Jean Marcou, Professeur de droit à Sciences Po Grenoble, chercheur au CERDAP2 et chercheur associé à l’Institut français d’études anatoliennes d’Istanbul
Le 6 février 2022, lors d’un échange à distance, Recep Tayyip Erdoğan a appelé son homologue russe à signer un armistice en Ukraine, à ouvrir des corridors humanitaires et à rechercher un accord de paix. Le 24 février 2022, la Turquie avait estimé que « l’opération lancée par les forces armées de la Fédération de Russie contre l’Ukraine » était « inacceptable » et, deux jours auparavant, elle avait déjà rejeté la décision de Moscou de reconnaitre les républiques auto-proclamées de Donetsk et de Louhansk. Le président turc a d’ailleurs interrompu la tournée africaine qu’il venait d’entreprendre pour rentrer à Ankara, après l’annonce de cette reconnaissance.
Depuis le début de la guerre en Ukraine, la Turquie a adopté une stratégie mesurée, combinant une rhétorique ferme, qui dénonce l’agression russe comme contraire au droit international, et une stratégie plus prudente dans la pratique, qui l’a vue notamment refuser de s’associer aux sanctions décidées par les pays occidentaux. Ce comportement nuancé a néanmoins rassuré ses alliés, car le grand écart qu’ils l’avaient vu faire, ces dernières années, entre son appartenance à l’OTAN et ses amitiés particulières avec Vladimir Poutine, faisait craindre à certains d’entre eux qu’elle soit tentée de basculer dans l’autre camp.
En réalité, la crise actuelle rappelle que les fondamentaux russes et turcs demeurent antinomiques en matière stratégique. Si les Turcs ne souhaitent pas se laisser entrainer dans ce conflit, il redoute leur grand voisin du nord qui a naguère causé la perte de l’Empire ottoman. Il reste que la guerre en Ukraine remet en cause, non seulement le grand écart dont nous parlions, mais aussi le jeu triangulaire qu’Ankara avait établi avec Moscou et Kiev, les bonnes relations entre les présidents Erdoğan et Zelensky ayant en outre accentué un rapprochement turco-ukrainien déjà largement engagé auparavant.
De la stratégie du grand écart à l’esquisse d’un ménage à trois
On se souvient des principaux événements qui ont signifié le rapprochement entre la Russie et la Turquie, au cours de la dernière décennie. Outre l’accroissement de leurs échanges commerciaux, les deux pays ont scellé une vraie convergence stratégique sur le plan énergétique, Ankara acceptant de rejoindre, dans le corridor européen sud, le projet de gazoduc russe baptisé d’ailleurs Turkish Stream, (ouvert en janvier 2020) et faisant appel à Rosatom pour la construction de sa première centrale nucléaire. À partir de 2016, après six mois d’une brouille entre les deux voisins, causée par la destruction par des F-16 turcs d’un avion de combat russe sur la frontière turco-syrienne, Vladimir Poutine n’a cessé de donner des gages de respect et d’amitié à Recep Tayyip Erdoğan, en particulier lors du coup d’État qui faillit le renverser cette année-là. En 2017, Ankara est entrée aux côtés de Moscou et Téhéran, dans le processus de négociations d’Astana, visant à promouvoir un règlement du conflit syrien, en se passant des Occidentaux et en concurrençant la conférence onusienne de Genève.
D’autres processus de rapprochement similaires ont pu être observées par la suite en Libye ou dans le Caucase, lors de la dernière guerre du Haut-Karabakh. Entretemps, le gouvernement turc, qui depuis plusieurs années cherchait à se doter de missiles de défense aérienne, a opté pour le système S-400 russe, alors même qu’une telle arme n’est pas compatible avec les protocoles de l’OTAN. Avec cette décision, il a franchi une ligne rouge, qui a conduit le Congrès américain à décider de l’exclure du consortium de production de l’avion de combat F-35, une mesure de rétorsion qui gêne à l’heure actuelle le renouvellement de la flotte aérienne turque de combat.
Une étude plus fouillée à laquelle nous avons contribué montre que cette convergence n’a pas été que conjoncturelle, et qu’elle s’est appuyée sur un véritable et constant effort d’amélioration des relations russo-turques depuis la fin de la guerre froide. Pour autant, ce travail de rapprochement n’est pas venu à bout d’une défiance tenace pour ne pas dire structurelle. Nous rappelions qu’historiquement le déclin de l’Empire ottoman est, entre autres, la conséquence des défaites que lui a infligées la Russie tsariste, lors de quatorze guerres, depuis le 16e siècle. On observe plus récemment que, dans la plupart des conflits régionaux actuels (Syrie, Libye, Caucase), Ankara et Moscou ne sont pas dans le même camp.
En outre, depuis 2014, le gouvernement turc n’a jamais accepté l’annexion de la Crimée par Vladimir Poutine, en clamant son attachement à l’intégrité territoriale de l’Ukraine, avec laquelle il a construit une relation dense s’appuyant sur une coopération économique importante (aciérie, constructions navales, production de meubles, fournitures automobiles, agriculture…). En 2021, les échanges commerciaux entre les deux pays ont atteint plus de 7 milliards de dollars. Après la signature d’un accord de défense en 2016 avec Kiev, la Turquie est devenue par ailleurs un important fournisseur de l’armée ukrainienne, allant dernièrement jusqu’à lui fournir les drones de combat Bayraktar TB2 qui se sont illustrés antérieurement sur les champs de bataille syriens, libyens et caucasiens. En janvier 2022, Ankara et Kiev ont même mis sur pied une joint-venture pour produire une version améliorée de ces armes.
La tentative turque de gérer une situation triangulaire compromise
Alors même que le premier conflit russo-ukrainien de 2014-2015, après le cessez-le-feu et les accords de Minsk, s’enlisait, la Turquie est parvenue, dans un premier temps, à faire prospérer cette relation triangulaire antinomique. Investie militairement en Syrie et soucieuse de retrouver un rôle au Proche-Orient, la Russie a d’autant plus fermé les yeux sur le rapprochement turco-ukrainien qu’elle avait besoin d’Ankara, en délicatesse avec ses alliés occidentaux, notamment sur les théâtres syrien ou libyen. Sur le plans politique, économique et militaire, la coopération entre Ankara et Kiev n’a ainsi cessé de s’accroître. Élu en 2019, Volodymyr Zelenski s’est significativement rendu deux fois en Turquie, tandis qu’il accueillait à son tour deux fois Recep Tayyip Erdoğan.
Il faut rappeler que la présidence Zelensky a été marquée au départ par l’espoir de parvenir à une paix avec la Russie dans le Donbass, le nouveau président ayant été élu sur la promesse d’en finir avec un conflit jamais éteint dans l’est du pays. En 2019-2020, un certain nombre de gestes de bonne volonté sont ainsi observés entre Kiev et Moscou (libération de prisonniers, relance des discussions sur l’application des accords de Minsk, rencontres entre dirigeants…). La Turquie se targuant de sa relation, tant avec Moscou qu’avec Kiev, croit alors pourvoir utiliser stratégiquement sa position pour rapprocher les frères ennemis. Et ce d’autant plus que ses convergences politiques ponctuelles avec la Russie persistent. Peu probantes en Libye au printemps 2020, elles débouchent, à l’automne de la même année, sur une coopération des forces russes et turques pour la stabilisation de la guerre du Haut-Karabakh.
À partir de novembre 2021, le déploiement de forces russes de plus en plus importantes aux frontières de l’Ukraine, qui amène les États-Unis à alerter sur un risque d’invasion, ne décourage pas les efforts d’Ankara, qui multiplie les contacts pour proposer sa médiation, tant à la Russie, qu’à l’OTAN ou qu’aux dirigeants occidentaux. En janvier 2022, l’écrasement de la révolte au Kazakhstan avec le soutien de troupes de l’Organisation du Traité de sécurité collective (OTSC), principalement russes, aurait dû alerter Ankara sur les faibles chances de réussite de cette entreprise. La Russie entend bien conserver le contrôle intégral de ce qu’elle considère comme « son étranger proche ». Elle le montre en Asie centrale, en janvier, elle le montrera en Europe, en février.
Pourtant, le principal objectif que Recep Tayyip Erdoğan assigne au déplacement qu’il effectue en Ukraine, le 3 février 2022, est la désescalade des tensions, et la conciliation entre Moscou et Kiev. Lors de cette visite, tout en célébrant la bonne santé des relations turco-ukrainiennes, Erdoğan s’en prend même aux dirigeants occidentaux, notamment aux Européens, en leur reprochant de n’être pas assez actifs dans la recherche d’un compromis, voire de jeter de l’huile sur le feu. Peu convaincu semble-t-il par les initiatives d’Emmanuel Macron, il explique en particulier qu’après le départ d’Angela Merkel, il y a un problème de leadership en Europe. Ce constat semble justifier sa propre intervention, ce qui l’amène à annoncer la tenue probable d’un sommet Poutine-Zelensky en Turquie. Ce scénario n’aura bien sûr pas lieu, mais Recep Tayyip Erdoğan le défendra jusqu’au bout notamment lors d’une conversation téléphonique avec son homologue russe à la veille de l’invasion de l’Ukraine par la Russie. On observe que le président turc l’a de nouveau évoqué lors de sa conversation avec Vladimir Poutine, le 6 mars 2022.
La condamnation ferme mais prudente de l’invasion de l’Ukraine par la Turquie
Depuis que l’invasion russe de l’Ukraine a commencé, la position de la Turquie semble dominée par deux préoccupations à certains égards contradictoires : la nécessité de condamner fermement le comportement russe, et le souci de rester hors d’un conflit dont elle pourrait faire les frais.
Par une suite de communiqués officiels, les autorités turques ont condamné sans détours et en des termes forts l’agression dont l’Ukraine a été victime. Le 25 février 2022, Recep Tayyip Erdoğan a même reproché aux Occidentaux leur tiédeur, en déclarant que OTAN aurait dû prendre des mesures plus décisives, que les Européens manquaient de détermination dans leur approche et qu’ils se bornaient à conseiller l’Ukraine sans agir. Pour autant, la Turquie ne s’est pas jointe aux sanctions prises contre Moscou. Au Conseil de l’Europe, elle a refusé de soutenir la suspension de la Russie. Elle n’a pas non plus accepté de fermer son espace aérien aux avions russes, comme l’ont fait la plupart des pays européens. Enfin, en ce qui concerne le passage des détroits par les navires de guerre, notamment ceux de la Russie que l’Ukraine lui a demandée dès le 24 février de bloquer, elle s’en est remis à la Convention de Montreux de 1936 qu’elle a l’intention d’appliquer scrupuleusement.
Dans la situation actuelle (guerre dans laquelle la Turquie n’est pas impliquée, mais à laquelle des pays riverains participent), l’article 19 de ce texte prévoit que la libre circulation des navires de guerre des pays non impliqués dans le conflit reste de mise, mais que celle des navires de guerre des pays impliqués (comme le sont la Russie et l’Ukraine) n’est plus possible sauf pour rallier leur port d’attache en mer Noire. S’exprimant sur la chaine CNN Türk, le ministre turc des affaires étrangères, Mevlüt Çavusoglu, a estimé que l’opération militaire russe en Ukraine devait être considérée comme une guerre et que, dès lors, l’article 19 de la Convention de Montreux s’appliquerait, empêchant les navires de guerre russes de franchir les détroits sauf pour revenir à leurs bases.
Si on peut comprendre qu’en sa qualité de gardienne des détroits, la Turquie souhaite s’en tenir à la convention qui régit ces derniers, on peut aussi penser qu’elle risque de se marginaliser en refusant de prendre des sanctions contre la Russie, surtout si les mesures prises par l’Union européenne (UE) s’intensifient et s’avèrent efficaces. Pourtant, il semble bien Ankara ait décidé de camper sur cette position prudente et quelque peu décalée. Le 2 mars 2022, le porte-parole de la présidence turque, Ibrahim Kalin, a confirmé la position adoptée depuis le début, en précisant : « Nous ne sommes pas d’avis d’imposer des sanctions à la Russie. Nous avons des liens commerciaux gaziers, touristiques et agricoles. Nous ne voulons pas prendre une initiative dommageable à notre pays. ». Il a par ailleurs redit qu’Ankara n’avait pas perdu espoir de pouvoir jouer un rôle en matière de médiation, en s’interrogeant : « Qui parlera à la Russie quand tout le monde aura coupé les ponts ? ». Le porte-parole de la présidence turque a cependant estimé que les exigences russes pour parvenir à un cessez-le-feu, notamment le désarmement de l’Ukraine et son acceptation de l’annexion de la Crimée par Moscou, étaient « irréalistes » et « inacceptables ».
Se tenir à l’écart d’un affrontement au sommet ?
En tout état de cause, les conséquences de la crise ukrainienne risquent d’être importantes pour un pays qui connaît actuellement une crise économique sans précédent. On peut s’attendre en effet à ce que la guerre en Ukraine impacte le tourisme. Les Russes sont en effet la première population touristique en Turquie, qui est devenue, par ailleurs, la première destination touristique des Ukrainiens, qui ont été près d’un million à s’y rendre en 2021. La Turquie s’inquiète aussi des possibles conséquences gazières (même si elle a diversifié ses approvisionnement, ces dernières années) ou agricoles (elle est un gros client en céréales des deux belligérants) du conflit. On peut néanmoins penser qu’elle saura faire face à ces défis et que l’enjeu majeur demeure son positionnement dans la crise parce qu’il risque de conditionner la place qu’elle tiendra dans les nouveaux équilibres du monde qui se mettront en place à l’issue de la crise.
Pour de nombreuses élites dirigeantes turques contemporaines, au-delà de l’Ukraine, l’enjeu véritable de cette guerre serait en réalité la redéfinition des rapports entre Russes et Occidentaux. De là, la tendance de la Turquie à se tenir à l’écart de cet affrontement de puissances qui la dépasse, en en appelant au respect du droit international et à la médiation. À bien des égards, cette posture n’est pas sans rappeler la ligne neutraliste de la première Turquie républicaine qui l’avait conduite à ne pas s’impliquer au départ dans la Seconde Guerre mondiale, et à n’entrer en guerre contre les pays de l’Axe qu’en février 1945. En l’occurrence, le gouvernement turc rappelle en outre que l’UE ne lui a pas demandé de se joindre à la politique de sanctions suivies, et Recep Tayyip Erdoğan, tout en s’en réjouissant, s’est étonné de l’empressement de l’UE à s’intéresser à la candidature ukrainienne en regrettant de surcroît que Bruxelles n’ait pas fait le même accueil à la candidature de son pays. « Je dis aux États-membres de l’UE, s’il vous plait, montrez la même attention à la candidature de la Turquie qu’à celle de l’Ukraine. Ou alors est-ce que vous n’allez mettre la Turquie à l’ordre du jour que lorsque quelqu’un lui déclarera la guerre et l’attaquera ?», a réagi le président turc.
Quoi qu’il en soit, pour l’heure, Ankara déclare avant tout mettre en œuvre les décisions de l’OTAN qui, comme l’on sait, a décidé de ne pas s’impliquer dans le conflit. Le gouvernement turc ne décourage pas toutefois le mouvement important de solidarité qui se manifeste actuellement en faveur de l’Ukraine et qui se traduit, tant par des manifestations, que par un engagement conséquent des organisations humanitaires de ce pays (Croissant rouge turc, notamment). Mais dans un contexte de polarisation stratégique croissante, il n’est pas certain que cela permette à cette nouvelle version de la stratégie du grand écart de s’avérer durable.