Daniel Meier, enseignant à Sciences Po Grenoble, chercheur associé à l’UMR Pacte
Le Liban et Israël viennent de signer un accord portant sur la délimitation d’une grande partie de leur frontière maritime, ce qui a surpris les analystes et commentateurs puisque le Liban n’a jamais reconnu l’existence de l’Etat hébreu et n’a signé avec lui qu’un accord sur une ligne de cessez-le-feu en 1949 comme base de leur frontière terrestre commune. Il n’empêche, Yaïr Lapid, le premier ministre israélien en pleine campagne électorale n’a pas manqué de présenter cet accord comme une reconnaissance de fait d’Israël par le Liban. Une affirmation aussitôt démentie par la présidence libanaise et le Hezbollah qui, par la voie de son secrétaire général, Hassan Nasrallah, s’est fendu d’un commentaire jeudi soir 27 octobre, à peine l’accord signé, en soulignant que « ce qui a été signé aujourd’hui par le président n’est ni un accord international, ni une reconnaissance d’Israël ni une normalisation ». Alors de quoi s’agit-il au juste ? Et comment expliquer l’empressement du chef du groupe chiite, ennemi juré d’Israël, à se féliciter de cet accord ? En somme, comment expliquer la conclusion d’un tel accord maritime entre deux Etats qui sont encore techniquement en guerre ?
S’il est tentant de se tourner vers les juristes pour obtenir une qualification de l’accord signé, le type de document signé ne peut à lui seul résumer le processus et les enjeux de cet accord. On peut faire confiance aux juristes libanais pour avoir préparé un montage juridique permettant d’éviter tout amalgame entre cet accord et un traité : absence de rencontre des deux délégations en face à face tout au long du processus de négociations puis lors de la signature de l’accord, paraphe de deux documents distincts sur lesquels les signatures de l’autre partie n’apparaissent pas. Mais surtout, souligne Rizk Zgheib, avocat et maître de conférence en droit et science politique à l’Université Saint-Joseph de Beyrouth, le document signé ne peut être qualifié de traité dans la mesure où il ne prévoit pas de sanctions en cas de non-respect de ses dispositions.
C’est peut-être là, au revers de ce que n’est pas cet accord, que réside l’intérêt de celui-ci pour le parti chiite. Il a en tous cas déjà permis à Hassan Nasrallah de bien rappeler que son parti n’avait donné aucune garantie sécuritaire. En outre, l’accord, faut-il le rappeler, n’est pas complet puisque subsiste un désaccord entre les deux parties sur les premiers kilomètres de la ligne frontalière – qui a donné lieu à l’apparition d’une « zone franche séparative » – dans l’attente soit d’une négociation portant sur le point initial de la frontière maritime, soit d’un affrontement armé pour « libérer les 2,5 km2 » de cette zone, comme l’a déclaré Hassan Nasrallah lors du discours télévisé du 29 octobre. Enfin, pour le Hezbollah, cet accord prend place dans un contexte interne délétère devant permettre aux élites politiques à la légitimité écornée par la situation économique catastrophique que traverse le pays de se refaire une virginité. Partiel et conjoncturel, cet accord doit néanmoins permettre l’exploitation des blocs sud de la zone économique exclusives (ZEE) libanaise potentiellement riche en hydrocarbures, notamment le champ gazier de « Cana ». En s’associant à l’Etat libanais dans la célébration du succès que représente cet accord, le Hezbollah a voulu rappeler son rôle déterminant de state-builder qui, au-delà du cas de cette entente, témoigne de son emprise sur les dossiers stratégiques des frontières étatiques comme ce fut le cas dans le passé au Sud et à l’Est du pays.
Genèse d’un accord complexe en terrain miné
Dès lors, comment cet accord a-t-il pu voir le jour ? Et pourquoi sa perception est-elle aussi ambivalente au sein de la population, les plus virulents dénonçant le fait que la souveraineté aurait été brocardée ? Deux étapes nécessitent d’être identifiées : la première qui a forgé la problématique jusqu’en 2011 et celle qui, depuis 2012, a constitué le socle des négociations qui viennent d’aboutir à cet accord.
La première délimitation maritime a eu lieu avec Chypre en 2007 lorsque sept points maritimes (1-7) frontaliers furent définis par des agents libanais. Le Parlement ne ratifia pas cette mouture initiale incomplète puisqu’il manquait les triples points maritimes du Nord et du Sud respectivement avec la Syrie/Chypre et Israël /Chypre qui n’avaient pas été identifiés. Ainsi, lors d’une nouvelle délimitation réalisée en 2009, le point 1, fut remplacé par le point 23, 17 kilomètres plus au sud, identifié par l’équipe libanaise sur la base d’une carte de l’amirauté britannique comme la triple frontière maritime libano-israélo-chypriote. Cette délimitation de 2009 visait à identifier l’ensemble de la zone économique exclusive (ZEE) libanaise et les coordonnées de l’ensemble de ces points fut transmis aux Nations Unies en novembre 2011, après l’adoption d’une loi et d’un décret portant sur la zone maritime et ses frontières, afin que le Liban puisse faire valoir ses droits dans l’exploitation de ses fonds marins. Or, dans le même temps, Israël, également soucieux d’exploiter ses fonds marins et de faire valoir ses droits sur sa ZEE, signait avec Chypre, en décembre 2010, un accord sur leur démarcation frontalière. Ce faisant, Israël utilisa pour sa triple frontière avec le Liban et Chypre le point 1 du tracé libanais incomplet de 2007 au lieu du triple point 23 de 2009. Cette manœuvre orchestrée par le gouvernement Netanyahou et entérinée par le cabinet israélien en juillet 2011 créa une zone litigieuse d’environ 860 km2 où la ZEE d’Israël et du Liban se chevauchaient (Figure 1).
Une seconde période s’ouvrit l’année suivante lorsque les Etats-Unis entendirent faire une médiation afin de trouver une solution négociée. Le premier émissaire du département d’Etat américain, Fredrick C. Hof, proposa une ligne, dite « ligne Hof », qui divisa la zone contestée de façon à octroyer 55% au Liban et 45% à Israël. Ces termes de la négociation trahissaient l’absence de base légale à la revendication israélienne mais aussi la partialité du médiateur américain. Pour sa part, le Liban refusa tout fractionnement de cette zone litigieuse avant que les vicissitudes de la politique libanaise face à la crise syrienne n’engloutissent les négociations. La classe politique, en perte de légitimité depuis lors, a cherché dès les années 2017-2018 à revivifier le dossier maritime en faisant miroiter d’importantes ressources en pétrole et gaz dans les fonds marins libanais lorsqu’elle octroya la licence d’exploitation des blocs 4 (centre) et 9 (frontière sud) au consortium franco-italo-russe Total-ENI-Novatek. Les premiers sondages en 2020 puis 2021 dans le bloc 4 s’avérèrent toutefois très décevants.
En contrepoint, l’initiative diplomatique reprit à l’automne 2020 sous l’égide des Etats-unis sur la base d’un « accord-cadre » élaboré avec le chef du Parlement, le chiite Nabih Berri, rendu plus coopératif suite aux sanctions américaines affectant certains cadres de son parti. Le processus placé sous les auspices de l’américain David Schenker, secrétaire d’état adjoint pour le Moyen-Orient, était également salué par les autorités israéliennes qui soulignaient qu’il s’agissait du résultat de trois années d’efforts diplomatiques américains. Comme l’expliquait la spécialiste en ressources naturelles Laury Haytayan, le cadre de ses négociations était centré sur la zone litigieuse de 860 km2 sans pour autant y être limité. Ce que la délégation libanaise ne s’est pas privée d’exploiter dès le second round de négociations en ressortant des tiroirs un tracé alternatif proposé par l’Office hydrographique britannique en 2011, qui, toujours fondé sur les principes de l’équidistance prônée par la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer (UNCLOS), faisait le choix de ne pas accorder d’effet sur l’orientation de la ligne frontalière à un ilot israélien inhabité, Tekhelet, long d’une cinquantaine de mètre et proche de la zone frontalière. Il en a résulté une nouvelle ligne frontalière plus au sud, la ligne 29, soutenue par l’armée et une frange politique souverainiste, accroissant la revendication territoriale libanaise de 1430 km2 et allant jusqu’à empiéter sur le champ gazier israélien de Karish (Figure 2). Cette position maximaliste n’a visiblement pas été du goût de Washington ni bien entendue de Tel Aviv, ce qui a conduit dès décembre 2020 à un gel des négociations durant lequel le Président libanais Michel Aoun n’a pas manqué de faire monter la tension en menaçant de faire enregistrer la ligne 29 comme nouvelle délimitation de la ZEE libanaise auprès de l’ONU.
C’est finalement au cours de l’automne 2021 qu’un nouveau négociateur américain, Amos Hochstein, fit avancer le dossier. L’entrée en scène de l’initiateur de l’accord-cadre de 2020 et négociateur en chef de l’administration Biden montra la volonté américaine d’aboutir sur ce dossier à ce stade du processus et de faire pression sur les parties en jeux. La suite est faite de haut et de bas, au gré des allées et venues du médiateur américain, avec une phase critique au début de l’été 2022 lorsque le Hezbollah a envoyé trois drones vers le champ gazier de Karish afin de faire passer un message menaçant sur ses intentions au cas où Israël tenterait d’exploiter ce champ sans avoir au préalable permis au Liban de pouvoir exploiter ses ressources en hydrocarbures via un accord sur la délimitation frontalière. Ainsi posé en gardien des intérêts de la nation, le Hezbollah ne manqua pas de crier victoire lorsque, quelques semaines plus tard, Amos Hochstein arriva à Beyrouth avec une réaction positive d’Israël à l’idée libanaise d’inclure la totalité champ gazier de Cana sous souveraineté libanaise alors que ce dernier empiète sur la ZEE israélienne. Israël proposa ensuite une contrepartie en récupérant de la surface avec une ligne 23 rabattue sur la ligne Hof au niveau du bloc 8.
Un autre scénario consista ensuite à ne plus modifier la ligne 23 mais envisager une solution à deux étages sur le champ de Cana, la zone en surface étant israélienne alors que les fonds marins pourraient être exploiter par le Liban. Finalement, la souveraineté libanaise sur tout le champ de Cana fut octroyée en échange du paiement de royalties liées à son exploitation par la compagnie pétrolière en charge (Totalenergie). Un autre dossier lié au segment initial de la ligne maritime frontalière a été encore plus ardu à négocier, les parties campant chacune sur leur position. Le Liban qui souhaite impérativement conserver le point B1 comme point terrestre initial de la frontière maritime a du céder à la demande israélienne de conserver « la ligne des bouées » au départ du point 31 (en mer) située plus au nord que la ligne 23. Pour ne pas renier sa position, le Liban s’est toutefois vu garantir la souveraineté maritime jusqu’à la ligne 23, moyennant la création d’une « zone franche séparative » entre les deux lignes (Figure 3).
Deux leçons peuvent donc être tirées de cette orogenèse complexe en terrain miné : la nécessité d’adosser pareil processus de négociation à des gains tangibles, celui de l’exploitation des ressources en hydrocarbures. Et le recours à une solution qui n’est pas achevée : grâce à la création d’une buffer zone, il laisse en suspens un litige d’ampleur, celui du point de départ de la frontière maritime en tant qu’il est également le point initial de la frontière terrestre.