Selcan Karabektaş, doctorante à l’Université Grenoble Alpes et chercheure au CERDAP2
Située à l’Est du continent africain, la Corne de l’Afrique, qui regroupe l’Éthiopie, l’Érythrée, la Somalie et Djibouti, est aujourd’hui le théâtre d’enjeux considérables, tant pour les puissances traditionnelles, que pour les puissances régionales. Autrefois, on insistait surtout sur la rivalité des « grandes puissances » dans cette région, notamment sur celle de la Chine et des États-Unis, mais aujourd’hui la Corne de l’Afrique est devenue un champ d’affrontement crucial pour de nouveaux acteurs régionaux concurrents. L’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis, la Turquie, le Qatar, l’Iran et l’Égypte sont les principaux acteurs régionaux qui défendent leurs intérêts dans la Corne de l’Afrique.
Deux facteurs contemporains peuvent être mis en exergue pour souligner l’importance d’une région qui attire les investissements économiques et militaires des économies émergentes. Le premier facteur est géographique. Il découle du fait que la Corne voisine le golfe d’Aden et le détroit de Bab el-Mendeb, l’une des routes maritimes les plus importantes au monde. L’importance stratégique de ce détroit est en effet cruciale, car la plupart des activités commerciales entre les marchés d’Asie, du Moyen-Orient et d’Europe empruntent cette voie. Plus de 10% du fret maritime mondial passe par là chaque année, y compris la majorité du commerce asiatique avec l’Europe. Pour des raisons stratégiques, de nombreux pays veulent donc renforcer leur présence dans cette région. Par ailleurs, le second facteur, qui rend la Corne de l’Afrique aussi importante, est que la région est considérée comme l’une des principales portes d’entrée sur le marché africain par les pays d’Asie et du Moyen-Orient.
La multiplication des bases militaires dans la Corne de l’Afrique
Ces dernières années ont été marquées par la course à la construction de bases militaires que se livrent différentes puissances traditionnelles et régionales, qui entendent tirer parti des atouts géostratégiques de la région, tant pour des raisons économiques que militaires. C’est surtout sur Djibouti, qui cherche à devenir un véritable hub stratégique régional, et qui est considéré comme la porte d’entrée en Afrique de l’Est, que les États concernés se sont concentrés pour marquer leur présence militaire. Djibouti accueille six bases militaires, qui sont celles des États-Unis, du Japon (sa seule base militaire hors de son territoire), de l’Italie, de la Chine, de l’Arabie Saoudite et de la France (sa base militaire la plus importante à l’étranger). De fait, Djibouti est le pays qui compte actuellement le plus grand nombre d’installations militaires de ce type dans le monde.
Le nombre croissant de bases militaires étrangères et la présence constante de militaires de diverses nationalités dans les pays de la Corne de l’Afrique, en particulier à Djibouti, soulignent l’importance sécuritaire, économique et géopolitique régionale du détroit de Bab el-Mandeb. L’Érythrée, accueille de son côté des bases militaires de la Russie et des Émirats arabes unis. La Somalie abrite également une base militaire turque, tandis que la deuxième base des Émirats se trouve au Somaliland, une région qui a fait sécession en Somalie. Les Émirats arabes unis, qui ont beaucoup investi dans les ports de la région (notamment à Djibouti, au Puntland et au Somaliland), ont ouvert une base en Érythrée en 2015, et ont récemment signé un accord avec le Somaliland.
La Russie prévoit désormais d’établir une deuxième base au Soudan. L’échelle commerciale de ces établissements est importante notamment pour les économies fragiles des pays de la région, mais cela pourrait avoir des conséquences durables pour la stabilité et la sécurité de la Corne de l’Afrique. De plus, la présence de forces étrangères et leurs activités dans la région représentent une menace pour la sécurité intérieure des pays de la Corne, qui luttent contre des groupes extrémistes tels qu’al-Chabab, Boko Haram et les groupes terroristes du Sahel.
La lutte d’influence géopolitique entre les puissances régionales dans la Corne de l’Afrique
Les relations régionales s’articulent ainsi autour de deux pôles ayant des objectifs stratégiques opposés : d’un côté une alliance de pays arabes voisins (Arabie saoudite, Égypte et Émirats), de l’autre, une convergence de pays extérieurs (Qatar, Turquie liés à l’Iran). Ayant une relation historique avec l’Empire ottoman, la région a une importance particulière pour la Turquie, qui a étendu son champ d’influence en Afrique au cours de ces dernières années.
Pour les États de la péninsule arabique, l’importance de la région s’est accrue depuis leur implication dans la guerre régionale au Yémen lancée en 2015, et leur conflit diplomatique avec le Qatar, apparu en 2017. Affecté par le blocus imposé par ses voisins, lors de la crise du Golfe en 2017, et accusé de soutenir les Frères musulmans, le Qatar a dû revoir sa politique étrangère, notamment envers les pays de la Corne de l’Afrique. La rivalité entre le Qatar et les Émirats arabes unis s’observe dans la course aux investissements sur les régions côtières de la Corne de l’Afrique. Ce processus vise à contrôler les zones les plus stratégiques, que sont le golfe d’Aden et la mer Rouge.
De leur côté, les Émirats arabes unis exercent une influence considérable dans les pays de la Corne de l’Afrique, grâce à leur diplomatie économique attirant les pays les plus pauvres qui les entourent. L’intervention politique des Émirats dans les grands événements qui secouent le Moyen-Orient et le monde arabe, incite à une approche critique de sa politique africaine. Si l’on peut débattre de l’influence des Chinois et des Russes, voire des Turcs, il ne faut pas sous-estimer l’influence arabe, notamment celle des Émirats et de leurs alliés. Le pétrole transporté des pays du Golfe vers l’Europe, à travers le golfe d’Aden et la mer Rouge, renforce la position géostratégique de la Corne pour les Émirats arabes unis et l’Arabie saoudite. La coalition arabe dirigée par l’Arabie saoudite, qui est active dans la région, attribue également une importance clé à la Somalie, qui est proche du Yémen, où la guerre civile se poursuit et où la coalition arabe est profondément impliquée.
Le désaccord des Émirats arabes unis avec Djibouti a mis fin aux plans d’expansion militaire de ces derniers dans ce pays, et les a poussé à rechercher d’autres emplacements pour des bases susceptibles de soutenir leur effort militaire au Yémen. C’est dans ce contexte qu’en 2017, les Émirats arabes unis ont lancé la construction d’une nouvelle base dans le cadre d’un accord entre P&O Ports et la région semi-autonome du Puntland en Somalie, qui détient pour 30 ans les droits de concession du port de Bosaso.
La présence américaine et européenne passe au second plan
Les problèmes de sécurité pour le Qatar et les Émirats arabes unis, les intérêts commerciaux et militaires de la Turquie, et la croissance rapide des activités politiques et économiques ne font que contribuer à la situation critique de cette région. La Turquie profite du fait qu’elle a déjà établi sa propre base militaire en Somalie. Elle estime que les soldats du gouvernement central seront en mesure de former une armée suffisamment forte pour lutter contre les milices al-Chabab. Alliée du Qatar, la Turquie a accru sa présence politique, économique et militaire en Somalie et au Soudan, qui bordent la Corne au nord. Fin 2017, le Soudan a accepté de louer à la Turquie, pour une durée de 99 ans, l’île de Suakin sur la mer Rouge. Il s’agit d’un ancien port ottoman historiquement important, car il était le point de passage obligé des musulmans d’Afrique subsaharienne effectuant le pèlerinage à La Mecque. La Turquie est censée reconstruire les monuments historiques de l’île pour en faire à nouveau une escale majeure pour les pèlerins africains en route vers La Mecque. Suakin pourrait aussi devenir une base pour les navires de guerre turcs, offrant ainsi à Ankara son premier accès direct à la mer Rouge.
Cependant, suite au changement de gouvernement après le coup d’État au Soudan en 2019, le devenir du projet de restauration de l’île de Suakin est devenu très incertain. Depuis plusieurs années, la présence américaine et européenne dans la Corne de l’Afrique est donc progressivement passée au second plan. La Chine est devenue l’investisseur principal dans la région où elle continue de développer ses activités commerciales. La Turquie, le Qatar, les Émirats arabes unis et l’Arabie saoudite attirent l’attention des experts par la lutte sans merci qu’ils se livrent pour avoir chacun leur part du gâteau.
L’avenir dira comment se positionneront les pays de la Corne de l’Afrique, car ils sont souvent très versatiles et susceptibles de s’adapter facilement aux changements en fonction des pays qui s’impliquent dans la région. On comprend pourquoi la Corne de l’Afrique continuera sans doute à être une zone complexe de luttes intestines et de confrontations stratégiques dans les années à venir.