoire, lors d’un nouveau scrutin organisé deux mois plus tard. Il reste que si cette condamnation est confirmée en dernière instance, toute activité politique sera interdite à İmamoğlu. Quoi qu’il en soit, l’actuel leader du CHP, Kemal Kılıçdaroğlu, a appelé Mansur Yavaş et Ekrem İmamoğlu à rester maires de leurs villes et à ne pas s’impliquer directement dans le prochain scrutin présidentiel. La désignation d’un candidat commun de l’Alliance de la nation est donc loin d’être un problème réglé, mais les partis membres de cette coalition continuent de se réunir régulièrement. Le 2 octobre 2022, l’Alliance a même annoncé la création d’un shadow cabinet, et a assuré qu’elle était prête à exercer le pouvoir.
Une autre alliance d’opposition est l’Alliance du travail et de la liberté, qui a été récemment créée par le Parti des travailleurs de Turquie (TİP, un parti socialiste) et le HDP, le parti kurde, troisième formation du parlement turc. Le leader du TİP, en particulier, a déclaré envisageable de soutenir le candidat commun de l’Alliance de la nation contre Erdoğan, mais en laissant entendre qu’il faudrait qu’il ait une certaine proximité idéologique avec l’Alliance de travail. Or, il y a peu de chance qu’un tel profil de candidature émerge en raison du clivage idéologique entre ces deux lignes opposées, notamment en ce qui concerne le nationalisme et le rapport à la question kurde.
Quant au parti d’Erdoğan, qui a annoncé reconduire la candidature de son leader à la présidence, au début du mois de juin dernier, il essaye de retrouver la base électorale conservatrice-nationaliste, qui lui avait permis de l’emporter en 2016, 2017 et 2018. Ciblant son discours sur des valeurs nationalistes et moralisatrices pour ce qui est de la politique intérieure, il donne, de manière complémentaire, aux orientations de sa politique étrangère, une tonalité belliciste, en ne manquant pas une occasion actuellement de s’en prendre à la Grèce. Cela suffira-t-il pour permettre à ceux qui gouvernent depuis 2002 de l’emporter, une nouvelle fois, en juin 2023 ? Il est encore difficile de faire des pronostics, mais il est sûr que l’actualité politique des prochains mois en Turquie sera particulièrement dense.