Franck Petiteville, Professeur de Science Politique à Sciences Po Grenoble et au laboratoire Pacte
A la fin de la guerre froide, le politiste américain John Mueller jugeait que les guerres inter-étatiques étaient condamnées à l’« obsolescence » pour cause de dévaluation normative. L’invasion de l’Ukraine, qui s’inscrit dans un logiciel de géopolitique coincé entre l’expansionnisme des empires de la fin du 19e siècle et les tactiques militaires de la Seconde guerre mondiale (colonnes de chars, siège et bombardements de villes), l’illustre par l’absurde.
Comme dans 1984 où les écrans de Big Brother assènent que « la guerre, c’est la paix », Poutine peut encore prétendre, le 12 avril, que son « opération militaire spéciale » se déroule de manière « harmonieuse » et pour un objectif « noble ». Mais dans notre monde global interconnecté, les images des massacres (Boutcha) et des bombardements de civils ukrainiens (Marioupol, Kramatorsk, Donbass) démentent en temps réel la propagande du Kremlin. Le président Zelensky contribue lui-même à la mobilisation compassionnelle mondiale face l’agression de son pays, par l’enchaînement de ses visioconférences avec le Congrès américain, le Parlement européen, le Conseil de sécurité de l’ONU, les chefs d’État occidentaux, CNN, etc.
Si le scénario d’occupation militaire de la partie orientale de l’Ukraine se confirme dans les semaines à venir, Poutine pourra faire valoir qu’il a « libéré » le Donbass et au-delà (tout en établissant une continuité territoriale avec la Crimée). Il pourra alors annexer le résultat de sa politique de la terre brûlée : des villes entièrement détruites à l’image de Marioupol, vidées d’une grande partie de leur population, inhabitables à court terme. Aucune aide occidentale ne viendra financer la reconstruction de zones placées sous contrôle russe. La « victoire » militaire de Poutine sera donc à mesurer à l’aune des conséquences de cette guerre sur son régime. Et elles sont nombreuses.
Isolement diplomatique
Depuis l’invasion de l’Ukraine, la Russie a été exclue du Conseil de l’Europe (15 mars 2022), organisation de 47 États à laquelle elle appartenait depuis un quart de siècle. Elle a aussi été condamnée à deux reprises par une majorité de près des ¾ des 193 États membres l’Assemblée générale de l’ONU [1]. Une troisième résolution de l’Assemblée a conduit à l’exclusion de la Russie du Conseil des droits de l’homme de l’ONU [2] (mesure punitive adoptée une seule fois contre la Libye de Kadhafi en 2011).
L’Assemblée générale de l’ONU a ainsi montré qu’elle pouvait pallier la paralysie du Conseil de sécurité, bloqué par le veto russe dès le lendemain de l’invasion. Enfin, la Cour internationale de Justice, l’organe judiciaire de l’ONU, saisie par l’Ukraine au début de l’invasion, a ordonné à la Russie de « suspendre immédiatement les opérations militaires » déclenchées en Ukraine (16 mars 2022).
Mesures symboliques, certes. Mais les guerres se livrent aussi sur le registre de la légitimation/déligitimation internationale au regard de la doctrine de la « guerre juste ». En l’occurrence, la Russie cumule les violations des normes du jus ad bellum (en tant que guerre d’agression) autant que celles du jus in bello (en raison de l’échelle des crimes de guerre commis). Les organisations internationales jouent donc leur partition légitime sur ce registre normatif.
Enfin, l’isolement de la Russie se mesure aussi à l’anéantissement ce qui pouvait rester de « soft power » russe ces dernières années sous la dictature de Poutine. On ne compte plus les initiatives de coopération (culturelle, scientifique, sportive) avec la Russie suspendues ou annulées dans les États occidentaux. Le temps paraît loin où la Russie pouvait encore organiser les Jeux olympiques d’hiver (en février 2014 à Sotchi, juste avant d’envahir la Crimée).
Sanctions
Les sanctions internationales (à la fois économiques, financières, et ciblées sur l’entourage politico-militaire de Poutine et les oligarques) renforcent l’isolement de la Russie. S’y ajoutent les centaines de diplomates russes expulsés par les capitales occidentales depuis le début du conflit (260 pour les seuls États européens au 5 avril).
Le débat sur la capacité des sanctions à infléchir la politique de Poutine en Ukraine reste pour l’heure assez spéculatif : les sanctions internationales produisent leurs effets sur les moyen et long termes. Malgré tout, leur montée en gradation depuis le début de la guerre est frappante. Le 8 avril, l’Union européenne a adopté son cinquième train de sanctions incluant un embargo sur l’importation de charbon russe. La Commission européenne prépare une proposition visant à étendre cet embargo au pétrole. Certes, les importations de gaz russe ne sont pas incluses pour l’instant, mais le « tabou énergétique » sur les sanctions européennes à l’encontre de la Russie a commencé à être levé.
La révélation de la vulnérabilité énergétique de l’Europe à l’égard de la Russie agit comme un équivalent du choc pétrolier de 1973. Le « deal énergétique » euro-russe ne sera plus jamais le même. Les projets de coopération future sont gelés (gazoduc Nord Stream 2), et l’urgence européenne est à la diversification des approvisionnements énergétiques par tous les moyens.
La question de savoir si ces sanctions auront un effet sur la politique de Poutine en Ukraine dépendra beaucoup de leur étendue et de leur durée. L’idée que les sanctions ne sont pas efficaces en général doit en tout cas être discutée : le régime iranien, par exemple, a suffisamment subi l’effet des sanctions occidentales (embargo sur le pétrole, sanctions financières) pour le pousser à venir négocier à Vienne (2015) la renonciation à toute ambition nucléaire militaire en échange de la levée de ces sanctions. Et puis, les sanctions servent aussi à exprimer un message diplomatique simple : les démocraties ne font pas du business as usual avec les régimes criminels.
Remobilisation de l’OTAN et de l’Union européenne
Il y a quelques années encore, l’OTAN, engagée à partir de 2003 dans le commandement de la coalition internationale déployée en Afghanistan, ne considérait plus la Russie comme une priorité stratégique. La guerre russo-géorgienne de l’été 2008, et surtout l’annexion de la Crimée et la déstabilisation du Donbass en 2014, ont constitué de premières alertes. Mais les réponses occidentales de l’époque (sanctions, exclusion de la Russie du G8, accords de Minsk sur le règlement du conflit dans le Donbass, déploiement d’observateurs de l’OSCE, renforcement du dispositif de l’OTAN à l’Est à partir de 2016) paraissaient suffisantes. Le « pivot asiatique » d’Obama et la priorité accordée au containment de la Chine par Trump puis par Biden semblaient annoncer un moindre investissement des États-Unis dans la vocation européenne de l’OTAN.
L’invasion de l’Ukraine ramène brutalement l’Alliance à ses fondamentaux et place celle-ci en état d’alerte inédit : mobilisation de 140 000 soldats, déplacement vers les États membres orientaux de 40 000 d’entre eux (ainsi que de moyens navals et aériens), renforts de troupes en provenance des États-Unis, préparation à l’utilisation éventuelle d’armes non conventionnelles par la Russie. Enfin, le débat politique est intense dans deux États historiquement neutres, Suède et Finlande, pour déposer une demande d’adhésion rapide à l’OTAN. Poutine voulait « moins d’OTAN » : il aura désormais une alliance militaire remobilisée, consolidée, et potentiellement étendue à ses frontières.
De son côté, l’Union européenne, que Poutine a toujours considérée comme une entité géopolitique négligeable, fait front depuis le début de la guerre : sanctions, aide humanitaire, accueil massif de réfugiés ukrainiens. La visite à Kiev le 8 avril de la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, et du représentant de l’Union européenne pour les affaires étrangères, Josep Borrell, a été un geste fort de la diplomatie européenne : rencontre chaleureuse avec le président Zelensly, transmission symbolique d’un document formalisant la demande d’adhésion de l’Ukraine à l’Union, et recueillement des deux représentants devant une fosse commune à Boutcha, où Ursula von der Leyen a évoqué « la face cruelle de l’armée de Poutine » et Josep Borrell des « crimes de guerre ».
Suites pénales des crimes de guerre
« L’Ukraine est une scène de crime » a lui-même déclaré le procureur de la Cour pénale internationale, le Britannique Karim Khan, également en visite à Boutcha le 13 avril 2022. Il a ouvert une enquête au nom de la Cour le 2 mars 2022 avec le soutien déclaré de plus d’un tiers des 123 États parties à celle-ci. L’Ukraine n’en fait pas partie, mais Kiev a accepté la compétence de la Cour pour les allégations de crimes commis sur son territoire, ce qui rend les poursuites possibles. Poutine sera inatteignable, mais si des militaires et officiers russes étaient faits prisonniers en Ukraine et transférés à la Haye, ils pourraient devoir y répondre d’accusations de crimes relevant de la compétence de la Cour (crimes de guerre, crimes contre l’humanité, génocide).
Depuis 1945, bien des États ont poursuivi le mirage d’une victoire militaire dans des conflits asymétriques : la France en Indochine et en Algérie, les États-Unis au Vietnam, l’Union soviétique en Afghanistan, les États-Unis en Irak et, dernièrement, la coalition internationale sous leadership américain en Afghanistan. La Russie de Poutine pourrait bien être le prochain État confronté aux apories de ce qui signifie « gagner une guerre ».
[1] Résolutions adoptées par 141 voix le 2 mars et par 140 voix le 24 mars. La Chine, l’Inde, et un nombre important d’États africains se sont abstenus.
[2] Résolution adoptée le 7 avril 2022 par 93 voix. La Chine a voté contre.