Frédéric Gonthier est professeur de science politique à Sciences Po Grenoble et au laboratoire Pacte (@FredGonthier). Tristan Guerra est ATER à Sciences Po Grenoble et doctorant au laboratoire Pacte (@TristanGuerra_)
Le vote des Gilets Jaunes a souvent été catalogué comme un vote de rejet. Dans un article récent, nous nous appuyons sur une expérimentation conduite pendant le mouvement pour mettre en évidence que les considérations programmatiques, à commencer par le Référendum d’Initiative Citoyenne, occupent la première place dans leurs logiques de vote.
Une littérature abondante s’est intéressée aux liens entre les caractéristiques des électrices et des électeurs et les caractéristiques des candidates ou candidats. Il a notamment été souligné que les citoyens préfèrent les candidats qui leur ressemblent. Ce principe de congruence (voter-politican congruency) se décline selon trois grandes dimensions : une dimension statutaire (on préfère un candidat proche par son profil social), une dimension idéologique (on préfère un candidat qui partage nos idées et valeurs politiques), et une dimension plus programmatique (on préfère un candidat qui défend nos revendications, sans être forcément de la même origine sociale, ou de la même couleur politique).
Pour autant, comment les électeurs arbitrent-ils entre ces trois conditions quand elles ne sont simultanément remplies par un même candidat. En situation de choix électoral contraint, est-ce qu’on va préférer un candidat qui nous ressemble politiquement à un candidat qui nous ressemble idéologiquement, ou qui nous ressemble programmatiquement plutôt qu’idéologiquement ?
Le mouvement des Gilets Jaunes constitue un cas d’étude particulièrement intéressant pour étudier ce type de dilemme. Outre les questionnements qui l’ont travaillé sur la légitimité et la nature de la représentation, le mouvement a en effet été traversé par une tension forte entre une exigence de congruence statutaire (un représentant issu du peuple), une exigence de congruence idéologique (un représentant qui rejette le système partisan et l’opposition gauche-droite) et une exigence de congruence politique (un représentant qui soutienne les doléances exprimées par le mouvement).
Saisir les choix électoraux de façon réaliste
Pour mieux comprendre comment s’organisent les préférences électorales des Gilets Jaunes, nous avons eu recours à une expérimentation conjointe, une méthode souvent utilisée en science politique pour approcher la réalité des arbitrages électoraux. L’expérimentation a été conduite dans le cadre d’une grande enquête en ligne, administrée auprès de 2743 participants ou soutiens au mouvement entre décembre 2018 et mars 2019.
Concrètement, nous avons posé une question formulée ainsi :
« Dans le tableau suivant, les candidats A et B sont deux candidats qui sollicitent votre suffrage pour être élu à l’Assemblée nationale lors de prochaines élections législatives. Merci de lire la description de chacun des deux candidats, puis d’indiquer votre préférence entre ces deux candidats. Même si vous n’êtes pas entièrement sûr de vous, merci d’indiquer lequel d’entre les deux vous préférez ».
Une série de vignettes étaient ensuite présentées, sur lesquelles apparaissaient les différents traits testés et relevant respectivement de la personne du candidat, de son idéologie et des principales revendications portées par le mouvement des Gilets Jaunes (instaurer le Référendum d’Initiative Citoyenne, augmenter le SMIC, rétablir l’ISF, réduire les taxes sur les carburants – à quoi a été ajoutée la limitation des flux migratoires qui a fait débat à l’intérieur du mouvement).
Le principe de l’expérimentation est que chaque répondant se voit proposer de choisir entre (trois) paires de candidats dont les attributs sont tirés aléatoirement (figure 1). Sur cette base, il est possible d’isoler statistiquement les effets propres de chaque attribut, tout en contrôlant les caractéristiques sociales et politiques des répondantes et répondants.
« RIC en toutes matières »
La figure 2 montre le degré de soutien à chaque attribut, net du soutien aux autres traits testés. Trois grands résultats se dégagent. D’abord, le sexe, l’âge et le niveau de diplôme sont globalement peu clivants, à l’exception des candidats diplômés de grandes écoles qui sont largement rejetés. Ensuite, un candidat qui défend les revendications phares du mouvement tend à être préféré à un candidat enseignant, travailleur social ou ouvrier – plus proche donc du profil moyen des Gilets Jaunes en termes de profession. Ce type de candidat est également préféré à un candidat qui signalerait une forme de proximité idéologique avec le mouvement en affirmant que « la plupart des responsables politiques sont corrompus ».
Enfin, parmi les revendications des Gilets Jaunes, c’est celle du RIC est la plus fortement soutenue ; ce qui est cohérent avec la centralité gagnée progressivement par ce thème dans le mouvement. Des analyses supplémentaires montrent d’ailleurs qu’un candidat défendant le RIC sera préféré dans tous les cas de figures, quelles que soient donc ses autres caractéristiques. En clair, la préférence des Gilets Jaunes pour un candidat soutenant le RIC conditionne toutes leurs autres préférences.
Les logiques de vote des Gilets Jaunes intègrent aussi des considérations programmatiques
Un grand nombre de commentateurs ont affirmé que le vote des Gilets Jaunes serait avant tout de type protestataire, prompt à céder aux appels populistes des leaders charismatiques. Nos résultats invitent à relativiser cette lecture. Loin d’être uniquement motivées par le rejet des élites, les logiques de vote des Gilets Jaunes intègrent aussi des considérations programmatiques, à commencer par le RIC. De ce point de vue, les Gilets Jaunes ne se distinguent pas des électeurs ordinaires, dont les chercheurs ont souligné qu’ils préféraient une représentation fondée sur des préférences politiques partagées (substantive representation) à une représentation fondée seulement sur des caractéristiques sociales partagées (descriptive representation).
Surtout, nos résultats éclairent les performances à l’élection présidentielle des candidats ayant le plus ouvertement soutenu le RIC –à savoir Jean-Luc Mélenchon, Marine Le Pen ou encore Jean Lassalle dont le gain électoral conséquent au premier tour (666086 voix de plus qu’en 2017) tient sans doute en grande partie à la labellisation de son programme par les collectifs oeuvrant pour la mise en place du RIC. Certes, le soutien affiché aux réformes démocratiques n’est pas suffisant à faire élire un candidat. Mais il a pour mérite de contribuer à dynamiser une campagne et ramener aux urnes un électorat populaire démobilisé mais sensible à l’enjeu de représentation démocratique.
L’étude complète est disponible ici. Ce billet a également été publié sur le site de The Conversation en partenariat avec Poliverse.