Franck Petiteville, Professeur de Science Politique à Sciences Po Grenoble et au laboratoire Pacte
Depuis l’ invasion de l’Ukraine par la Russie, tous les candidats à l’élection présidentielle en France ont prononcé des mots de condamnation apparemment sans équivoque. Pour certains d’entre eux, cette posture tient pourtant du revirement de dernière minute. En décembre 2021, Marine Le Pen affirmait ainsi, dans un entretien au média polonais Rzeczpospolita, que l’Ukraine «appartient à la sphère d’influence russe». Eric Zemmour , lui, déclarait, sur CNews en septembre 2020, qu’il voyait en Poutine «l’allié le plus fiable» pour la France, et précisait encore, le 20 février dernier sur CNews, que «la faute originelle» du conflit russo-ukrainien est «l’expansion de l’Otan à l’Est depuis trente ans». Jean-Luc Mélenchon, de son côté, a également critiqué, sur TF1 le 6 février, le projet des Etats-Unis d’«annexer l’Ukraine dans l’Otan» (comme si cette organisation n’était pas composée d’Etats souverains).
L’argument de l’encerclement de la Russie par l’Otan, qui serait à l’origine de la décision de Poutine de «régler le problème» de l’Ukraine par la force, revient, en tout cas, chez beaucoup de ces candidats à la présidentielle. Il ne correspond ni à l’histoire de l’Otan ni à celle de la politique étrangère russe depuis la fin de la guerre froide. Lorsque, après la disparition de l’Union soviétique, la décision a été prise par les membres de l’Otan de maintenir l’organisation, puis de l’élargir à de nouveaux membres à partir de la fin des années 90, il n’était plus question de la diriger contre la Russie post-soviétique. Plusieurs offres de «partenariat stratégique» ont d’ailleurs été faites à Moscou et un «Conseil Otan-Russie» fut même établi.
Toutefois, les vues entre l’Otan et la Russie n’ont pas tardé à diverger lors des conflits de Bosnie (1992-1995), puis du Kosovo (1998-1999). Dans les deux cas, l’intervention de l’Otan a mis fin aux conflits, sans l’accord de la Russie de Eltsine, qui refusait de reconnaître la réalité des crimes de masse commis par les milices serbes en Bosnie, puis par la Serbie de Milosevic au Kosovo en 1998-1999. Avec l’arrivée de Poutine au pouvoir et la succession de ses «petites guerres impériales » (Tchétchénie en 2000, Géorgie en 2008, Crimée en 2014), la Russie a progressivement tourné le dos à l’Occident.
Aucune provocation de l’Otan n’a été à l’origine de l’annexion de la Crimée par la Russie en 2014. L’adhésion future de l’Ukraine à l’Otan avait, certes, été évoquée lors d’un sommet en 2008, mais n’avait jamais eu de suite concrète. Le vrai facteur déclencheur de la crise ukrainienne de 2014 a été le projet d’accord d’association de l’Union européenne avec l’Ukraine. La «révolution de Maïdan» (février 2014) , favorable à ce rapprochement avec l’Europe et la destitution du président pro-russe Ianoukovitch , qui en a résulté, n’ont jamais été acceptées par Poutine. Pas plus aujourd’hui qu’en 2014, la «menace» que ferait peser l’Otan sur la Russie ne saurait donc expliquer son attaque de l’Ukraine. En réalité, depuis vingt ans, Poutine est le premier responsable d’avoir redonné à l’Alliance atlantique une vocation défensive à l’égard de la Russie.
De son côté, parmi les autres candidats à la présidentielle en France, Valérie Pécresse a exprimé, il y a un mois, le souhait de « tendre la main à la Russie » et d’établir avec elle «un conseil de sécurité paneuropéen de l’Atlantique à l’Oural» ( le Monde du 26 janvier). Le problème est que cette structure existe déjà : c’est l’Organisation pour la coopération et la sécurité en Europe (OSCE)… que Poutine a superbement ignorée depuis deux mois. Quant à négocier avec Moscou, Emmanuel Macron n’a cessé, depuis des années, de tenter de rétablir un dialogue normal avec Poutine. Il n’a ménagé ni sa peine ni manqué de courage, ces dernières semaines, pour donner une dernière chance à la diplomatie.
Il est temps, pourtant, de regarder la réalité en face : Poutine ne comprend que le rapport de force. Il n’a aucune espèce de respect pour la souveraineté des autres Etats. Son cynisme (justifier l’invasion de l’Ukraine au nom de la lutte contre le «nazisme») est sans bornes. Il est grave que plusieurs candidats actuels à la présidence de la République en France aient manifesté une si longue complaisance à son égard.
Cette tribune est initialement parue dans Libération le 3 mars 2022