Jean Marcou, Professeur de droit à Sciences Po Grenoble, chercheur au CERDAP2 et chercheur associé à l’Institut français d’études anatoliennes d’Istanbul
Le 10 janvier 2022, les drapeaux de l’Organisation des États turciques (OET) ont été mis en berne, au siège de son secrétariat général, à Istanbul. Les troubles, qui ont ébranlé le Kazakhstan au cours de la première semaine de l’année 2022, ont été en effet très sévèrement réprimés. Après avoir donné l’impression, dans les toutes premières heures de la crise, de faire quelques concessions en limogeant le gouvernement et en revenant sur la hausse du prix du gaz naturel liquide (GNL) utilisé comme carburant automobile (notamment dans l’ouest du pays), le président kazakh, Kassym-Jomart Tokaïev, a donné l’ordre, le 7 janvier 2022, à ses forces de sécurité « de tirer pour tuer sans avertissement », en qualifiant les manifestants de « terroristes », de « bandits », de « criminels armés », ayant « un plan clair » de subversion et « un haut niveau de préparation au combat ».
Le 9 janvier 2022, alors qu’il paraissait avoir repris le contrôle de la situation, le ministère kazakh de l’Intérieur a annoncé que les émeutes avaient fait 164 victimes et que près de 8000 personnes étaient en détention. Ce choix de la manière forte pour surmonter la crise s’est accompagné d’un appel pressant à l’Organisation du traité de sécurité collective (OTSC), l’alliance militaire, qui rassemble la Russie et ses principaux alliés (Arménie, Biélorussie, Kirghizstan, Tadjikistan et bien sûr Kazakhstan), et qui se veut le pendant oriental de l’Alliance atlantique.
Nikol Pachinian, le premier ministre arménien, qui assure actuellement la présidence tournante de l’organisation, a rapidement annoncé l’envoi d’une force de stabilisation, regrettant peut-être, en son for intérieur, de n’avoir pas reçu un tel appui, il y a un an, lors de la deuxième guerre du Haut-Karabakh. Cette force, principalement composée de troupes russes est arrivée, le 6 janvier, pour s’assurer de la mise au pas du pays, et dans son allocution le lendemain, le président kazakh a ostensiblement remercié Vladimir Poutine.
La Turquie prend acte mais…
Suivant de près la crise kazakhe, la Turquie a donné l’impression de prendre acte des choix faits par le président Tokaïev pour rétablir l’ordre et sauvegarder son régime. Dès le 6 janvier 2022, lors d’une conversation avec son homologue kazakh, Recep Tayyip Erdoğan l’a assuré de sa solidarité, en se disant convaincu qu’il parviendrait à surmonter l’épreuve, et en lui proposant « l’expérience et l’expertise technique » de son pays.
Cette position prudente n’a pas vraiment varié dans les jours qui ont suivi. Pour autant, Ankara ne semble pas avoir complètement souscrit à la version kazakho-russe des événements. Bien que le quotidien anglophone progouvernemental Daily Sabah ait rapporté les propos de Ruslan Balbek, ex-député de la Douma et ex-membre du gouvernement pro-russe de Crimée, accusant le mouvement Gülen et Daech d’être derrière les émeutes au Kazakhstan, les médias turcs mainstream (pour la plupart proches du gouvernement) ont gardé un certain recul par rapport aux événements, en continuant à parler de « manifestants », en expliquant que la stabilité et la sécurité dans ce pays étaient importantes pour la région, ou en estimant que les problèmes rencontrés pourront être résolus « par le dialogue ».
Rendant compte des derniers événements survenus à Almaty, le 11 janvier, Daily Sabah évoque le soulagement éprouvé par une professeure kazakhe après l’arrivée des troupes russes, mais aussi la tristesse d’un photographe de quartier qui, marqué par la vue des cadavres dans les rues, se dit persuadé que le rétablissement de l’ordre auquel on vient d’assister sera certainement « une mauvaise paix ».
On a également observé que Recep Tayyip Erdoğan, en sa qualité d’actuel président de l’Organisation des États turciques (l’OET qui rassemble outre la Turquie, l’Azerbaïdjan, le Kazakhstan, le Kirghizistan et l’Ouzbékistan ; la Hongrie et le Turkménistan étant pays observateurs) a multiplié les contacts téléphoniques avec les dirigeants des pays membres et provoqué la tenue d’une visioconférence de cette instance, le 11 janvier 2022. Il est sûr toutefois que cette intervention en l’occurrence ne prétend pas concurrencer, voire gêner celle de l’OTSC ou celle de la Russie, mais on sent que le président turc tente de se créer un espace diplomatique, lui permettant d’avoir un mot à dire dans le règlement de la crise kazakh et ses suites.
L’affaire ne sera cependant pas simple. Depuis la fin du monde bipolaire, la Turquie s’est ouverte aux nouvelles républiques turciques d’Asie centrale et du Caucase, mais elle a eu aussi souvent l’occasion de constater à quel point leurs régimes restaient post-soviétiques, et leurs diplomaties, pro-russes. À plusieurs reprises, Moscou a d’ailleurs rappelé à Ankara que l’aire turcique faisait pour l’essentiel partie de « son Étranger proche », un concept diplomatique russe qui recoupe le territoire de l’ancienne Union soviétique ou qui, en tout cas, désigne un espace où la Russie estime avoir un droit de regard, voire d’intervention. En 1992-1993, en Azerbaïdjan, le soutien turc à la présidence du nationaliste d’Aboulfaz Eltchibeï, a vite tourné court. À cette époque, en apportant son soutien à l’Arménie, Moscou a provoqué la défaite de l’Azerbaïdjan dans le premier conflit du Haut-Karabakh et favorisé l’installation durable du régime post-soviétique de Heydar Aliev à Bakou.
Pourtant, en trente ans, la situation a malgré tout évolué, car la Turquie a peu à peu noué des liens fonctionnels avec les pays turciques. À cet égard, en Azerbaïdjan, la Turquie est parvenue à établir une relation dense avec le régime Aliyev, initiant une coopération économique, énergétique et culturelle qui a débouché sur une convergence politique et même militaire, tolérée par Moscou, lors du dernier conflit du Haut-Karabakh. Il est vrai que l’Azerbaïdjan ne fait pas partie de l’OTSC, que le contexte stratégique particulier du Caucase a favorisé ce rapprochement et que Ilhan Aliyev, l’actuel chef d’État n’est plus tout à fait Heydar Aliyev… Néanmoins, même si elle est moins spectaculaire qu’en Azerbaïdjan, cette montée en puissance turque dans le monde turcique a pu s’observer ailleurs.
Moments turciques en Asie centrale
Si la coopération économique et les échanges commerciaux n’ont pas atteint le niveau espéré, le gouvernement de l’AKP a su tirer parti des atouts linguistiques et religieux qu’il pouvait avoir dans cette nouvelle aire turcique. Les pays de celle-ci parlent certes des langues différentes (l’azéri, le kazakh, le kirghize notamment), mais leur syntaxe est comparable, et leur vocabulaire, voisin.
Tout cela a favorisé bien sûr l’établissement d’une coopération éducative importante. Comme l’a bien montré Bayram Balci, les écoles turques du mouvement Gülen ont connu un grand succès dans cette région du monde, au point que le gouvernement turc n’est pas toujours parvenu à les reprendre en main (notamment au Kazakhstan), lorsqu’il a engagé une répression implacable contre la néo-confrérie, après la tentative de coup d’État de 2016. À partir des années 1990, par ailleurs, des milliers d’étudiants des nouvelles républiques ont commencé également à affluer en Turquie, tandis que grâce à la généralisation de la diffusion par satellite, ces pays découvraient les programmes des chaines de télévision turques.
Sur le plan religieux, bien que ses premières aventures azerbaïdjanaises n’aient pas été très concluantes (ce pays ayant été marqué par le chiisme duodécimain et surtout par 70 ans de laïcisation soviétique), la Turquie a vu s’ouvrir en Asie centrale un espace où le sunnisme hanéfite qu’elle pratique est la religion dominante. En septembre 2018, Recep Tayyip Erdoğan a inauguré ainsi la plus grande mosquée d’Asie centrale, construite à Bichkek (la capitale du Kirghizistan) par la présidence turque des affaires religieuses (Diyanet İşleri Başkanlığı). Cette proximité culturelle restaurée a généré une relation politique de plus en plus importante, reflétée notamment par la densité pour ne pas dire la « routinisation » des visites officielles de haut-niveau de dirigeants turcs et de responsables des autres pays turciques.
Dès 2009, ces liens multiples ont entraîné la création d’un Conseil turcique, qui s’est récemment mué (suivant une proposition de l’ex-leader kazakh Noursoultan Nazarbaïev) en « Organisation des États turciques – OET », lors du 8e sommet de cette organisation à Istanbul, en novembre 2021. Ce dernier a d’ailleurs adopté le texte stratégique « Vision du monde turcophone 2040 » élaboré par Noursoultan Nazarbaïev, a félicité l’Azerbaïdjan pour ses succès militaires au Haut-Karabakh et a déclaré soutenir la reconstruction de cette région et l’initiative qui tente actuellement d’établir des relations diplomatiques entre Ankara et Erevan.
Le retour de l’ordre russe
Les troubles qui ont secoué le Kazakhstan au début de l’année 2022 sont donc intervenus dans le contexte d’un développement de l’aire turcique. À bien des égards, dans ce processus, le Kazakhstan est apparu comme l’un des pays les plus actifs, non seulement par son rôle dans l’avènement de l’Organisation des États turciques, mais aussi par ses propres initiatives stratégiques. Considéré traditionnellement comme un allié de Moscou depuis la fin de l’ex-URSS, il avait manifesté de nettes velléités d’émancipation, au cours de l’année écoulée.
En effet, si le régime kazakh avait donné l’impression de vouloir conforter ses liens avec Moscou, en signant en décembre 2021 un accord portant sur la cybersécurité excluant toute coopération avec l’OTAN, il avait auparavant surpris en achetant ou en testant du matériel militaire turc (notamment drones Anka et véhicules blindés Arma 8×8), et en reconduisant ou concluant des accords de coopération militaire avec les États-Unis et l’Italie. Significativement, dans son édition des 5-6 janvier 2022, le journal Le Monde a publié un article d’Emmanuel Grynszpan, intitulé « Le virage stratégique du Kazakhstan vers la Turquie ». Rappelant les évolutions en cours, cette contribution estimait que le Kazakhstan, particulièrement par sa politique turcique, cherchait à desserrer les étaux russe et chinois pour trouver une position plus autonome dans l’espace eurasiatique.
Dès lors, il est sûr que les troubles survenus dernièrement ont remis en cause cette stratégie. Le président kazakh, qui déclarait en mars dernier que l’objectif « était de faire du monde turc l’une des régions économiques, culturelles et humanitaires les plus importantes du 21e siècle », a dû réhabiliter dans l’urgence le paradigme du traité de sécurité collective, en demandant le soutien de troupes russes pour rétablir l’ordre. Le 11 janvier, le calme revenu, Kassym-Jomart Tokaïev a certes annoncé le retrait rapide de ces forces, comme pour faire mentir le secrétaire d’État américain, Antony Blinken, qui avait l’avait mis en garde, en rappelant que « lorsque les Russes entre chez vous, il est très difficile de les faire partir ».
Par ailleurs, le leader kazakh a nommé un nouveau gouvernement et s’est même permis de critiquer son prédécesseur, Noursultan Nazarbaïev, en dénonçant l’avènement dans le pays d’une classe de privilégiés. Ces initiatives apparaissent pourtant comme des concessions de façade destinées à ce que rien ne change. Car en fin de compte, l’impression dominante est que la Russie de Vladimir Poutine a tiré parti de ces événements pour ramener sous son aile un vassal qui devenait un peu trop turbulent, comme elle l’avait fait, il y a un an, en mettant à profit les déboires arméniens lors du conflit du Haut-Karabakh, pour ramener Erevan dans le rang.
Ce retour de l’ordre russe en Asie centrale sonne-t-il, pour le Kazakhstan, le glas de l’embellie turcique de l’année 2021 ? En réalité, il est probable que la Russie voudra donner le change, et qu’elle continuera à tolérer que les pays turciques de l’OTSC maintiennent leurs relations avec la Turquie et leur engagement dans l’OET. Dès la création de cette organisation, en novembre 2021, Dmitri Peskov, le porte-parole du Kremlin et au demeurant historien-orientaliste de formation, s’était montré sceptique sur le rôle central que la Turquie prétendait y jouer, estimant que le cœur du monde turcique se trouvait, non en Anatolie, mais en Russie, dans l’Altaï.
Il disait cependant comprendre ce renouveau identitaire. Après tout, n’est-il pas un moyen de convaincre qu’en dépit de leurs liens étroits avec la Russie, les Républiques d’Asie centrale sont vraiment indépendantes ? Pourtant, on l’aura compris, après la crise kazakhe, elles devront cultiver leur addiction turcique avec plus de modération, en évitant les secteurs sensibles politiques ou militaires, qui peuvent être des sujets qui fâchent.
Pour sa part, la Turquie a appris à gérer sa relation inconstante avec la Russie, en s’en rapprochant, le cas échéant, pour gagner une marge de manœuvre au sein de l’OTAN, mais en restant malgré tout un pays qui ne fait pas partie de la même alliance militaire. Moscou apprécie ce grand écart turc ambigu qui fragilise le bloc occidental, à condition toutefois qu’il ne devienne pas à l’inverse une pierre dans son jardin, notamment un levier turcique qui pourrait servir les intérêts occidentaux dans son « Étranger proche ». Ce sont là sans doute les premières leçons stratégiques que l’on peut tirer des sanglantes émeutes qui ont eu lieu au Kazakhstan en ce début d’année 2022.