Jean Marcou, Professeur de droit à Sciences Po Grenoble, chercheur au CERDAP2 et chercheur associé à l’Institut français d’études anatoliennes d’Istanbul
L’offensive militaire lancée par la Russie en Ukraine incarne la volonté de Moscou de conserver le contrôle de ce que la diplomatie russe considère comme son « Étranger proche ». Depuis l’implosion de l’Union soviétique, l’accession à l’indépendance des quinze républiques fédérées qui la composaient, s’est souvent traduite par l’installation au pouvoir de régimes post-soviétiques, très liés à celui de la Fédération de Russie.
Dès lors, au cours des trente dernières années, dans l’espace anciennement soviétique, des tentatives de s’émanciper de cette tutelle se sont régulièrement manifestées par des mouvements socio-politiques cherchant à renverser les élites pro-russes qui s’étaient maintenues au pouvoir après les indépendances.
La première particularité des velléités d’émancipation qui ont eu lieu en Ukraine, depuis trente ans, est qu’elles ont débouché sur plusieurs contestations majeures (en particulier, la révolution orange, en 2004-2005, et la révolution du Maïdan, en 2014). Mais l’autre spécificité de cette volonté ukrainienne d’émancipation est qu’elle a pris une dimension religieuse importante.
Le schisme de 2018
L’orthodoxie est organisée en une série d’églises autocéphales, ayant chacune leur propre pape. Ces églises se reconnaissent le plus souvent mutuellement, en concélébrant les noms de leurs chefs dans leurs prières (diptyques). Bien qu’une partie de sa chrétienté soit rattachée à l’Église de Rome, l’Ukraine est l’un des berceaux de l’orthodoxie slave, et a eu autrefois sa propre église. Au 17e siècle, celle-ci a toutefois été subordonnée à l’église de Moscou dans un mouvement qui a recoupé la symbiose politique russo-ukrainienne sur laquelle s’est construit l’Empire des Tsars. Or, cette union religieuse russo-ukrainienne a volé en éclat après la révolution du Maïdan, lorsqu’en 2018, l’orthodoxie ukrainienne a repris son autonomie, en refondant une église autocéphale dissociée de celle de Moscou, la quinzième.
On sait que Vladimir Poutine, qui a très mal vécu l’effondrement et la disparition de l’URSS, n’a eu de cesse de préserver, voire de rétablir la puissance russe malmenée. Cette entreprise est passée par une restauration de la place officielle de l’église orthodoxe. Que ce processus, qui a priori semble s’inscrire en rupture par rapport à l’époque soviétique, ait été conduit par un ancien colonel du KGB, n’a en fait rien d’étonnant, quand on sait que le régime soviétique, après l’athéisme militant de ses premières années, a rendu à l’orthodoxie une certaine position et une certaine influence, parce qu’elle permettait l’exaltation des valeurs nationales et favorisait parfois le contrôle social des autorités politiques.
Cette restauration relative est intervenue au cours de la Seconde Guerre mondiale, le pouvoir soviétique ayant eu intérêt à laisser s’exprimer un sentiment religieux orthodoxe propre aux Russes dans la lutte contre l’envahisseur nazi. Par la suite, sans faire partie de l’idéologie officielle, l’orthodoxie a contribué à entretenir, notamment dans les sociétés des républiques soviétiques européennes (Russie, Ukraine et Biélorussie, notamment) et dans les communautés russes de l’Union, un sentiment identitaire de slavité que le régime communiste n’a pas découragé.
On comprend donc mieux qu’après la fin de l’URSS, l’orthodoxie ait rapidement été en position de combler le vide laissé par la disparition de l’idéologie officielle soviétique, et que les nouvelles républiques slaves indépendantes lui aient rendu un statut officiel, contribuant à conforter de nouvelles valeurs nationales, voire nationalistes. En Ukraine et en Russie, on aurait pu penser que la communauté de structuration religieuse (assumée par un patriarcat commun) résisterait à la dissociation politique des deux pays. Cela n’a pas été le cas. L’indépendance de l’Ukraine, dès lors qu’elle s’est traduite, après le Maïdan notamment, par une volonté accrue de couper les liens de dépendance avec la Russie, a vu l’église orthodoxe de Kiev faire sécession, infligeant à Vladimir Poutine, une humiliation supplémentaire.
La reconnaissance emblématique de « Constantinople »
Si ce nouveau défi a été mal vécu du côté russe, c’est aussi parce qu’il a rapidement ébranlé le monde orthodoxe, dans les années qui ont précédé le déclenchement de la guerre. Alors même que l’église de Moscou dénonçait cette sécession, l’église autocéphale de Kiev a été reconnue par l’église de Constantinople. Concrètement, la portée cette initiative pouvait paraître limitée. En effet, Bartholomée Ier, le patriarche du Phanar (ou Fener en turc, quartier d’Istanbul où se trouve le patriarcat grec orthodoxe) ne gère plus que quelques âmes qui entretiennent le souvenir d’un passé ottoman où le millet grec orthodoxe était une communauté influente de l’Empire, et même celui d’une première époque républicaine, où les Grecs d’Istanbul, qui avaient échappé aux échanges de population de 1923, restaient une population importante de la ville, alors beaucoup moins peuplée.
Mais, en dépit de l’insignifiance démographique de son église, le patriarche Bartholomée est le primus inter pares. Car il est le chef de l’église autocéphale de Constantinople, l’ex-capitale de l’Empire byzantin, berceau historique de l’orthodoxie, et qu’il revendique une autorité morale dépassant très largement celle de son seul ministère contemporain.
Cette prétention œcuménique est d’ailleurs à l’origine d’un malentendu tenace dans les relations du patriarche avec le gouvernement turc qui, depuis les débuts de la République, ne le considère que comme le chef de l’église orthodoxe de Turquie, et entend bien endiguer sa prétention à étendre son autorité. Au début de la période kémaliste, pour en finir avec cette velléité du Phanar d’entretenir une flamme byzantine dans une république nationale et laïque, le régime a d’ailleurs tenté de promouvoir une église orthodoxe concurrente, proprement turque.
L’échec de cette entreprise n’a pas apaisé les relations compliquées entre « Constantinople » et Ankara. Avec l’avènement de l’AKP au pouvoir, toutefois, les relations du patriarcat avec les autorités turques se sont un peu améliorées. Ayant une approche plus ottomane du statut des religions, Recep Tayyip Erdoğan ne s’est pas opposé à une revalorisation de l’orthodoxie en Turquie, dès lors qu’elle permettait de justifier aussi celle de l’islam. Pour ce qui est de la nouvelle église de Kiev, le chef de l’État turc ne s’est pas bien sûr officiellement impliqué dans le sujet épineux de sa reconnaissance, mais il semble que l’initiative de Bartholomée n’ait pas été pour lui déplaire.
Faisant suite à une atmosphère latente de conflits depuis plusieurs années, au sein de l’orthodoxie, cette initiative a en revanche été très mal accueillie par le patriarcat de Moscou (très lié à Vladimir Poutine), qui a rompu ses liens avec le patriarche de Constantinople, avant même que ce dernier, en sa cathédrale Saint-Georges, à Istanbul, le 5 janvier 2019, ne reconnaisse solennellement par un tomos (décret religieux), l’autonomie de l’église de Kiev, en présence du président ukrainien d’alors, Petro Porochenko.
Le chef de la diplomatie du patriarcat de Moscou, le métropolite Hilarion, a estimé notamment que la reconnaissance opérée par Bartholomée intervenait comme « un coup dans le dos » au moment où l’église orthodoxe russe se trouvait « dans une situation difficile » et que « le patriarcat de Constantinople s’était introduit sur le territoire canonique du patriarcat de Moscou, en envoyant ses exarques (délégués d’un patriarche dans ses provinces) à Kiev ». Il faut préciser, en dernier lieu, qu’en Ukraine même, l’orthodoxie est profondément divisée entre une orthodoxie autonome et une orthodoxie restée fidèle au patriarcat de Moscou
Le positionnement multiple des autres églises autocéphales
La plupart des autres églises autocéphales (notamment les églises slaves) sont restées dans l’expectative, préservant leur relation avec le patriarcat de Moscou, sans pour autant rompre avec celui de Constantinople. Elles n’ont donc pas officiellement souscrit à la décision de reconnaissance de Bartholomée qui, pour sa part, n’a pas argué de son autorité œcuménique pour les mettre en demeure de le faire. Il reste toutefois que pour certaines églises emblématiques qui entretiennent une relation historique avec le patriarcat de Constantinople, il n’était pas possible de rester dans l’indécision. Elles ont donc dû se prononcer, agitant le spectre d’une réaction en chaine redoutée par Moscou.
Première entre toutes, la reconnaissance de l’église de Grèce est intervenue le 12 octobre 2019, non sans difficultés, et après plusieurs mois de tergiversations. Au sein de l’orthodoxie grecque, en effet, un différend profond a opposé une tendance conservatrice, considérant l’autocéphalie ukrainienne comme un mouvement schismatique propre à générer une scission dangereuse entre les églises slavophones et grécophones, et une tendance progressiste, prompte à soutenir non seulement la nouvelle église de Kiev, mais aussi le patriarcat de Constantinople dans sa prétention œcuménique, face au patriarcat de Moscou, suspecté de vouloir tirer parti de ses atouts démographiques et stratégiques pour imposer sa primauté sur le monde orthodoxe.
Le 8 novembre 2019, dans le sillage du patriarche de Constantinople, Bartholomée Ier, et de l’archevêque de toute la Grèce, Hiéronyme II, le patriarche d’Alexandrie pour l’Égypte et toute l’Afrique, Tawadros II, a déclaré qu’une « famille orthodoxe avait été ajoutée à cette grande famille qui s’appelle l’orthodoxie », reconnaissant par là-même l’église autocéphale ukrainienne, et mentionnant le nom du métropolite Épiphane de Kiev dans les diptyques lus pendant ses offices religieux. Cette initiative lui a valu immédiatement les foudres du patriarcat de Moscou qui, se disant « attristé », a décidé de le rayer de ses diptyques (comme il l’avait fait antérieurement pour Bartholomée et Hiéronyme).
Le 24 octobre 2020, après de multiples hésitations et des tentatives de médiation, Chrysostome II, l’archevêque de Chypre a commémoré à son tour le nom d’Épiphane, dans ses diptyques, reconnaissant par là-même la nouvelle église autocéphale de Kiev. Chrysostome II a expliqué qu’initialement il avait voulu rester neutre, mais que finalement il lui fallait bien prendre position. On voit mal, compte tenu des liens multiples (y compris politiques), existant entre l’île d’Aphrodite et Athènes, comment il aurait pu ne pas suivre l’Église de Grèce.
En revanche, le patriarcat d’Antioche et de tout l’Orient, dont le siège se trouve à Damas, a sans surprise entériné la position de Moscou. Seul, au sein des patriarches emblématiques de la Méditerranée orientale, Théophile III de Jérusalem, en dépit des pressions subies de part et d’autre, a réussi à ne pas prendre parti clairement. Né grec, ce patriarche doit en particulier ménager, non seulement les sensibilités des responsables politiques des deux camps qui lui rendent visite, mais aussi celles des nombreux pèlerins ou touristes russes et ukrainiens qui se rendent chaque année dans la ville sainte. Cela le contraint à un difficile numéro d’équilibriste qui l’a vu notamment, après le déclenchement de la guerre, appeler ses fidèles à prier « pour notre monde et le peuple d’Ukraine », sans faire référence à la guerre, et sans même mentionner le nom de la Russie…
En guise de conclusion…
La création de la quinzième église autocéphale ukrainienne a été pour les autorités russes un très sérieux camouflet, qui a sans doute accru leur ressentiment à l’égard de Kiev, avant le déclenchement des hostilités. Pour les églises du sud, grécophones, historiques mais également minoritaires démographiquement, ce schisme a constitué une occasion de résister aux velléités de domination du patriarcat de Moscou, en trouvant un point d’appui majeur au sein du monde slave.
La guerre en Ukraine cependant n’accroit pas seulement cet antagonisme, en lui donnant une dimension stratégique prononcée. Elle place globalement les sociétés orthodoxes dans une situation très difficile où elles doivent arbitrer entre des sentiments multiples et contradictoires à l’égard des décisions religieuses de leurs églises, des prises de position politiques de leurs gouvernements et surtout de la violence insupportable d’un conflit tragique entre deux peuples majoritairement orthodoxes.