Jean Marcou, Professeur de droit à Sciences Po Grenoble, chercheur au CERDAP2 et chercheur associé à l’Institut français d’études anatoliennes d’Istanbul
Neuf heures du matin sur Istiklal Caddesi, à Istanbul. Une jeune femme russe, cheveux en bataille, apostrophe les forces de sécurité turques en faction devant le consulat de la Fédération de Russie. Deux policières, mains dans les poches de leur blouson et béret vissé sur la tête au-dessus de chignons tirés à quatre épingles, la tiennent à distance, l’air inquiet. « Elle veut rentrer, mais c’est fermé ! », me dit un passant qui observe la scène, semble-t-il, depuis le début.
Nous sommes samedi et il est certes un peu tôt, mais surtout depuis le début de la crise ukrainienne, le consulat général de Russie à Istanbul (ancienne ambassade de la Russie des Tsars à l’époque ottomane) s’est transformé en forteresse. Des barrières anti-émeutes sont dressées devant l’entrée, tandis qu’un imposant dispositif de sécurité est déployé alentour (personnels de police, véhicules blindés…). De guerre lasse, la jeune femme finit par s’en aller, en tirant une petite valise et en maugréant. Les policières la regardent s’éloigner d’un air goguenard, quelques commentaires ironiques fusent parmi les badauds qui se dispersent.
Les Turcs aiment bien les touristes russes, car ils sont devenus la première population touristique du pays au cours de la dernière décennie, mais ils sont choqués actuellement par la violence de la guerre et le calvaire vécu par les villes ukrainiennes. Pour sa part, comme nous le disions dans une chronique précédente, le gouvernement est resté prudent, bien que sa position ait été accueillie favorablement par ses alliés occidentaux. S’il a condamné l’invasion d’un pays indépendant, fourni à celui-ci de l’armement sophistiqué, fermé les détroits du Bosphore et des Dardanelles aux navires de guerre et accepté d’accueillir des réfugiés ukrainiens, il a tenté par ailleurs de ménager sa relation avec Moscou, en refusant d’appliquer les sanctions décidées par les Occidentaux, et en se posant en médiateur. Cette position est-elle susceptible d’évoluer ?
La Turquie toujours hésitante
À bien des égards, sa première réaction à la crise ukrainienne a ramené la diplomatie turque à ses traditions antérieures, celles qui, notamment dans le sillage de la politique de l’entre-deux-guerres suivie par Mustafa Kemal, voulait que la Turquie évite de s’impliquer dans des conflits, surtout lorsqu’ils concernent son voisinage. Cette réserve est d’ailleurs restée perceptible dans le contexte de la guerre froide, après l’entrée de la Turquie dans l’OTAN. Il est vrai que la situation a changé progressivement depuis la fin du monde bipolaire et l’arrivée de l’AKP au pouvoir. Recep Tayyip Erdoğan a souvent donné l’impression de dériver vers l’est, en établissant des liens de plus en plus denses avec la Russie de Vladimir Poutine. Cette relation a transcendé la coopération économique et énergétique pour atteindre des domaines très sensibles (construction d’une centrale nucléaire par Rosatom, achat de matériel militaire russe…) et voir les deux pays s’entendre stratégiquement sur certains théâtres régionaux au détriment des Occidentaux (comme, par exemple, en Syrie ou dans le Caucase).
Pour autant, on n’a jamais assisté à une inversion des alliances, la Turquie demeurant membre de l’OTAN et la Russie gênant son intégration dans des organisations eurasiatiques comme le groupe de Shanghai. Surtout, Ankara a établi une solide coopération avec l’Ukraine (dénonciation de l’annexion de la Crimée ou fourniture de matériel militaire, notamment les fameux drones de combat Bayraktar TB2) ainsi qu’avec d’autres adversaires de la Russie dans la région, comme la Pologne. Bien qu’après le début de la guerre, les Occidentaux ne lui aient pas reproché ce double-jeu, la Turquie s’est indubitablement rangée dans le club des États « prudents », qui est majoritaire au Moyen-Orient, si l’on songe à l’attitude voisine adoptée par Israël, les monarchies du Golfe, l’Irak ou l’Égypte.
Rencontre de Recep Tayyip Erdoğan et d’Emmanuel Macron à Bruxelles
Pourtant, depuis la mi-mars 2022, une mutation semble s’être amorcée. Le sommet extraordinaire de l’OTAN, qui s’est tenu le 24 mars, à Bruxelles, a vu Ankara chercher à réintégrer le concert des acteurs influents de la défense occidentale, dont elle s’est éloignée par ses initiatives intempestives des dernières années (convergences multiples avec la Russie, campagnes de prospection gazière en Méditerranée orientale et confrontations avec la Grèce ou la France…).
Aux journalistes qui l’accompagnaient à son retour de Bruxelles, le président turc a expliqué qu’il tirait deux leçons de la crise ukrainienne : d’une part, l’OTAN a confirmé qu’elle était « la pierre angulaire de la défense européenne », d’autre part, la Turquie a montré qu’elle restait un acteur essentiel de la sécurité régionale que veut promouvoir l’Alliance. On est loin des propos qu’Erdoğan avait tenu au lendemain de l’agression russe, il y a un mois, lorsqu’il avait expliqué que l’Alliance avait manqué de détermination et échoué à réagir efficacement.
Le sommet en question a été également l’occasion pour le chef de l’État turc de rencontres bilatérales avec ses homologues occidentaux. La plus significative et la première est celle qu’il a eue avec Emmanuel Macron. Là encore, la posture du dirigeant turc contraste avec le discours qui avait été le sien, début février 2022, lors de sa dernière visite en Ukraine, au cours de laquelle il avait estimé que le départ d’Angela Merkel avait créé un problème de leadership qui expliquait les lacunes de la gouvernance européenne actuelle. Cette concertation prioritaire franco-turque semble s’expliquer par le fait que les deux présidents ont le contact avec Vladimir Poutine.
Alors que l’offensive engagée par l’armée russe n’a pas débouché sur la victoire rapide escomptée, beaucoup commencent à penser en Turquie que la Russie pourrait revoir ses prétentions territoriales initiales à la baisse pour les limiter à la partie orientale de l’Ukraine et au littoral de celle-ci sur la mer Noire. Certes, les médiations turques, en particulier la tentative très médiatique de faire dialoguer Sergueï Lavrov et Dmytro Kuleba, lors du deuxième forum diplomatique d’Antalya (11 au 13 mars 2022), n’ont pas été jusqu’à présent très convaincantes, mais l’offensive engagée par l’armée russe s’est enlisée entretemps. Dès lors, Ankara pense que le contexte demeure porteur pour une négociation où la Turquie jouerait un rôle clef. Toujours lors de son retour de Bruxelles, Erdoğan a d’ailleurs annoncé qu’il allait appeler Vladimir Poutine pour lui proposer de rechercher ensemble « une sortie honorable » au conflit actuel.
Le boulet des S-400
Il reste que, lors du sommet de Bruxelles, s’il a pu rencontrer le président français en tête-à-tête, le chef de l’État turc n’a pu obtenir d’entretien particulier avec Joe Biden ; ce qui montre en fait sa difficulté à réintégrer le cœur de l’Alliance. La raison de cet échec réside sans doute dans le devenir toujours incertain des missiles de défense aérienne russes S-400, que la Turquie a acquis imprudemment depuis 2017, et qu’elle traine désormais comme un boulet. On sait que cette acquisition a entrainé l’exclusion d’Ankara du programme américain de production de l’avion de dernière génération F-35, et qu’elle empêche même aujourd’hui l’armée turque d’acquérir des F-16 pour moderniser dans l’urgence sa flotte aérienne de combat vieillissante.
Ni le président américain, ni le Congrès ne semblent en effet prêts à céder aux avances du président turc et à lui accorder son droit de retour au sein des nations fiables de l’alliance, tant qu’il ne se sera pas débarrassé des S-400. En charge du dossier sur le Hill, les sénateurs, Jim Risch et Bob Menendez, semblent particulièrement inflexibles sur ce point. Les États-Unis ont ainsi proposé aux Turcs de faire don à l’Ukraine de leurs encombrants missiles ; une suggestion rapidement repoussée par Fahrettin Altun, l’un des principaux conseillers de Recep Tayyip Erdoğan, qui l’a jugée « irréaliste ».
Dès lors, on comprend que la rencontre avec le président français, comme celles qu’il a pu avoir avec d’autres leaders européens peu après, ont constitué un lot de consolation qui laisse néanmoins entière la question du renouvellement de la flotte aérienne de combat de la Turquie et plus généralement celle de la place exacte de ce pays dans l’Alliance. Lors de son retour de Bruxelles, Recep Tayyip Erdoğan, en faisait amèrement part aux journalistes qui l’accompagnaient, en s’étonnant qu’Emmanuel Macron, qui avait affirmé, en 2019, que l’OTAN était en état de « mort cérébrale », puisse actuellement jouer un rôle aussi crucial au sein de l’Alliance.
En tout cas, le président français et le président du conseil italien, Mario Draghi, en ont profité également pour relancer, avec le président turc, les négociations pour l’acquisition du missile de défense aérienne franco-italien SAMP-T, qui avaient été gelées après la réception de ses premiers S-400 par la Turquie. Paris va également associer Ankara à l’opération d’intervention humanitaire que la France doit conduire avec la Grèce, à Marioupol, pour évacuer des populations civiles. C’est un premier pas qui n’est pas sans importance et qui confirme l’amélioration rapide des relations franco-gréco-turques, après les tensions extrêmes observées depuis 2019. Toutefois, on mesure que le retour de la Turquie vers ses alliés occidentaux risque de prendre un certain temps. Nécessitant que des obstacles délicats soient surmontés, elle s’apparente ainsi à une sorte dérive vers l’ouest, destinée à faire oublier les tentations orientales des dernières années.
En attendant, au cours du week-end dernier, la dérive très concrète que les autorités turques ont eu à gérer, est celle d’une mine isolée, repérée dans le Bosphore, dont l’origine reste incertaine, à ce jour. La découverte de l’engin a paralysé la circulation dans le détroit pendant plusieurs heures. Selon les services de renseignement russes (FSB), cette mine proviendrait d’un dispositif de protection des ports ukrainiens dont les amarres auraient été rompues par une tempête ; une hypothèse immédiatement démentie par Kiev…