Jean Marcou, Professeur de droit à Sciences Po Grenoble, chercheur au CERDAP2 et chercheur associé à l’Institut français d’études anatoliennes d’Istanbul
Le 13 novembre 2022, alors qu’à Paris, on commémorait les victimes des attentats survenus le même jour en 2015, Istanbul était frappée par une attaque à la bombe dans l’un de ses quartiers emblématiques. Ce jour-là, sur Istiklal Caddesi (l’avenue de l’indépendance), en milieu de l’après-midi, à l’heure où cette interminable artère piétonne accueille une foule particulièrement dense, l’explosion d’une bombe déposée sur un banc a provoqué la mort de six personnes (dont deux enfants), en faisant par ailleurs plus de 80 blessés. Ce drame a été ressenti avec d’autant plus d’angoisse par les Stambouliotes qu’en mars 2016, Istiklal Caddesi avait déjà été le théâtre d’une attaque comparable et que, cette année-là et la précédente, la Turquie (comme la France à la même époque) avait été l’un des pays les plus touchés par une vague d’attentats spectaculaires, le plus souvent commandités par Daech.
Mise en cause du PKK et représailles
Les autorités turques ont presqu’immédiatement accusé le PKK, ou plus exactement sa branche syrienne et ses multiples structures (PYD-YPG), d’être derrière cette explosion meurtrière. À peine dix heures plus tard, elles ont arrêté une jeune Syrienne, Ahlam Albashir, et plusieurs autres personnes, qui ont avoué avoir été recrutées et rémunérées pour commettre l’attentat. Pour sa part, l’organisation kurde mise en cause a démenti toute implication, et reproché au gouvernement turc d’avoir, en l’occurrence, « des plans obscurs ». Depuis, cinq autres personnes suspectées d’avoir aidé les auteurs de l’attentat d’Istiklal Caddesi ont été également arrêtées en Bulgarie. Et alors que la Turquie demande leur extradition, elle a conduit dans la nuit du 19 au 20 novembre une série de frappes aériennes sur 89 objectifs tenus par le PYD-YPG et ses alliés (en particulier les Forces démocratiques syriennes), dans le nord de la Syrie et de l’Irak.
Le ministère turc de la défense a affirmé avoir mené cette opération aérienne, baptisée « Pençe Kılıç Hareketi » (l’offensive griffe-glaive) en représailles, déclarant notamment : « L’heure des comptes a sonné, les salauds devront payer pour leurs attaques perfides ». Recep Tayyip Erdoğan, quant à lui, a annoncé que ces frappes n’étaient qu’un début. Quelles que soient les suites des opérations conduites en Syrie et en Irak, comme d’ailleurs celles de l’enquête toujours en cours, il faut rappeler que ces événements interviennent dans un contexte particulièrement complexe, dont les implications, à la fois internationales et intérieures, sont multiples.
La relance du projet turc d’une nouvelle intervention militaire en Syrie
Depuis 2016, la Turquie a mené trois offensives terrestres indirectement ou directement contre les milices kurdes, dans le nord de la Syrie. Depuis 2019, par ailleurs, elle conduit des frappes aériennes et des incursions militaires transfrontalières permanentes en Irak contre le PKK, qui circule entre sa base arrière des montagnes de Qandil, dans l’extrême-nord-est de ce pays, et la frontière de ce dernier avec la Syrie, à l’ouest. En Syrie, ces opérations militaires ont permis à l’armée turque de se rendre maitre d’une bande frontalière-tampon presque continue. La seule zone faisant exception dans ce continuum est la rive orientale de l’Euphrate et la ville de Kobané, qu’Ankara a d’ailleurs identifiées, dans ses communiqués, comme l’endroit d’où seraient « partis les ordres » pour commettre l’attentat. Or, c’est bien dans cette zone frontalière kurde qui, en Syrie, échappe à son contrôle, que la Turquie aspire à mener une nouvelle opération militaire depuis plusieurs mois.
Tout en s’inscrivant dans le projet constant qui, depuis 2016, motive la Turquie à enrayer le développement d’une zone kurde autonome en Syrie, cet objectif a aussi des explications plus récentes. C’est en effet en juin dernier que l’idée de cette offensive a repris corps, à la fois dans le contexte de la guerre en Ukraine, et dans celui des candidatures suédoise et finlandaise à l’OTAN. Lorsqu’en juin et juillet derniers, il commence à s’entremettre pour favoriser une négociation entre Moscou et Kiev qui conduira à l’accord du 22 juillet 2022 prévoyant la reprise des exportations céréalières ukrainiennes via un couloir sécurisé en mer Noire, le gouvernement turc essaye également de faire accepter aux Russes en contrepartie l’idée d’une nouvelle intervention de son armée en Syrie contre les milices kurdes syriennes (YPG).
La relance de ce projet d’intervention militaire est motivée par les objections qui sont celles de la Turquie à la candidature de Stockholm et d’Helsinki à l’OTAN, au prétexte que Suédois et Finlandais donnent asile à des opposants kurdes qu’Ankara considère comme liés au PKK et donc comme terroristes. Un engagement militaire turc en Syrie contre la branche syrienne du PKK viendrait alors opportunément rappeler le fait que la Turquie, aux prises avec les terroristes, peut légitimement s’inquiéter de l’entrée dans l’OTAN de pays qui leur donnent asile. Pourtant, lors des négociations de l’accord céréalier, puis des multiples contacts qu’il aura avec Vladimir Poutine, Recep Tayyip Erdoğan ne parviendra à obtenir de la Russie que des déclarations polies reconnaissant son droit à préserver la sécurité de son pays.
L’hostilité de la plupart des acteurs de la région à une nouvelle intervention turque au sol
L’attentat du 13 novembre semble donc avoir créé les conditions pour rendre possible une intervention turque. Mais il est important d’observer qu’il ne s’agit pour l’instant que de frappes aériennes, c’est-à-dire de développements qui sont beaucoup plus circonscrits que les précédentes opérations qui avaient impliqué des déploiements importants de troupes au sol. Il est vrai que Recep Tayyip Erdoğan a présenté ces événements comme la première phase d’une intervention d’envergure inéluctable. Cette opération n’a pourtant l’aval d’aucuns des acteurs impliqués dans la zone. Le 22 novembre, par la voix d’Alexander Lavrentyev, l’un de ses diplomates confirmés en déplacement au Kazakhstan, le Kremlin a appelé la Turquie à la retenue « pour prévenir les tensions, tant dans le nord et le nord-est de la Syrie, que sur l’ensemble de son territoire ».
Le même jour, plusieurs représentants de l’administration Biden, ont rappelé l’hostilité des États-Unis à une nouvelle opération militaire turque au sol, en appelant à la désescalade. Pour sa part, Recep Tayyip Erdoğan a réitéré son projet d’intervention en s’en prenant (sans les nommer formellement) aux États-Unis et aux liens que leurs forces spéciales (toujours présentes sur place au nombre d’environ 900 hommes) entretiennent avec les milices kurdes. En outre, le 22 novembre, en dépit des dernières mises en garde américaines, un drone turc a frappé un poste de commandement des Forces démocratiques syriennes, à proximité d’une position des forces spéciales américaines dans le nord de la Syrie. Cette posture turque de défi à l’égard des Etats-Unis confirme une attitude déjà très hostile à l’issue de l’attentat, qui avait vu Ankara refuser les condoléances de Washington. Pour autant, Recep Tayyip Erdoğan ne peut compter sur le soutien de la Russie, comme on l’a vu, et encore moins sur celui de l’Iran, opposé de longue date à toute intervention de l’armée turque en Syrie.
Un climat préélectoral à ne pas perdre de vue
En tout état de cause, à sept mois des prochaines élections générales, cette initiative donne l’occasion à Recep Tayyip Erdoğan et à ses soutiens politiques (notamment le parti ultra-nationaliste MHP) de tester la réaction de l’opinion publique turque sur un thème sécuritaire. Car, pour apprécier ces développements, on ne peut faire abstraction du climat pré-électoral de tension qui tend à empreindre actuellement l’ensemble de la scène politique turque. En 2015, après son revers lors des élections législatives de juin, qui l’avaient vu perdre sa majorité absolue, l’AKP était parvenu à retrouver, en novembre, sa suprématie au sein du parlement, au terme d’un scrutin anticipé et de plusieurs semaines de campagne, conduites dans un contexte d’attentats répétés, et d’affrontements entre les forces de sécurité turques et la guérilla kurde dans le sud-est du pays.
Alors que le parti au pouvoir est en difficulté dans les sondages, et qu’il affronte une crise économique sans précédent du fait d’une inflation galopante et de la dépréciation vertigineuse de la devise nationale, la tentation de susciter un réflexe sécuritaire dans l’électorat est grande. Mais la conduite d’une opération militaire en Syrie pourrait amener la Turquie à s’isoler à nouveau, à l’heure où elle s’emploie à renouer avec des acteurs majeurs de la région et à jouer les médiateurs dans le conflit russo-ukrainien.