Jean Marcou, Professeur de droit à Sciences Po Grenoble, chercheur au CERDAP2 et chercheur associé à l’Institut français d’études anatoliennes d’Istanbul
Depuis que la Russie a envahi l’Ukraine, beaucoup de pays du Moyen-Orient ont donné l’impression de vouloir se tenir à l’écart d’un nouveau conflit grave dont, pour une fois, ils n’étaient pas l’épicentre. En réalité, un mois et demi après le début de cette crise, l’espoir hâtif de lui échapper s’éloigne pour ces pays, tant il s’avère, jour après jour, que des répercutions multiples et inquiétantes affectent cette région fragile, qui a souvent été sensible aux mutations politiques et économiques du monde contemporain.
La guerre, qui fait rage en Europe orientale et dont la violence ne cesse de surprendre, risque en effet d’accélérer les recompositions stratégiques qui étaient en cours au Moyen-Orient, de perturber le traitement de dossiers dont la résolution n’était pas acquise, et surtout d’accroître dangereusement la précarité économique et sociale d’une aire géographique marquée par l’instabilité.
Dans les jours qui ont suivi le début du conflit russo-ukrainien, des décisions intervenues notamment au sein des organisations internationales ont renseigné sur le positionnement des États moyen-orientaux. Le 2 mars 2022, le vote d’une résolution de l’Assemblée générale des Nations-Unies, condamnant la guerre en Ukraine et demandant le retrait immédiat des forces russes, constitue un premier indicateur qui permet un recensement des positions des pays du Moyen-Orient. À première vue, ces dernières semblent confirmer le formidable isolement international de la Russie, indiqué par l’adoption très largement majoritaire de la résolution du 2 mars en question.
Toutefois, s’il est vrai que la Russie ne bénéficie que de peu de soutiens déclarés, l’appui officiel apporté à l’Ukraine est le plus souvent ambigu et formel dans les faits, ménageant le maintien d’une relation plus ou moins dense avec Moscou. S’ajoute à cela le fait que certaines des positions exprimées sont d’autant plus confuses qu’elles proviennent d’États qui disposent d’une marge de décision réduite, du fait des contraintes économiques ou politiques auxquelles ils sont soumis. L’objectif de cette contribution est donc d’aller au-delà des postures officielles pour analyser les motivations profondes qui expliquent les multiples positions exprimées.
Peu de soutiens déclarés à la Russie au Moyen-Orient
La Syrie fait partie des cinq pays qui se sont opposés à la résolution de l’Assemblée générale, le 2 mars 2022. Pour comprendre cette position, il faut bien sûr se souvenir des liens anciens existant entre Damas et Moscou, qui remontent à l’époque de la guerre froide. Le régime baasiste a d’ailleurs estimé que l’invasion de l’Ukraine était une « correction de l’Histoire », et qu’elle permettait un rétablissement de l’équilibre international après l’effondrement de l’URSS. Il a jugé que les Occidentaux étaient responsables de ce chaos et que, face à l’élargissement de l’OTAN, la Russie était dans son droit pour agir comme elle le fait actuellement.
Il faut bien voir qu’au-delà de cette argumentation historique, la fidélité exprimée en l’occurrence par Bachar el-Assad à Vladimir Poutine s’explique surtout par l’appui déterminant que ce dernier a fourni au premier, lors de la guerre civile qui a ébranlé la Syrie au cours de la décennie écoulée. Sans l’aide militaire et matérielle russe, le régime de Damas n’existerait probablement plus aujourd’hui. Dès lors, on comprend que ce dernier ne pouvait qu’approuver sans ménagement l’invasion de l’Ukraine.
Sans consentir expressément à cette invasion, plusieurs pays entretenant des liens de proximité avec la Russie, ont préféré s’abstenir le 2 mars. Si l’on met à part les abstentions de l’Irak et de l’Autorité palestinienne, il s’agit surtout de l’Iran et de l’Algérie. La position de la République islamique découle de la réaction du Guide, exprimée quelques jours auparavant. En se prononçant pour la fin de la guerre, mais en n’évoquant pas à dessein la politique suivie par la Russie (son nom ne figure même pas dans le communiqué), Ali Khamenei a expliqué que l’Ukraine avait été victime d’une politique de déstabilisation des États-Unis et que les menées des Occidentaux étaient aux sources de ce conflit.
Pour autant, on sent bien que l’Iran, qui se sent lui-même cerné par des voisins dangereux, n’a guère apprécié l’invasion russe d’un pays souverain. De surcroît, l’ouverture de ce conflit tombe mal pour l’Iran qui comptait sur une restauration prochaine de l’accord nucléaire, susceptible de permettre une levée de l’embargo qui le frappe, et donc une amélioration de sa situation économique.
Si l’abstention iranienne exprime un soutien embarrassé à la Russie, celle de l’Algérie en revanche confirme l’importance de la relation entre Alger et Moscou. Certes, l’Algérie n’a pas approuvé l’invasion russe, mais significativement elle a rappelé à l’ordre sans ménagement l’ambassadeur ukrainien, lorsqu’il a relayé sur sa page Facebook l’appel de son pays aux combattants volontaires, estimant qu’il s’agissait d’une violation de la convention de Vienne. Les dirigeants algériens ont appelé à « l’apaisement des tensions », et ils espèrent par ailleurs profiter de la crise pour accroître leurs exportations de gaz vers l’Europe. Pour autant la modération de l’Algérie, saluée d’ailleurs ostensiblement par la Russie (qui fournit des armes et des céréales à ce pays), exprime probablement une proximité stratégique potentielle sur les derniers développements de la situation en Afrique de l’Ouest et plus généralement sur l’engagement russe croissant sur le continent africain.
Quand la guerre en Ukraine accélère les réaménagements stratégiques dans le Golfe
Si la majorité des pays du Moyen-Orient ont voté la résolution du 2 mars, ce vote est loin d’exprimer un appui déterminé et massif en faveur de l’Ukraine. En réalité, la plupart de ces pays ont voulu rester dans les clous du droit international en condamnant une agression, mais ils ne sont pas prêts à tourner le dos à la Russie, et encore moins à lui appliquer des sanctions. Il est en particulier frappant d’observer que les alliés traditionnels des États-Unis dans la région, que sont les pays du Golfe ou Israël, ont assorti leur soutien à la résolution d’une suite de décisions ou de comportements qui indiquent qu’ils entendent bien préserver leur relation avec Moscou.
En ce qui concerne les pays du Golfe, il faut se souvenir que le vote de la résolution du 2 mars a été précédé par une abstention des Émirats (aux côtés de la Chine et de l’Inde !), lors du vote du Conseil de sécurité de l’ONU. Cette abstention a été analysée par certains comme le début d’un véritable divorce entre les monarchies du Golfe et Washington. S’ajoute à cela, le fait que l’Arabie saoudite a refusé de procéder à une hausse de sa production de pétrole, ce qui contribue à maintenir le cours élevé du baril et profite à la Russie. Derrière les ambiguïtés des Saoudiens et de leurs alliés du Golfe, se profile leur inquiétude découlant de la relance des pourparlers nucléaires avec l’Iran par l’administration Biden, et surtout leur exaspération de voir le nouveau président américain ignorer la récente série de frappes des Houthis, qui ont célébré à leur manière le septième anniversaire de l’intervention saoudienne au Yémen. Il faut dire que l’une de ces frappes a atteint un dépôt de carburants et provoqué un incendie gigantesque, qui a perturbé le déroulement du Grand Prix de Formule 1 de Jeddah.
Le Qatar est le seul pays dans le Golfe à ne pas adhérer à ce ressentiment anti-américain ; ce qui ne surprend pas quand on se souvient du conflit qui l’avait opposé à ses voisins entre 2017 et 2021. Alors même que Volodymyr Zelensky a pu prendre la parole lors du Forum de Doha, le Qatar a confirmé une fidélité à Washington qui avait déjà eu l’occasion de se manifester, lors du départ américain précipité de l’Afghanistan. Ainsi, la crise ukrainienne révèle de nouveaux équilibres stratégiques qui tendent à se structurer dans le Golfe autour de deux pôles : le Qatar, qui se veut l’un des nouveaux vecteurs de la politique étrangère américaine dans la région, d’une part ; l’Arabie saoudite et les Émirats, de plus en plus tentés par la mouvance orientale autoritaire que la Russie et la Chine opposent à l’influence libérale des Occidentaux sur la scène internationale, d’autre part.
L’embarras d’Israël et les médiations de la Turquie
Tout aussi surprenante est la position embarrassée d’Israël à l’égard de la crise ukrainienne. Certes, Naftali Bennett a affirmé le 2 mars que « l’État d’Israël se tenait aux côtés du peuple ukrainien », et plusieurs membres de son gouvernement ont estimé que les massacres de Boutcha constituaient des crimes de guerre, mais l’État hébreu peine à tirer les conséquences de sa condamnation de l’invasion russe, et refuse de fournir des armes à Kiev. Cette prudence provient sans doute de convergences militaires tactiques avec Moscou au Proche-Orient : il faut savoir que la Russie tolère des frappes israéliennes contre le Hezbollah et les positions iraniennes en Syrie. Mais elle résulte peut-être aussi des divisions de la société israélienne à l’égard de ce qui se passe actuellement en Ukraine. Il ne faut pas oublier que le cinquième russophone de la population israélienne peut avoir de fortes sympathies pour Moscou. Cependant, il y a aussi chez beaucoup d’Israéliens une forte inclination à s’inquiéter du sort des juifs ukrainiens du fait de liens familiaux existants (200 000 Ukrainiens auraient un grand-parent juif leur permettant de demander la nationalité israélienne) et de la dimension mémorielle qu’ils incarnent.
Le dernier exemple de position ambivalente est celle de la Turquie, à laquelle nous avons déjà consacré deux articles dans ce blog les 7 et 28 mars derniers. On se souvient qu’Ankara a fermement condamné l’invasion de l’Ukraine, après avoir d’ailleurs dénoncé la reconnaissance par Moscou, à la veille du déclenchement des hostilités, des républiques auto-proclamées de Donetsk et de Louhansk dans le Donbass. Pourtant, le gouvernement turc a refusé de mettre en œuvre la plupart des sanctions décidées par ses alliés de l’OTAN contre la Russie, tout en appliquant scrupuleusement la Convention de Montreux qui lui donne pouvoir de régir les passages dans le Bosphore et les Dardanelles (notamment interdiction de franchir les détroits pour les navires de guerre des pays riverains de la mer Noire qui sont en guerre, sauf lorsqu’ils rallient leurs ports d’attache).
Depuis, la Turquie argue de ses multiples relations (Ukraine, Russie, OTAN) pour jouer la carte de la médiation, adoptant en cela une posture voisine de celle qu’on lui avait déjà vu prendre lors de la crise afghane à l’automne. Ankara pense que ces démarches peuvent lui permettre de donner un nouveau souffle à sa relation avec l’UE et avec l’OTAN, alors même que plusieurs dossiers difficiles continuent de perturber sa relation avec Washington, en particulier celui des missiles de défense aérienne S-400, récemment achetés à la Russie. Les deux rencontres russo-ukrainiennes organisées sur le sol turc jusqu’à présent n’ont guère donné de résultats, mais Recep Tayyip Erdoğan ne désespère pas de réunir à Istanbul, Vladimir Poutine et Volodymyr Zelensky en personne, en songeant aux bénéfices qu’il pourrait en retirer sur le plan intérieur, au moment où les prochaines élections générales prévues en 2023 s’annoncent particulièrement difficiles pour lui.
La gêne des pays affaiblis ou divisés
À côté des réticences à apporter un soutien déclaré à la Russie et de la prudence à affirmer une solidarité avec l’Ukraine, les positions de beaucoup d’autres États du Moyen-Orient sont, quoi qu’il en soit, obérées par les impératifs économiques ou politiques qui sont les leurs.
L’Égypte, pourtant, n’est pas loin des positions ambivalentes précédemment exposées. En votant en faveur de la résolution du 2 mars, elle a condamné l’invasion de l’Ukraine, mais elle n’est pas prête pour autant à couper les ponts avec la Russie, d’autant plus que ses relations avec son allié américain ont été très inégales depuis les printemps arabes. Stratégiquement en outre, elle est sensible à la distance que ses voisins du Golfe (qui lui apportent un soutien financier vital) sont en train d’introduire dans leurs liens avec Washington.
Mais le plus gros problème pour Le Caire est d’éviter que la crise ukrainienne ne se transforme en une catastrophe économique et sociale. En effet, ce pays, qui importe la moitié des produits alimentaires qu’il consomme, est le premier importateur de blé au monde, 50% de ce blé venant de Russie et 30% d’Ukraine. Près d’un tiers de la population égyptienne vit au-dessous du seuil de pauvreté et elle est particulièrement dépendante des produits de première nécessité. Significativement, les Égyptiens sont les plus gros consommateurs de pain au monde (400 grammes par jour) et l’on comprend que le gouvernement égyptien ait cherché à sécuriser ses stocks et ses approvisionnements en céréales, au cours des dernières semaines. Toutefois, la crise survient au moment où le ramadan et ses festivités vont provoquer une forte hausse de la consommation alimentaire, et plus généralement à l’heure où l’Égypte connait une nouvelle croissance significative de sa population que le démographe Youssef Courbage a qualifiée de « contre-transition démographique ».
Le Liban, qui connaît une crise économique et sociale grave depuis plusieurs années (45% de la population libanaise vit au-dessous du seuil de pauvreté désormais), redoute aussi une pénurie alimentaire, car il est encore plus dépendant que l’Égypte des deux pays actuellement en guerre. En 2021, près de 90 % (88,1%) de ses importations de blé en provenaient (63,9% d’Ukraine, 24,2% de Russie). Il devra donc se servir sur des marchés plus éloignés, ce qui aura un coût, alors que jusqu’à présent ses importations provenaient presqu’exclusivement de pays de la mer Noire (outre de l’Ukraine et de la Russie, de la Roumanie et de la Bulgarie). Sur le plan politique, le Liban a officiellement voté en faveur de la résolution du 2 mars, mais ce pays est, on le sait, divisé, et les positions de ses communautés varient en fonction des alliances et des intérêts particuliers qui sont les leurs. Le Hezbollah est ainsi proche de l’Iran, alors que les autres communautés déclinent des positions prudentes allant d’un soutien à l’Ukraine jusqu’à une ambivalence dominée par un anti-américanisme ancien.
Tout le monde se retrouve néanmoins pour regretter le double-standard pratiqué par des Occidentaux qui accueillent volontiers les réfugiés ukrainiens, alors qu’ils ont laissé au pays du Cèdre la charge d’une grande partie des populations qui ont fui la Syrie en guerre, ces dernières années. L’autorité palestinienne qui, elle, s’est abstenue, à la différence du Liban, voit elle aussi sa population ressentir un double standard, qui concerne en l’occurrence la condamnation sans appel de l’invasion de l’Ukraine par une large partie de la communauté internationale, qui par ailleurs ferme les yeux sur la situation des Palestiniens et l’inapplication des décisions prises en leur faveur par l’ONU.
Comme le Liban, l’Irak (qui en revanche s’est abstenu le 2 mars) est dépendant des multiples approches de ses communautés, notamment des Chiites dont une partie (mais pas tous) sont proches des positions iraniennes et des Kurdes fortement soutenus par les Américains, mais qui ont aussi des liens anciens avec la Russie et qui sont, de surcroît, divisés avec une branche plutôt tournée vers la Turquie et l’autre vers l’Iran. En Irak, la crise ukrainienne a provoqué une hausse des prix des denrées alimentaires, mais ce pays dispose d’atouts pour faire face à la crise qui se profile, du fait de ses productions agricoles locales et surtout de ses importantes ressources pétrolières. Au mois de mars 2022 en effet, les exportations pétrolières irakiennes ont battu un record qui remontait à cinquante ans, et se sont élevées à « 100 563 999 barils pour des ventes s’établissant à 11,07 milliards de dollars (10,02 milliards d’euros), soit le revenu le plus élevé jamais réalisé depuis 1972 », a annoncé le gouvernement irakien. Pour autant, la guerre en Ukraine fragilise encore économiquement et socialement ce pays.
Pour conclure, on peut dire que si les prises de position des États du Moyen-Orient sur la crise ukrainienne accélèrent la compréhension des recompositions stratégiques qui sont en cours dans cette région complexe, elle reflète aussi la complexité et le morcellement des jeux infra-étatiques existants, notamment dans les États affaiblis, voire faillis. Toutefois, il semble que les principaux acteurs de la région, tant au niveau interne qu’au niveau international, accueillent avec prudence les répercussions potentielles de la guerre en Ukraine sur leur propre région et cherchent plus à les neutraliser qu’à les instrumentaliser.
En tout état de cause, à court et moyen termes, la conséquence la plus grave du conflit ukrainien pourrait être d’ordre économique et alimentaire, si les gouvernements des pays les plus concernés n’arrivent pas à faire face à d’éventuelles pénuries ou à des hausses de prix insupportables pour des populations qui étaient déjà avant la crise dans une situation très précaire.