Jean Marcou, Professeur de droit à Sciences Po Grenoble, chercheur au CERDAP2 et chercheur associé à l’Institut français d’études anatoliennes d’Istanbul
Alors qu’ils se réjouissaient de voir la Finlande et la Suède abandonner leur posture de neutralité légendaire pour entrer dans l’OTAN, les Occidentaux ont eu la mauvaise surprise d’entendre une voix dissonante se faire entendre sur leur flanc sud. Le 13 mai 2022, les propos de Recep Tayyip Erdoğan, émettant des doutes sur le bien-fondé de ce projet, sont rapidement apparus comme le caillou dans la chaussure d’une Alliance qui semblait déjà partie d’un nouveau pied. Le chef de l’État turc a en effet déclaré : « Nous suivons les développements concernant la Finlande et la Suède avec attention, mais nous ne sommes pas dans un état d’esprit positif. »
Même si cette opinion discordante n’émane que d’un seul pays, elle peut être déterminante, car les protocoles d’accession d’un candidat doivent être acceptés par l’ensemble des États membres de l’organisation. Ainsi, en mars 2020, la Macédoine du Nord a pu devenir le trentième État membre de l’OTAN, après qu’Athènes eut accepté, deux ans auparavant, de négocier avec Skopje un accord réglant le problème du nom de cet État, qui le laissait à la porte de l’Alliance, depuis le milieu des années 1990.
Mais pour en revenir à l’élargissement nordique envisagé, il convient d’examiner les raisons qui expliquent les réticences du président turc à l’égard des candidatures finlandaise et suédoise. En réalité, on peut dire qu’il y a une série d’explications immédiates qui ont été ouvertement présentées par le chef d’État turc, et que par ailleurs perdurent des causes plus générales qui sont issues du contentieux existant entre Turcs et Américains ou du contexte international qui prévaut à l’heure actuelle.
La question kurde, encore et toujours
La Finlande et la Suède ne sont pas les seuls États d’Europe à abriter une population kurde importante, mais à la différence de l’Allemagne ou de la France, n’étant pas membres de l’OTAN jusqu’à présent, elles ont pu plus facilement accueillir des opposants politiques marqués. C’est ce qui explique que Recep Tayyip Erdoğan ait parlé, dans sa déclaration, des pays scandinaves comme étant « des refuges d’organisations terroristes », en mentionnant notamement la Suède, mais en faisant aussi référence, à l’extérieur de la zone, aux Pays-Bas.
Les organisations visées ne sont pas que des instances kurdes, puisqu’outre le PKK, l’organisation qui entretient une guérilla depuis 1984, principalement dans le sud-est de la Turquie, Recep Tayyip Erdoğan a mentionné le DHKP-C, une organisation d’extrême-gauche à l’origine de plusieurs attentats commis généralement dans les grandes villes occidentales du pays.
Pourtant, l’opposition de la Turquie à l’adhésion de la Finlande et de la Suède croise la question kurde à un autre niveau. Les autorités étatsuniennes viennent en effet de lever l’application du « Caesar Act », dans les zones tenues par les Kurdes, au nord-est de la Syrie. Ce texte empêchait les entreprises américaines d’investir en Syrie, en application des sanctions prises contre le régime de Damas. Elles pourront donc désormais s’établir dans des territoires actuellement administrés par le PYD (Partiya Yekîtiya Demokrat – Parti d’Union démocratique) et ses milices YPG (Yêkîneyen Parastina Gel – Unités de protection du peuple) qui constituent, pour Ankara, la branche syrienne du PKK.
Cette décision intervient au moment où la Turquie s’emploie, presque au même endroit, à aménager les zones syriennes dont elle a pris le contrôle par une série d’interventions militaires depuis 2016, et au moment où, en Irak, l’armée turque mène une série d’opérations visant à empêcher les Kurdes syriens de faire leur jonction avec les bases arrière du PKK. Recep Tayyip Erdoğan a d’ailleurs évoqué ces opérations, dans sa déclaration sur les candidatures de la Finlande et de la Suède, et affirmé sa détermination de les poursuivre.
Des relations conflictuelles avec la Grèce, encore et toujours
Une autre explication a été fournie par Recep Tayyip Erdoğan pour justifier ses doutes sur les candidatures finlandaise et suédoise. Il a en effet estimé que « ses prédécesseurs avaient commis une erreur », en acceptant que la Grèce fasse partie de l’OTAN avec la Turquie. « Et vous savez l’attitude qui a été celle de la Grèce contre la Turquie avec l’appui de l’OTAN. », a-t-il poursuivi avant de conclure : « Nous ne voulons pas commettre une seconde erreur à cet égard. ». Le message n’a peut-être pas qu’une dimension internationale et peut viser également l’actuelle opposition turque dont le parti kémaliste est très attaché à la dimension atlantiste de la politique étrangère turque.
La Grèce et la Turquie sont entrées dans l’OTAN en 1952, à l’époque de la guerre froide, au moment de la première vague d’élargissement de l’Alliance et afin de constituer le maillon-clé de son flanc-Sud. En dépit de cette situation, la Grèce et la Turquie entretiennent aujourd’hui des relations conflictuelles. En 1974, lorsque le régime des colonels grecs a provoqué la chute du régime de Monseigneur Makarios sur l’île de Chypre et l’intervention consécutive de l’armée turque, les deux pays sont passés très près d’un conflit armé. Depuis, leurs relations sont inégales, leurs différends concernant à la fois les îles du Dodécanèse, l’application du droit de la mer à la mer Égée, et surtout les équilibres stratégiques en Méditerranée orientale, où à la crise chypriote s’est ajouté un grand jeu gazier, qui a de nouveau fait monter la tension, au cours des deux dernières années.
On pensait pourtant que cette confrontation gréco-turque s’était apaisée et que la crise ukrainienne contribuait à rapprocher les frères ennemis. Mais on a pu constater récemment qu’il n’en était rien. Ces dernières semaines, les incidents de frontières se sont multipliés en mer Égée (violations d’espace aérien), et la Turquie s’est finalement retirée de l’exercice aérien de l’OTAN « Tiger Meet 2022 », qui se tient actuellement en Grèce. Alors même que le premier ministre grec doit rencontrer prochainement Joe Biden à la Maison-Blanche, Recep Tayyip Erdoğan, a déclaré qu’il suivrait de près les résultats de cette entrevue, et que ces derniers influenceraient très certainement sa décision finale sur l’adhésion de la Finlande et de la Suède…
Des raisons stratégiques et militaires plus générales
Bien que le président turc ne les ait pas mentionnées explicitement, d’autres explications entrent compte en l’occurrence. Les premières concernent le positionnement d’Ankara à l’égard de la crise ukrainienne. On sait que la Turquie a fermement condamné l’invasion de l’Ukraine et la violation de la souveraineté de ce pays. Mais elle n’a pas appliqué les sanctions décidées par les Occidentaux contre Moscou, et n’a cessé de jouer la carte de la médiation. Cette position ambivalente a plusieurs fois été saluée par la Russie, et l’on peut penser que le gouvernement turc continue de vouloir préserver de bonnes relations avec son grand voisin, pour des raisons à la fois économiques et politiques.
Or, l’annonce par Stockholm et d’Helsinki de leur souhait d’adhérer « sans délai » à l’OTAN a été très mal accueillie par la Russie, qui y a vu « une menace » pour ses intérêts, et qui a décidé de cesser toute livraison d’électricité à la Finlande, dès le 15 mai. Il est donc probable que les réserves exprimées par Recep Tayyip Erdoğan à l’égard de cet élargissement scandinave seront appréciées à Moscou, et que le président turc espère en retirer certains bénéfices.
Un autre dossier non réglé entre Ankara et les États-Unis doit être pris en compte pour comprendre l’obstacle turc au dernier projet d’élargissement scandinave. Il s’agit de l’embargo décidé par les États-Unis sur les livraisons d’avions de combat à la Turquie. L’achat par le gouvernement turc de missiles de défense aérienne russe S-400 a en effet entrainé l’exclusion d’Ankara du consortium de production du nouvel avion furtif F-35 du consortium Lookheed Martin, dont l’armée turque avait commandé une centaine d’exemplaires.
Alors même qu’elle souhaite sans attendre moderniser sa flotte de combat, la Turquie a récemment demandé à Washington à pouvoir acheter de nouveaux F-16, tout en obtenant des kits de modernisation pour ceux qu’elle possède déjà. Le Congrès, pour l’instant, n’a pas répondu favorablement à cette demande, mais l’on peut estimer qu’eu égard au consentement qu’il doit donner à l’adhésion de la Finlande et de la Suède, Recep Tayyip Erdoğan considère qu’il tient là un levier qui pourrait lui permettre de faire progresser certains de ses intérêts.
Des perspectives de discussion dans le contexte des prochaines élections générales turques
Reste à savoir jusqu’où pourrait aller le président turc dans l’exploitation de cet argument. Car un véto de la Turquie à l’adhésion des deux pays scandinaves risquerait d’isoler un peu plus ce pays dans le contexte dangereux de la crise ukrainienne. Après le 24 février, la condamnation turque de l’agression russe avait été appréciée par les autres membres de l’OTAN. Par la suite, la non-participation aux sanctions contre la Russie a été tolérée par ceux-ci. Aujourd’hui, au moment où les États-Unis apportent une aide sans précédent à l’Ukraine avec l’idée de lui permettre de repousser l’invasion russe, une opposition turque définitive aux intégrations finlandaise et suédoise dans l’Alliance risquerait d’apparaître aux Occidentaux, au mieux, comme un double-jeu malvenu, au pire, comme une complicité avec Moscou.
C’est pourquoi dès le 14 mai, le ministre turc des affaires étrangères, Mevlüt Çavusoğlu, a expliqué que la Turquie était prête à discuter, tandis qu’Helsinki et Stockholm proposaient de rencontrer le gouvernement turc pour lui donner des assurances propres à calmer ses inquiétudes. Mevlüt Çavusoğlu a néanmoins souligné que (selon lui) la majorité du peuple turc était hostile aux candidatures de la Finlande et de la Suède, en raison du soutien qu’apporteraient ces deux pays au PKK. Ce projet d’élargissement scandinave de l’OTAN risque donc de devoir tenir compte également du contexte politique intérieur de la Turquie, des élections générales étant prévues l’année prochaine en juin 2023, et le parti au pouvoir et son leader étant actuellement en mauvaise posture dans les sondages.