Stéphanie Abrial est chercheure au laboratoire Pacte et enseignante à Sciences Po Grenoble. Chloé Alexandre est enseignante à Sciences Po Grenoble et doctorante au laboratoire Pacte (@ChloeAlexxandre). Camille Bedock est chercheure au Centre Emile Durkheim, CNRS Bordeaux. Frédéric Gonthier est professeur de science politique à Sciences Po Grenoble et au laboratoire Pacte (@FredGonthier). Tristan Guerra est ATER à Sciences Po Grenoble et doctorant au laboratoire Pacte (@TristanGuerra_)
Le mouvement des « gilets jaunes » a décontenancé tous les commentateurs politiques, experts comme universitaires. Rarement ces dernières années un mouvement aura-t-il suscité autant de débats sur le profil de ses partisans, leurs revendications et attentes.
La question des préférences démocratiques des gilets jaunes a donné lieu à des interprétations très contrastées. Beaucoup se sont appuyés sur la centralité de la revendication du Référendum d’Initiative Citoyenne et le fort rejet des élites pour lire une volonté de démocratie directe permanente, qui remplacerait les formes conventionnelles de représentation politique.
Certains ont plutôt vu dans l’organisation horizontale du mouvement et ses assemblées citoyennes les germes d’une vision « municipaliste libertaire » et citoyenne de la politique basée sur le local et l’autonomie.
D’autres ont préféré dépasser ces lectures opposées, en montrant que malgré leur critique sévère des élus et des organisations politiques, les gilets jaunes ne demandent pas vraiment l’abolition de la représentation politique traditionnelle, mais plutôt sa refondation autour de trois principes : le contrôle des représentants, l’écoute des revendications des citoyens et la proximité géographique et statutaire des élus.
Davantage de contrôle des élus par les citoyens
Prolongeant ces analyses, nous avons choisi de mobiliser plusieurs sources de données pour bien appréhender toutes les facettes du rapport à la démocratie des gilets jaunes. Nous nous sommes d’abord appuyés sur deux enquêtes quantitatives par Internet, l’une réalisée auprès d’un échantillon de 1 910 gilets jaunes contactés par le biais des principaux groupes Facebook du mouvement, l’autre permettant la comparaison avec un échantillon national représentatif de 1 313 Français.es.
Les deux enquêtes demandaient aux participants s’ils seraient prêts à soutenir le référendum révocatoire, le référendum législatif, le tirage au sort, les consultations citoyennes, les propositions d’initiative citoyenne et le municipalisme (Figure 1).
Les trois premières innovations relèvent de la démocratie directe puisqu’elles impliquent une prise de décision des citoyens à laquelle les élus doivent se conformer. Les trois dernières répondent davantage à un modèle de démocratie participative au sens où les citoyens font des propositions aux élus qui conservent le pouvoir législatif.
D’abord, aucune des six innovations proposées n’est soutenue par une majorité de Français ou de gilets jaunes (Figure 2) ; ce qui traduit une profonde défiance vis-à-vis des institutions démocratiques qui se vérifie dans d’autres enquêtes.
Ensuite, les gilets jaunes ont davantage tendance à soutenir les innovations démocratiques qui facilitent le contrôle des élus et la décision directe des citoyens. Près de la moitié d’entre eux choisit ainsi le référendum révocatoire et le référendum législatif, contre 36 % pour les Français. À l’inverse, ils sont moins enclins à opter pour des réformes de type démocratie participative, qu’elles soient plus exigeantes en termes de ressources mobilisées par les citoyens, comme les propositions de loi portées par la société civile (9 %) ; ou qu’elles nécessitent la collaboration avec les élus, comme les consultations citoyennes (15 %).
La sociologie globale du mouvement éclaire ce résultat. Comme nous l’avons indiqué ailleurs, les gilets jaunes constituent une population de travailleurs précaires, à distance des institutions politiques et des partis, et donc peu à même d’assumer les coûts d’une démocratie participative ou délibérative.
Des modélisations statistiques plus élaborées montrent d’ailleurs peu de différences en fonction du sexe, de l’âge, du lieu de résidence ou du nombre de manifestations auxquelles les répondants ont pris part.
Les gilets jaunes sont donc nettement plus favorables que le reste de la population française au référendum – pratique démocratique reposant sur le plébiscite populaire. Des analyses complémentaires indiquent qu’ils le sont encore plus quand ils ont voté Le Pen, Dupont-Aignan ou Cheminade en 2017.
Des aspirations démocratiques plurielles
Le soutien à première vue assez homogène aux mécanismes de contrôle citoyen masque toutefois la cohabitation de différentes aspirations démocratiques. On peut mieux en prendre la mesure en analysant la manière dont les gilets jaunes mettent en mots leur rapport aux institutions et aux représentants politiques.
Pour cela, nous avons d’abord procédé à l’analyse textuelle d’une question ouverte de l’enquête en ligne qui proposait aux gilets jaunes de restituer, avec leurs mots, leurs perceptions du mouvement (Figure 3). Ce premier travail a ensuite été complété par l’analyse et le codage d’une trentaine d’entretiens approfondis réalisés, au printemps 2019, avec des gilets jaunes aux profils variés sur leurs conceptions du système politique.
Ces analyses font apparaître deux grands types de discours. Le premier est centré sur les difficultés sociales auxquelles les gilets jaunes sont confrontés dans leur vie quotidienne, et dont les représentants politiques sont tenus pour responsables.
Les querelles partisanes, rejetées comme autant de conflits mesquins détournant le personnel politique des intérêts réels d’un « peuple qui souffre », sont fustigées. Les élus, en particulier Emmanuel Macron qui cristallise et personnalise un grand nombre de critiques, sont vus comme des élites aux privilèges financiers exorbitants, coupées des réalités.
Comme le souligne Thierry (45 ans, technicien aéronautique) qui rejoint avec les gilets jaunes son premier mouvement :
« depuis tout petit on vous éduque en vous disant que l’élu c’est une idole. Non, l’élu, faut revenir sur les fondamentaux, c’est un mec que tu paies quoi, c’est ton employé ».
C’est en ce sens que la révocation est plébiscitée : elle traduit le désir que les élus soient traités comme des travailleurs au service du bien commun. Ce premier discours est plutôt porté par des gilets jaunes financièrement fragiles, peu diplômés, éloignés de l’univers politique et du vote, et qui font pour la première fois l’expérience d’un mouvement social.
Le second grand discours fait plus directement référence à la démocratie, la citoyenneté retrouvée et des principes républicains comme la solidarité, la fraternité ou la justice sociale. Il prend surtout la forme d’un plaidoyer pour une participation plus directe des citoyens. Le RIC est ainsi valorisé et avec lui, tous les outils institutionnels permettant d’inclure davantage de citoyens à la décision politique et d’écouter toutes les sensibilités politiques.
Particulièrement sensibles au manque de contre-pouvoirs de la Ve République, les gilets jaunes qui articulent ce discours sont aussi sont très critiques des élus, mais ils concentrent leurs critiques sur la figure et la fonction présidentielle plutôt que sur la personne d’Emmanuel Macron. Nos analyses montrent qu’ils sont aussi plus diplômés, plus politisés – généralement dans des organisations de gauche – et plus fortement investis dans le mouvement.
Deux faces d’un même appel à la souveraineté populaire
Les deux types de discours sur la démocratie que nous avons identifiés renvoient à des clivages internes au mouvement des gilets jaunes, qui rassemble des militants dont les niveaux de politisation et les valeurs politiques sont différents. Mais elles font plus fondamentalement signe vers une même volonté de restaurer une démocratie dont tous se disent profondément insatisfaits, en remettant la souveraineté populaire au centre.
Tandis que certains gilets jaunes, animés par un profond anti-élitisme, veulent soumettre les élus à des contraintes plus fortes pour rétablir une forme de vertu collective, d’autres préfèrent être impliqués davantage dans la pratique des institutions. Les uns et les autres plaident donc pour que le peuple, agent de contrôle ou de régulation des décisions publiques, occupe une place plus importante dans l’édifice institutionnel français.
À l’heure où la « saison 2 » du mouvement connaît un début plutôt timide, ces résultats suggèrent que les gilets jaunes aspirent à jouer un rôle démocratique plus entier et moins ponctuel que dans l’isoloir ou dans la rue.
Cette analyse a été initialement publiée sur le site The Conversation le 27 octobre 2021. Elle s’inscrit dans le cadre du collectif ANR, « Les gilets jaunes : approches pluridisciplinaires des mobilisations et politisations populaires », piloté par Magali Della Sudda.