Selcan Karabektaş, doctorante à l’Université Grenoble Alpes et chercheure au CERDAP2
L’ambassadeur de Turquie à Kaboul, Cihad Erginay, s’est entretenu récemment avec le vice-premier ministre par intérim, Abdusselam Hanefi, et le ministre par intérim de l’énergie et de l’eau, Abdullatif Mansur, tous deux membres du gouvernement intérimaire taliban. Les déclarations des talibans, à l’issue de cette rencontre, ont surpris par leur ton conciliant. « Nous sommes deux nations amies et fraternelles, nos relations sont profondes et remontent à l’Antiquité. (…) Nous voulons développer nos relations diplomatiques avec la Turquie », a notamment déclaré Hanefi, en ajoutant que les talibans souhaitent que la Turquie poursuive son action en Afghanistan dans les domaines de la santé, de l’éducation et de l’aide humanitaire.
Par ailleurs, cherchant à rompre l’isolement diplomatique des talibans, leur ministre des Affaires étrangères, Amir Khan Muttaqi, s’est rendu en Turquie, le 14 octobre, pour rencontrer son homologue turc, lors de ce qui a constitué sa première réunion politique de fond avec des représentants d’Ankara, depuis la prise de Kaboul. Après cette réunion, le ministre turc des Affaires étrangères, Mevlut Cavusoğlu, a déclaré qu’ils avaient en particulier discuté de la situation actuelle de l’aéroport de Kaboul, les talibans continuant à demander à Ankara de les aider dans la gestion de cet équipement international stratégique. Il a également annoncé que la Turquie avait fait des propositions afin que le futur gouvernement afghan soit plus inclusif, et qu’il garantisse un accès des femmes à l’éducation.
À Ankara, cette délégation des talibans a aussi rencontré des responsables du Diyanet (la présidence turque des affaires religieuses), de l’AFAD (l’agence turque de gestion des catastrophes) et du Croissant-Rouge turc. Selon des sources diplomatiques, les pourparlers entre les talibans et la partie turque ont essentiellement portés sur l’accroissement de l’aide humanitaire en Afghanistan et sur les moyens d’éviter que la région ne connaisse une crise encore une plus importante. À ce jour, la Turquie est le seul pays de l’OTAN à maintenir ouverte son ambassade à Kaboul. Bien qu’il n’y ait pas de reconnaissance officielle des talibans, les diplomates turcs sont en contact quotidien avec leur nouveau gouvernement.
Au cours des derniers mois, les États-Unis après avoir annoncé leur départ d’Afghanistan, ont brusquement évacué le pays. Alors que les négociations se poursuivaient entre le trio Turquie-Etats-Unis-talibans afin de décider comment la sécurité de l’aéroport de Kaboul pourrait être assurée, les talibans avaient déjà repris une grande partie de l’Afghanistan. Comme l’on sait, ils ont investi Kaboul rapidement. Les ambassades et missions diplomatiques de nombreux pays occidentaux à Kaboul, notamment celles des États-Unis, ont décidé de réduire leur représentation et ont évacué la plupart de leurs employés.
L’aéroport de Kaboul : enjeu stratégique pour Recep Tayyip Erdoğan
La suite des événements a montré la volonté turque de jouer un rôle majeur en Afghanistan. Très révélatrice à cet égard est la déclaration du président turc Recep Tayyip Erdoğan concernant la sécurisation de l’aéroport international de Kaboul. Erdoğan avait affirmé que la Turquie était en négociations avec les talibans pour assurer la gestion de cet aéroport après le départ des Américains. Selon Erdoğan, les talibans ont apprécié cette proposition. Ils ont pourtant continué à hésiter sur la conduite à tenir.
Or, à ce jour, la question de la gestion de l’aéroport de Kaboul reste toujours en suspens. Bien que la Turquie ait retiré ses soldats d’Afghanistan, elle souhaite toujours assumer cette responsabilité. En effet, pour des raisons économiques autant que politiques, Erdoğan veut apparaître comme un acteur incontournable sur la scène régionale et surtout dans le monde musulman, en élargissant son champ d’influence et en essayant de combler le vide laissé par les Occidentaux en Afghanistan. Au cours des vingt dernières années, la Turquie a en effet tenté de regagner de l’influence en Asie centrale (plus particulièrement en Ouzbékistan, au Turkménistan et en Azerbaïdjan), avec qui elle partage la pratique d’une langue turcique, mais aussi dans une certaine mesure une histoire commune. On le voit, cette présence turque en Afghanistan peut permettre Recep Tayyip Erdoğan de mieux rayonner dans la région.
Cependant, la position d’Erdoğan peut avoir des effets plus généraux, tels que l’amélioration de ses relations encore tendues avec les États-Unis, l’obtention d’un satisfecit de l’OTAN ou le blocage des flux de réfugiés venant d’Afghanistan et tentés de fuir vers la Turquie, en passant par l’Iran (Dalay, Galip. “Will Turkey’s Afghanistan ambitions backfire?” Chatham House. 06.10.2021). Le conseiller américain à la sécurité nationale, Jake Sullivan avait annoncé que, lors de la réunion entre le président américain et son homologue turc, tenue le 14 juin 2021, en marge du sommet de l’OTAN, il avait été convenu que la Turquie assurerait la sécurité de l’aéroport de Kaboul.
Suite à ce premier pas, Erdoğan espérait avoir une réunion avec Joe Biden, à New York, cette fois, lorsqu’il s’y est rendu en septembre dernier pour participer à l’Assemblée générale des Nations Unies. Mais les autorités américaines ont annoncé que Biden évitait autant que possible les rencontres bilatérales à New York, pour des raisons sanitaires. Aucune réunion bilatérale n’ayant eu lieu, Erdoğan, déçu, avait déclaré qu’il estimait que les relations avec son homologue américain n’avaient “pas bien commencé.”
Il reste que même si l’arrivée au pouvoir des talibans peut offrir de nouvelles opportunités diplomatiques et stratégiques à la Turquie, celle-ci s’inquiète aussi des risques de voir arriver une vague de réfugiés afghans sur son territoire ; et ce d’autant plus qu’ils sont déjà près de 300 000 à y avoir déjà trouvé refuge ces dernières années. Redoutant ce scénario, les autorités turques accélèrent d’ailleurs la construction d’un mur sur leur frontière avec l’Iran. Il faut dire que la question migratoire est devenue un sujet explosif en Turquie, où résident déjà 3,5 millions de réfugiés syriens. De plus, l’économie turque ne semble pas en mesure d’employer des Afghans non qualifiés en plus des Syriens qu’elle a auparavant absorbés. Pour des raisons électorales donc Erdoğan ne peut ignorer cette situation, car il semble difficile qu’il puisse obtenir le soutien de l’opinion publique turque s’il accepte d’accueillir de nouveaux migrants.
La rivalité turco-qatarie en Afghanistan et le positionnement laborieux des autres protagonistes
Considérés généralement comme des alliés au Moyen-Orient, voire dans d’autres régions, la Turquie et le Qatar sont en désaccord à propos de la gestion de l’aéroport de Kaboul. Souhaitant jouer un rôle stratégique en Afghanistan, le Qatar a pris en effet des initiatives sans en informer Ankara. À ce jour, il a tenu deux réunions internationales, en invitant des représentants des six pays voisins frontaliers de l’Afghanistan (Iran, Pakistan, Turkménistan, Ouzbékistan, Tadjikistan, Chine), des États-Unis, de la Russie, des Nations Unies et de l’Union européenne (UE). La Turquie a fait part au gouvernement qatari de son mécontentement de n’avoir pas été conviée à ces rencontres.
Après la prise du contrôle de l’Afghanistan par les talibans, les pays occidentaux ont fermé leurs ambassades à Kaboul et ont relocalisé leurs représentations à Doha, la capitale du Qatar. Par là même, ce dernier a acquis l’avantage de pouvoir accueillir des pourparlers de paix à Doha. Les représentants du gouvernement américain et les talibans se sont ainsi rencontrés pour la première fois, dans la capitale qatarie, le 9 octobre 2021. La partie américaine a déclaré que les discussions avaient porté sur les questions de sécurité et de respect droits de l’homme. Les rencontres de Doha ont été décrites comme une poursuite d’un dialogue pragmatique avec les talibans, qui n’entend pourtant pas leur offrir une reconnaissance véritable ou une légitimité supplémentaire.
Concernant la situation actuelle en Afghanistan, le président russe, Vladimir Poutine, a déclaré que le gouvernement intérimaire formé par les talibans ne pouvait être qualifié d’inclusif, mais qu’il était nécessaire de négocier avec lui. De surcroît, le gouvernement russe a invité les talibans à la conférence internationale qui s’est tenue à Moscou, le 20 octobre, avec la participation de la Chine, de l’Iran, du Pakistan et de l’Inde, en vue de discuter la situation actuelle en Afghanistan.
Longtemps très hostile aux talibans, l’Iran, qui a une frontière commune d’environ 900 km avec l’Afghanistan, souhaite également jouer un rôle plus actif dans ce pays après le retrait américain. Depuis 2019, un changement notable a été observé dans l’approche de Téhéran envers les talibans. L’Iran a notamment accueilli une délégation des talibans à deux reprises, en novembre 2019 et en février 2020, juste après que les États-Unis ont conclu un accord avec eux.
Quant à l’UE, ses représentants ont déclaré qu’il serait nécessaire d’établir une relation conditionnelle avec les talibans, en raison des menaces terroristes, migratoires et sécuritaires (trafic de drogue). Le 9 octobre 2021, suite à la réunion qu’ils ont eue avec les Américains, les talibans ont aussi rencontré des représentants de l’UE à Doha. Les autorités de l’UE ont déclaré que la réunion avait été un échange informel à un niveau technique et non une reconnaissance du gouvernement intérimaire des talibans. Bruxelles a aussi annoncé que serait fournie une aide pour aider les Afghans cherchant à fuir le régime des talibans.
Ursula von der Leyen, la présidente de la Commission européenne, a souligné que l’UE ne reconnaissait pas les talibans en tant que gouvernement, mais qu’elle continuerait à faire pression sur eux pour que les droits humains et surtout ceux des femmes afghanes soient respectés. Il n’y a pas eu de précisions données sur la question des personnes déplacées, mais les aides fournies par l’UE visent en fait surtout à inciter les Afghans à demeurer dans la région pour freiner un nouvel afflux de migrants et de demandeurs d’asile vers l’Europe.
La Turquie, seul pays de l’OTAN à conserver son ambassade à Kaboul après le retrait des Etats-Unis, est également le premier pays de l’OTAN rencontré par des représentants des talibans. Bien que la sécurité totale n’ait pas été garantie en Afghanistan, la Turquie souhaite toujours reprendre la gestion permanente de l’aéroport international Hamid Karzaï. Elle semble être le pays le plus motivé, avec le Qatar, pour soutenir l’Afghanistan dans l’achèvement effectif de son processus de transition politique. Cela apparaît aussi comme une opportunité pour Erdoğan de relancer ses relations avec les Occidentaux, notamment avec les États-Unis, qui n’ont pas encore atteint le niveau souhaité depuis l’arrivée de Joe Biden au pouvoir.
En revanche, la question des réfugiés afghans préoccupe le gouvernement de l’AKP pour des raisons électorales, car la situation économique de la Turquie se dégrade un peu plus de jour en jour. Les enjeux sont donc en fait très complexes et contradictoires car Ankara en outre ne doit pas se précipiter pour reconnaître officiellement le régime des talibans, afin de ne pas contrarier ses alliés et de ne pas perdre ses soutiens locaux. En fin de compte, tout dépendra aussi de la capacité des talibans à former un gouvernement inclusif et à se faire admettre sur la scène internationale.