Jean Marcou, Professeur de droit à Sciences Po Grenoble, chercheur au CERDAP2 et chercheur associé à l’Institut français d’études anatoliennes d’Istanbul
En entrant, ces derniers jours, dans son troisième mois, la guerre en Ukraine a également atteint un nouveau stade. Le 28 avril, en effet, Joe Biden a demandé au Congrès la rallonge budgétaire considérable de 33 milliards de dollars pour accroître ses livraisons de matériel militaire à l’Ukraine. Le président ukrainien, Volodymyr Zelensky, a non seulement salué cette initiative, mais il a appelé le Congrès à y souscrire rapidement. L’importance de la somme et l’empressement de la présidence américaine à la faire adopter montrent clairement que les États-Unis n’entendent plus seulement permettre à l’Ukraine de contenir l’invasion russe, mais qu’ils souhaitent désormais l’aider à contre-attaquer pour y mettre un terme.
En réalité, en quelques semaines, ce qui était au départ une aide bienveillante américaine, destinée à un État qui paraissait condamné, s’est mué en un soutien de plus en plus dense à un pays qui a prouvé sa capacité de résistance. Il peut déboucher, dans les prochaines semaines, sur l’appui à une controffensive visant à faire reculer la Russie, voire à la défaire. Comment un tel retournement a-t-il été possible, et quelles sont désormais les perspectives d’un conflit dont l’amplitude et la signification stratégiques sont en train de changer profondément ?
Le tournant de Ramstein
C’est sur la base américaine de Ramstein, en Allemagne, que le tournant a été pris et officialisé. Le 26 avril dernier, une quarantaine de pays y étaient rassemblés à l’initiative de Washington. Réunissant la plupart des membres de l’OTAN et de l’UE, mais également un certain nombre d’autres États proches (Australie, Corée du Sud, Israël, Japon, Kenya, Maroc, Tunisie…), ce conclave totalement inédit, appelé désormais à se tenir tous les mois, avait pour objectif premier de faire le bilan de deux mois de conflit et d’évaluer les besoins afférents de l’Ukraine. Deux jours auparavant, le secrétaire d’État (Antony Blinken) et le secrétaire à la défense (Lloyd Austin) s’étaient rendus à Kiev, et ce déplacement semble les avoir confortés dans leur conviction que l’Ukraine peut désormais gagner cette guerre.
Ce constat a dominé les débats de la réunion de Ramstein, et inspiré les décisions à prendre pour mettre en œuvre désormais un appui offensif à Kiev. Maître des cérémonies, Lloyd Austin a expliqué que les pays, qui soutiennent l’Ukraine, devaient non seulement accroitre leur aide, mais l’accélérer. De fait, un véritable pont aérien de livraisons permanentes vers Kiev est en train de se mettre en place, et de toute évidence les alliés de l’Ukraine passent à l’offensive.
Cette posture se traduit par un changement de rapports et de ton à l’égard de Moscou. On se souvient qu’il y a encore un mois, les propos de Joe Biden décrivant Vladimir Poutine comme un « criminel de guerre » puis comme « un dirigeant qui ne pouvait rester au pouvoir » avaient presque été perçus comme des dérapages du locataire de la Maison-Blanche, au demeurant connu pour ses gaffes. Il est vrai que les découvertes macabres qui ont suivi la libération de Boutcha et d’Irpin ont depuis conforté ces déclarations, détériorant l’image du leader russe.
Mais, en dehors même des exactions constatées sur le plan humanitaire, il faut voir que la Russie est de plus en plus présentée comme un adversaire stratégique par l’administration américaine. À l’issue de son séjour à Kiev, et avant la réunion de Ramstein, Lloyd Austin a significativement déclaré : « Nous voulons voir la Russie affaiblie au point qu’elle ne soit plus en mesure d’agir, comme elle l’a fait en envahissant l’Ukraine ». Parallèlement devant le Congrès, Antony Blinken a souhaité que cette invasion devienne « un échec stratégique » pour Moscou.
Les leçons des deux premiers mois de guerre
En réalité, il semble bien que les États-Unis aient déjà tiré les leçons des deux premiers mois de guerre, qui ont vu la Russie s’enliser rapidement dans ses offensives, échouer dans sa tentative de prendre Kiev pour renverser le régime ukrainien, et finalement réduire ses prétentions militaires à une offensive concentrée sur le Dombass et le Sud-Est ukrainien, avec l’espoir de pouvoir célébrer une victoire à la Pirrhus à une date désormais incertaine.
L’usage massif d’une arme blindée vieillissante, contrainte d’emprunter les routes pour éviter l’enlisement dans les terres en dégel de la fin de l’hiver, s’est heurté au déploiement de nouveaux dispositifs efficaces et mobiles (missiles Javelin, drones de combat, notamment les Bayraktar TB2), la technique du rouleau compresseur consistant à raser les villes pour y décourager la guérilla urbaine a rencontré la résilience de forces très bien entrainées, épaulées par une résistance populaire et promptes à se disperser ou à se regrouper, mais à toujours tenir le terrain. La première leçon totalement inattendue de ces deux mois de conflit est donc que la Russie ne semble pas en mesure de gagner la guerre qu’elle a elle-même déclenchée.
Dès lors, le sens de ce conflit prend une tout autre portée. Lorsque l’invasion de l’Ukraine a commencé, le Kremlin semblait dans une position de force incontestable. Son armée n’allait faire qu’une bouchée de son adversaire, et les Occidentaux ne pourraient que subir, au mieux panser les plaies d’une Ukraine condamnée, essentiellement parce qu’ils ne voulaient et ne pouvaient entrer en guerre directement contre la Russie. Comme cela a souvent été le cas précédemment, Vladimir Poutine avait la maîtrise du temps, et il se trouvait en position de mettre en œuvre un scénario imparable.
La résistance ukrainienne a ouvert une première brèche dans cet ordonnancement. L’intensité des sanctions économiques occidentales et l’aide militaire importante qui les ont d’emblée accompagnées ont alors laissé entrevoir l’hypothèse d’un conflit plus long où la guerre économique finirait peut-être par ramener Moscou à la raison. Mais, le revers surprenant de l’armée russe, qui se révèle patent de jour en jour, change la donne. Après le croiseur amiral Moskva, la flotte russe a encore perdu deux navires de classe Raptor, le 2 mai, détruits à proximité de l’île aux Serpents, par des drones Baraytar TB2 de fabrication turque. Là où la Russie croyait avoir partie gagnée, elle révèle ses faiblesses, offrant ainsi la faculté à ceux qui ne voulaient pas faire la guerre de pouvoir la faire par proxy, en donnant les moyens militaires à l’Ukraine d’en finir avec son envahisseur.
Les enjeux d’une situation militaire inattendue
Ce nouveau scénario n’est pourtant pas joué, et sa réalisation dépend de plusieurs enjeux. Le premier est un enjeu logistique et matériel. Il n’est pas sûr que les Occidentaux disposent des stocks nécessaires dans les nouveaux délais offensifs qu’ils se sont fixés, qu’ils puissent agir « à la vitesse de la guerre », comme l’a préconisé, à Ramstein, Lloyd Austin. Pour appuyer immédiatement l’Ukraine, la France par exemple va prélever douze camions équipés d’un système d’artillerie (CAESAR), sur les 77 qu’elle possède actuellement. Les Pays-Bas vont faire de même en livrant une partie des Panzerhaubitze 2000 (un canon automoteur blindé de fabrication allemande) qu’ils viennent d’acquérir.
Les États-Unis prévoient de doter l’Ukraine d’un stock d’armements de ce type, supérieur à ce que possèdent les pays européens les mieux équipés… L’Allemagne pour sa part, réticente à armer l’Ukraine avant le début de la guerre, et qui avait malgré tout encore trainé des pieds jusqu’à présent, a changé d’approche depuis Ramstein, et prévoit désormais de livrer aux Ukrainiens des Flakpanzer Gepard (ou Cheetah en anglais) un véhicule blindé anti-aérien de fabrication germano-helvétique.
D’autres livraisons de matériel plus sophistiqué sont envisagées : missiles antichar, drones de combat, hélicoptères… L’aide américaine qui se déploie actuellement est la plus importante depuis celle qui avait été accordée, en 1973, à l’armée israélienne, pour faire face à l’offensive égyptienne du Yom Kippour. Certains équipements techniques supposent toutefois une formation des personnels qui sont appelés à s’en servir. C’est ce qui amène les pays de l’Est de l’Europe qui possèdent encore des matériels russes à les envoyer aux Ukrainiens qui le plus souvent les connaissent bien. Les États-Unis ont d’ailleurs suggéré aux Turcs de céder à l’Ukraine les fameux missiles de défense aérienne russes S-400 dont l’acquisition avait fait polémique au sein de l’OTAN.
Le deuxième enjeu est militaire. Il est de savoir si la Russie, en échec et cette fois acculée au repli, ne sera pas tentée de franchir le pas, en usant d’armes prohibées (armes chimiques ou même arme nucléaire tactique) pour essayer de rétablir une situation compromise. Des preuves ont déjà été relevées, quant à l’usage par l’armée russe de bombes à sous-munitions, une arme également prohibée par les conventions internationales. Mais le recours au nucléaire tactique en particulier constituerait le franchissement d’une ligne rouge dont la Russie risquerait d’être la première à faire les frais. Si ce nouveau stade n’est pas atteint, et à plus forte raison, si le conflit s’éternise, il est probable que l’hypothèse de négociations et d’une médiation reprendra corps.
C’est en l’occurrence le troisième enjeu, diplomatique celui-ci. Les succès ukrainiens et le nouvel objectif américain d’affaiblir Moscou risquent toutefois de hausser la barre d’éventuels pourparlers, surtout si la Russie perd du terrain d’ici là. Depuis le début du mois d’avril d’ailleurs, elle a subi des attaques sur son territoire même, comme celle de Belgorod, où deux hélicoptères ukrainiens avaient frappé un dépôt de carburants. Mais les pays de l’OTAN pourraient aussi décider d’envoyer une flotte en mer Noire ; ce qui placerait la Turquie (gardienne des détroits) dans une position délicate vis-à-vis de Moscou. En tout état de cause la Russie pourra-t-elle se résoudre à sortir du conflit, sans avoir rien obtenu, voire en acceptant de perdre des territoires conquis auparavant ?
Il reste un dernier enjeu qui dépasse le continent européen. Devant le Congrès, le 26 avril, Antony Blinken ne s’est pas contenté de dire qu’il fallait que la Russie ne puisse plus faire ce qu’elle a fait en Ukraine, il a déclaré que ce conflit devait permettre de donner une « leçon puissante à tous ceux qui pourraient envisager de suivre cette voie. » On l’aura compris, ce message s’adresse à la Chine, tentée d’envahir Taïwan, la grande affaire pour les Américains, qui au moment-même où ils semblent se réinvestir de façon massive en Europe, n’ont peut-être en tête finalement que le Pacifique et l’autre côté du monde…