Daniel Meier, enseignant à Sciences Po Grenoble, chercheur associé à l’UMR Pacte
Lors du vote de l’Assemblée Générale des Nations Unies le 2 mars dernier, une bonne partie des Etats arabes ont voté en faveur de la résolution qui exige la fin de l’invasion russe en Ukraine et dénoncé la mise en alerte des forces nucléaires russes. Toutefois, plusieurs Etats dont l’Autorité palestinienne, l’Algérie, l’Iran, l’Irak et le Soudan se sont abstenus, la Syrie allant jusqu’à voter contre cette résolution. Si l’intelligibilité de ce vote s’entend parfaitement en suivant les alliances respectives Russie/Etats-Unis, il occulte les dissensions qui existent au sein de plusieurs Etats ni sur l’impact réel de ce conflit sur les Etats et sociétés du Moyen-Orient arabe et de l’Iran.
Pour l’ensemble des pays de la région, cette guerre est une mauvaise nouvelle tant la dépendance du Moyen-Orient à l’égard des importations de céréales depuis l’Ukraine est importante pour certains Etats, comme le Liban qui importe 60% de son blé depuis l’Ukraine. En ce sens, l’interdiction de toute exportation de céréales promulguées le 9 mars dernier par les autorités ukrainiennes a sonné l’alarme dans plusieurs capitales arabes. C’est probablement à Beyrouth que l’urgence est la plus saillante : la veille, l’un des derniers chargements de 11’000 tonnes de blé ukrainien arrivait au port de Tripoli. Désormais, le pays n’aurait plus que 4 semaines de réserve de blé, une denrée fondamentale pour la préparation du pain qui reste, en cette période de dénuement inédit pour trois quarts des Libanais, un aliment de base encore accessible grâce aux subventions de l’Etat.
En Palestine, l’AP adhère à une posture de neutralité qui relève plutôt de la protestation contre la politique américaine dans le dossier palestinien. Mais ce qui affecte en premier lieu les Palestiniens est la perception d’un double standard : la condamnation sans appel de la Russie par une majorité d’Etats pour son action guerrière en Ukraine et l’absence de tout commentaire critique de ces mêmes Etats sur l’action d’Israël à l’égard de la Palestine et des Palestiniens, en dépit de la publication d’un rapport implacable sur la situation des Palestiniens dans les territoires occupés et en Israël par Amnesty international.
Dissensions
Au chapitre des dissensions intérieures, la plus apparente est peut-être celle du Liban où la déclaration diplomatique officielle condamnant l’invasion russe a été considérée par le Hezbollah comme étant le résultat d’une manœuvre américaine travestissant la « vraie » position libanaise. Une « vraie position » défendue par le parti chiite qui s’aligne sur la position iranienne laquelle entend rester neutre sur ce dossier. Une neutralité – et non pas un soutien à la Russie – qui s’explique bien sûr par les actuelles négociations sur le nucléaire iranien avec les Etats-unis. Ainsi le message diplomatique iranien appelant à une solution politique dans la crise ukrainienne est au diapason de l’espoir iranien de la levée des sanctions commerciales une fois le nouvel accord conclu avec Washington et sa réintégration dans les circuits économiques et pétroliers mondiaux. La Russie a, par la voix de son chef de la diplomatie Sergey Lavrov, demandé aux Etats-Unis des garanties que les sanctions imposées à la Russie ne concerneraient en rien les futures relations irano-russes, une fois qu’un accord sur le nucléaire aura été trouvé.
Pour les Etats pétroliers du Golfe, ce conflit est à leur avantage économique, le prix du baril s’envolant et les pays de l’OPEP+ refusant d’augmenter leur production. Malgré leur vote en faveur de la résolution aux Nations Unies, ils cachent des intérêts et agendas spécifiques. Ainsi l’Arabie saoudite a fait la sourde oreille aux demandes répétées des Etats-Unis appelant à une augmentation de la production. Il s’agit pour le Royaume de manifester sa mauvaise humeur – également de façon vocale dans une interview au ton désinvolte donnée par le Prince héritier Mohammed Ben Salman à the Atlantic – et utiliser cette crise pour faire revenir les Etats-unis sur leur attitude critique à l’égard du Royaume, notamment dans son aventure au Yémen. Les Emirats Arabes Unis et l’Egypte semblent eux marcher sur des œufs pour ne pas endommager leur relation avec la Russie. Le premier insiste auprès de l’administration américaine pour trouver un accord avec la Russie et dans ce sens n’a pas sanctionné la Russie lors d’une réunion du Conseil de Sécurité des Nations Unies le 25 février dernier. Et l’Egypte, plus gros importateur de blé au monde, dépend des deux belligérants pour 80% de ses importations de blé et cherche désormais à diversifier ses fournisseurs en considérant 14 autres Etats dans le monde, de l’Inde au Kazakhstan en passant par la France ou les Etats-Unis.
Vers une médiation israélienne ?
Pour sa part, Israël se profile comme médiateur dans la crise russo-ukrainienne. La société israélienne a une composante significative de Russes et d’Ukrainiens que les dirigeants ne peuvent négliger dans cette équation. Du reste, la ministre de l’Intérieur Ayelet Shaked a annoncé un plan d’urgence pour l’hébergement de 5000 nouveaux arrivants d’Ukraine et la régularisation du statut de 20’000 autres. C’est aussi à cette aune qu’il faut comprendre le vote israélien aux Nations Unies pour faire stopper l’effusion de sang. De cette position d’entre-deux, certaines compagnies peuvent tirer bénéfice comme cela semble être le cas de El Al la compagnie aérienne israélienne qui continue d’accepter les achats effectués via le système russe de paiement Mir, ce que la diplomatie ukrainienne n’a pas manqué de dénoncer. Mais l’avantage pour Israël se situe ailleurs : l’Europe est en train de chercher des approvisionnements alternatifs en gaz et les énormes ressources de l’Etat hébreu pourraient trouver preneur dans ce contexte. Ce qui reporte l’attention sur le projet EastMed, un gazoduc long de 1900 km que l’UE a récemment mis dans sa liste des projets d’intérêt commun (PIC) en dépit des critiques sur sa nocivité – qui a conduit Washington a s’en désolidariser – pour l’environnement et sa faible rentabilité pour le consommateur européen.
Vers la milicianisation du conflit en Ukraine ?
Hormis son vote en faveur de Moscou, la Syrie baathiste semble être entré dans l’équation militaire russe puisque le 11 mars, le ministre de la défense russe Sergey Shoigu déclara qu’il y avait en Syrie 16’000 volontaires prêt à venir aider l’armée russe « à défendre les gens vivant dans le Donbass ». Vladimir Putin, a donné le feu vert à cette opération de recrutement, menée par Wagner et le cinquième corps d’armée russe déployé en Syrie, en ajoutant qu’il fallait fournir les moyens qu’ils demandent à ces volontaires « qui ne le font pas pour l’argent » et les aider à venir sur la zone de conflit. Le recrutement des combattants syriens s’effectuerait depuis quelques jours déjà dans les zones contrôlées par le gouvernement syrien en faisant miroiter aux futurs enrôlés un pardon pour leurs anciennes activités anti-gouvernementales. Les spécialistes s’accordent à dire que s’il convient d’être prudent sur l’ampleur du phénomène, il n’en demeure pas moins une réalité qui fait écho au problème concrets de la résistance inattendue opposée par les ukrainiens sur le terrain et qui nécessite un recours à des combattants expérimentés. L’enrôlement des combattants tchétchènes depuis début mars en est un autre signe concret.