Raul Magni-Berton, Professeur de Science Politique à Sciences Po Grenoble et au laboratoire Pacte
De plus en plus de groupements politiques français se définissent comme des « mouvements », plutôt que des « partis ». Ce n’est pas unique, nous avons vu cela récemment dans d’autres pays, notamment en Espagne ou en Italie. C’est l’un des symptômes du sens négatif que le terme « parti » a progressivement a pris.
La figure 1 ci-dessous donne le pourcentage de répondants qui déclarent avoir confiance dans les partis politiques dans la dernière vague du programme de recherche transnational European Values Survey conduit entre 2017 et 2020.
À partir de ces données, nous pouvons faire trois constats.
Premier constat : la confiance dans les partis politiques est globalement très faible. Le pays où cette confiance est la plus élevée est la Norvège, où elle atteint à peine 37 %. À titre de comparaison, la confiance dans la police va de 67 % en Espagne à 95 % en Finlande. Autrement dit, la population la plus méfiante à l’égard de sa police a tout de même presque deux fois plus confiance en elle que la population la plus confiante dans les partis politiques n’a de confiance en eux.
Deuxième constat : les cinq pays les plus peuplés d’Europe sont en queue du peloton. Il y a en effet cinq pays en Europe occidentale avec une population largement supérieure aux autres : l’Allemagne, la France, l’Italie, le Royaume-Uni et l’Espagne. Ce sont les cinq pays où la confiance dans les partis politiques est la plus faible.
Troisième constat : les Français sont ceux qui se méfient le plus. La France est le pays où ce phénomène est le plus accentué, avec seulement 12 % de confiance dans les partis politiques, avec une chute de 6 points de pourcentage en dix ans. C’est donc vraisemblablement le pays qui permet de comprendre le mieux ce qu’il se passe un peu partout dans les démocraties occidentales.
Des systèmes politiques de plus en plus oligarchiques
Les systèmes politiques des démocraties représentatives reposent sur un principe simple : la concurrence entre partis politiques, sacralisée, en France, dans l’article 4 de la Constitution. Il s’agit d’un principe qui permet à nos régimes de se définir « démocratiques » en ce sens où les citoyens peuvent influencer les politiques en choisissant la meilleure option parmi une offre variée. S’il y avait un seul parti politique, comme en Chine, le régime ne serait plus démocratique. De même, avec un petit nombre de partis qui coopèrent entre eux plutôt que de se faire concurrence, nous aurions un système oligarchique. C’est le cas dans des pays, comme le Cameroun, où les élections sont utilisées pour coopter les membres des quelques partis qui se présentent.
Cette concurrence fonctionne exactement comme en économie. En théorie, la concurrence entre entreprises favorise le consommateur, la concurrence entre partis favorise les électeurs. Quand les entreprises cessent de se faire concurrence, nous risquons de voir émerger un oligopole où un nombre restreint d’offreurs fixent ensemble les prix et la politique de vente. De même, quand les partis cessent de se faire concurrence, nous sommes face à un risque d’oligarchie, où les principaux partis fixent ensemble les règles qui les avantagent.
Mais cela fait longtemps que l’optimisme des premiers théoriciens de la concurrence a été abandonné. La concurrence n’est pas un équilibre stable, et les entreprises tendent à coopérer. C’est la raison pour laquelle on a vu le développement de lois antitrusts qui interdisent aux entreprises « d’exploiter de façon abusive une position dominante sur le marché intérieur ou dans une partie substantielle de celui-ci », pour citer l’article 102 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne.
En politique, les règles qui encadrent la concurrence entre les partis politiques sont bien moins développées. Les représentants des plus grands partis se côtoient régulièrement dans les couloirs du Parlement, et sont chargés, entre autres choses, d’établir les règles encadrant la concurrence des partis. Transposons ce modèle en économie : imaginez que Microsoft et Apple siègent majoritairement dans un conseil chargé d’établir les règles de la concurrence entre entreprises du numérique. Elles n’auraient aucun mal à se coaliser pour produire des règles qui les avantageraient au détriment des autres, plus petits concurrents.
Parti-cartel
Le concept de parti-cartel, développé par les politologues Richard S. Katz et Peter Mair est basé sur cette idée : nos systèmes politiques produisent une coopération entre partis dominants qui établissent des règles pour se protéger des potentiels partis qui viendraient leur faire concurrence et des militants qui introduiraient de la concurrence d’idées au sein des partis. On peut exprimer cette théorie dans les termes de l’Union européenne : plusieurs partis exploitent de façon abusive une position dominante sur la politique intérieure ou dans une partie substantielle de celle-ci.
L’un des principaux instruments de la cartellisation des systèmes politiques en Europe réside dans les modalités de financement public des partis politiques. Il s’articule sur deux points : tout d’abord, il permet de rendre les partis indépendants de leurs militants. Si jadis aucun parti ne pouvait se passer du bénévolat de ses militants, aujourd’hui ce n’est plus le cas : les grands partis disposent de fonds publics qui leur permettent d’embaucher des professionnels, plutôt que de se reposer sur le temps et l’argent de ses militants. De ce fait, l’accueil des militants est devenu moins chaleureux et le nombre de militants a baissé drastiquement dans beaucoup de démocraties.
De plus, si militer pouvait permettre d’influencer le choix des dirigeants du parti, depuis la pratique des primaires ouvertes, les militants n’ont plus une voix prépondérante pour choisir les candidats et dirigeants, puisque leur voix ne vaut pas plus que celle d’un votant quelconque. Comme le montre la figure 2 ci-dessous, le niveau de militantisme est étroitement corrélé à la confiance dans les partis politiques.
Les modalités de financement de la vie politique conduisent aussi à freiner l’arrivée des nouveaux partis. L’obtention de crédits dépend des résultats passés et les remboursements dépendent des voix obtenues. Cela pousse les petits partis à dépenser moins. Par exemple, en France, les remboursements électoraux sont dix fois plus élevés pour les candidats ayant atteint 5 % des voix. Les candidats qui sont les plus sûrs d’y parvenir vont donc dépenser beaucoup plus, en renforçant ainsi leur avantage. C’est ainsi que les partis consolidés protègent leur position, tout en se vidant de leurs militants. Ceci se répercute sur l’ensemble de la société : le nombre de personnes qui côtoient un militant enthousiaste se réduit tout comme le nombre de personnes vers qui les partis politiques vont chercher du soutien. Cette absence de contact entre citoyens et partis produit de la méfiance. Cela entraîne également une acception négative du terme « parti », que certains essayent de couvrir par l’utilisation du mot « mouvement ».
Cette tendance explique, d’une part, la montée de l’abstention – puisque de plus en plus de citoyens ont très peu d’influence sur la vie politique – et, d’autre part, la montée des partis « populistes » qui dénoncent un conflit entre « élites » et « peuple », comme le Mouvement 5 étoiles en Italie. Leur succès n’est pas anodin : la rhétorique anti-élite marche parce qu’elle repose sur la réalité d’une indépendance progressive des partis par rapport aux électeurs.
Une tendance particulièrement forte en France
Les règles de financements des partis politiques mises en place en France et le développement des primaires illustrent parfaitement la théorie de la cartellisation. Mais, au-delà de la question des financements et en comparaison avec d’autres pays, la tendance à réduire la compétition partisane est très forte en France.
Prenons les modalités des désignations des candidats à la présidence de la République. La France est le seul pays européen avec un président élu où il n’est pas prévu de « parrainages citoyens » et où seuls les élus, locaux, nationaux ou européens, ont ce droit. L’Autriche, la Finlande, l’Irlande, l’Islande, le Portugal, pour ne citer que l’Europe occidentale, disposent de ce moyen pour valider une candidature dans leur élection présidentielle, et voient élire des présidents « sans étiquette ».
La restriction aux simples élus pourrait produire uniquement des candidatures issues de partis qui disposent déjà d’élus. Mais la présence, typiquement française, d’un grand nombre de maires de petites communes permet à d’autres candidats de parvenir à se présenter. En 2017, sans ces maires, seulement 4 candidats auraient été présents à l’élection. Or, la loi NOTRE de 2015 a accru la dépendance des communes à des échelons mieux contrôlés par les partis politiques, dans la mesure où les communes n’ont pratiquement plus de moyens de lever l’impôt. La loi sur les parrainages en 2016 a, quant à elle, permis de rendre publics tous les parrainages. La combinaison des deux lois produit des maires de petites communes plus vulnérables à de potentielles rétorsions face à un parrainage non apprécié car leur nom est connu et leur commune est fortement dépendante des échelons supérieurs. En 2017, trois quarts d’entre eux ne parrainaient pas, et ce pourcentage risque encore de s’accroître.
Autre exemple, lors d’une élection chaque parti ou candidat doit financer l’impression de ses bulletins de vote. En Allemagne, il y a un bulletin de vote unique, financé par l’État, où apparaissent l’ensemble des candidats ou partis concurrents à l’élection. L’électeur y désigne son choix en mettant une croix. La pratique française, en dehors des coûts financiers et écologiques, restreint la concurrence des partis à ceux qui peuvent payer leurs bulletins. Des propositions de loi existent pour aller vers un système à l’allemande, mais elles restent minoritaires.
Ces exemples illustrent comment la restriction de la compétition partisane se construit dans nos lois sous la forme de décisions techniques et peu visibles. En France, depuis une vingtaine d’années, les lois qui restreignent la compétition électorale, conduisent à une situation particulièrement critique que nous connaissant bien, caractérisée par un fort taux abstention et de fortes contestations.
En dehors des partis traditionnels, privés de militants et d’électeurs, les nouveaux mouvements politiques sont nombreux, mais ceux qui parviennent à concourir aux élections sont inéluctablement portés par des fortunes considérables – comme celles portant Emmanuel Macron en 2017 ou Éric Zemmour aujourd’hui – seule condition pour surmonter les obstacles à la compétition partisane. En France, le parti cartel a particulièrement bien réussi, et la faible confiance dans les partis en est une conséquence parmi d’autres.
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.