Franck Petiteville, Professeur de Science Politique à Sciences Po Grenoble et au laboratoire Pacte
Les guerres sont des périodes d’accélération de l’histoire. L’État qui déclenche l’offensive bénéficie de cette compression du temps qui lui permet, temporairement, de déterminer l’agenda international. Poutine s’est offert ce rôle depuis un mois en combinant deux terribles « surprises stratégiques ». La première a été de laisser croire que ses troupes massées à la frontière avec l’Ukraine cet hiver visaient à embarquer l’OTAN dans un exercice de diplomatie coercitive pendant qu’il mettait la dernière main à son plan d’invasion de l’Ukraine.
La seconde surprise a résidé dans la brutalité inattendue de l’armée russe. Ceux qui espéraient que la méthode du « tapis de bombes », expérimentée par les aviations russe et syrienne à Alep fin 2016, serait évitée dans un « pays frère », ont dû se rendre à l’évidence de la similarité des méthodes d’attaque. Rétrospectivement, ce n’est pas étonnant puisque 90 % des pilotes russes ont été mobilisés en mission en Syrie. De fait, en un mois de dévastation des villes ukrainiennes, on ne voit aucune velléité des autorités militaires russes de respecter ce principe fondamental des Conventions de Genève (1949) qu’est la discrimination entre cibles militaires et populations civiles. Même si l’armée russe venait à utiliser des armes chimiques, ce serait un crime de guerre de plus, mais pas si surprenant quand on se souvient que Poutine a « couvert » Bachar-Al-Assad par quatre vetos russes au Conseil de sécurité de l’ONU pour bloquer des enquêtes sur l’usage d’armes chimiques en Syrie en 2017-18.
Toutefois, et c’est essentiel, la victoire éclair de l’armée russe n’a pas eu lieu. Le temps se ralentit désormais. Sauf à imaginer le scénario du pire (l’attaque d’un État membre de l’OTAN ou l’utilisation d’une arme nucléaire en Ukraine, ce qui serait catastrophique, y compris pour la Russie), Poutine a épuisé ses effets de surprise. Les Occidentaux peuvent désormais lui dénier la maîtrise du temps. A court terme, ils peuvent continuer à équiper militairement les Ukrainiens. Ils doivent aussi étendre leur aide humanitaire aux frontières de l’Ukraine, et s’apprêter à accueillir de très nombreux autres réfugiés en provenance des villes assiégées et transformées en zones de combat de rue.
A moyen terme, les Occidentaux peuvent resserrer l’étau des sanctions économiques. Celles-ci sont déjà bien engagées, mais il serait possible de s’attaquer plus drastiquement à l’importation européenne de gaz, de pétrole, et de charbon russes. De nombreux économistes ont démontré la faisabilité d’une diversification des approvisionnements énergétiques de l’Europe dans les deux années qui viennent. La Commission européenne plaide en ce sens. Les États européens étant très inégalement dépendants des approvisionnements russes, il faut sans doute continuer à avancer vers un front commun de l’UE, mais chaque gouvernement qui souhaite aller plus vite devrait pouvoir s’accorder cette possibilité de manière unilatérale. La France, bien moins dépendante de ces approvisionnements que l’Allemagne et d’autres États européens, pourrait montrer l’exemple.
A plus long terme, le maintien d’un canal diplomatique minimal avec Poutine se justifie par l’objectif d’arracher une sortie de conflit visant à restaurer l’Ukraine dans sa souveraineté, son intégrité territoriale, et à financer sa reconstruction. En revanche, un retour au business diplomatique as usual avec Poutine n’est probablement plus possible. Cette normalisation diplomatique ne serait pas compatible avec la saisine de la Cour pénale internationale d’une enquête pour crimes de guerres commis par l’armée russe en Ukraine. Par ailleurs, à deux reprises en un mois, près des 3/4 des 193 États membres de l’Assemblée générale de l’ONU ont condamné l’agression de l’Ukraine, Moscou n’étant soutenu que par un quarteron des pires dictatures du monde (Biélorussie, Corée du Nord, Erythrée, Syrie)[1].
Cet isolement diplomatique du régime de Poutine doit sans doute être maintenu. Il n’est pas concevable que Poutine participe au G20 en Indonésie en novembre prochain. Quel que soit le nombre d’années qui lui restent à régner à la tête de la Russie, il faudra certainement maintenir un cordon sanitaire diplomatique autour de lui. S’il veut voyager, il pourra toujours rendre visite à son « ami sans limites », Xi Jinping, qu’il a déjà rencontré plus de 30 fois depuis 2013[2]. Et s’il veut venir en Europe, la Cour pénale internationale (mais c’est plus parlant en anglais : the International Criminal Court) de La Haye aura quelques questions à lui poser.
[1] L’Assemblée a adopté le 2 mars 2022 une résolution intitulée « Agression contre l’Ukraine » par 141 voix pour, 35 absentions, et 5 votes contre. Une nouvelle résolution a été adoptée le 24 mars pour « exiger » l’arrêt « immédiat » de la guerre par 140 voix pour, 38 abstentions, et 5 voix contre.
[2] Rappelons que les deux dirigeants ont adopté le 4 février 2022 un Partenariat stratégique placé sous le signe d’une « amitiés sans limites » entre la Russie et la Chine.