Jean Marcou, Professeur de droit à Sciences Po Grenoble, chercheur au CERDAP2 et chercheur associé à l’Institut français d’études anatoliennes d’Istanbul
La rupture du « contrat du siècle », qui devait permettre à la France de fournir douze sous-marins du programme Barracuda (version diesel-électrique des nouveaux sous-marins nucléaires d’attaque de classe Suffren que Naval Group doit livrer à la marine nationale) à l’Australie, a provoqué la colère de Paris et généré une réaction en chaine dont les développements sont à la fois financiers, techniques, stratégiques, diplomatiques et même électoraux. Plus généralement, à moins d’un an des élections présidentielles, d’un coup, la question de la place de la France dans le monde, et celle des choix internationaux qui sont les siens en matière de sécurité, polarisent l’attention.
Des conséquences financières limitées
Remporté en 2016 non sans mal sur la concurrence allemande et japonaise, ce marché de 56 milliards d’euros apparaissait comme la consécration d’une politique française de l’armement qui repose sur une puissante industrie militaire, soutenue par l’État pour répondre aux besoins de la défense nationale et rentabiliser ses coûts par l’exportation d’une partie de ses productions. Paradoxalement, les conséquences financières de la volte-face australienne ne paraissent pas insurmontables. La France sera indemnisée selon toute probabilité et le « contrat du siècle » ne représente que 10% du chiffre d’affaires de Naval Group dont les carnets de commande sont pleins, puisque ce constructeur doit remplacer la flotte de sous-marins nucléaires d’attaque de la marine nationale et honorer par ailleurs des commandes indienne et brésilienne importantes. En outre, une grande partie des composants des sous-marins devait être fabriquée par des entreprises australiennes, voire américaines.
Mais cette annulation brusque de l’accord franco-australien aura forcément des effets sur la dynamique française d’exportation d’armement. L’alliance tripartite entre Américains, Australiens et Britanniques (AUKUS), conclue à cette occasion, doit en effet permettre à Canberra d’acquérir des sous-marins à propulsion nucléaire, l’offre française ayant été jugée injustement inadaptée, alors même qu’une telle propulsion n’avait pas été proposée aux Australiens pour éviter de disséminer cette technologie sensible. En tout état de cause, la mort subite de ce marché australien atteint l’image d’une entreprise qui était dans une phase ascendante, et fait naître l’inquiétude chez les salariés de la presqu’île du Cotentin, dont les chantiers navals cherbourgeois construisent les sous-marins de Naval Group.
Une obsession chinoise américaine sous-estimée par la France et les Européens
La dimension centrale de cette affaire est en réalité stratégique. La France a certes été privée d’un marché, mais elle voit surtout sa position menacée dans une aire géopolitique cruciale où elle se croyait incontournable, l’Indo-Pacifique. En l’occurrence, l’AUKUS ne se pose pas seulement en pourvoyeur d’armes nouvelles pour Canberra, mais entend surtout devenir le pôle occidental chargé d’endiguer les ambitions chinoises dans la zone. La leçon principale de cette nouvelle alliance anglo-saxonne est donc que la France ne fait pas partie du premier cercle d’alliés des Américains. La rugosité de l’initiative américaine, qui n’est pas sans rappeler la décision précipitée de se retirer d’Afghanistan, confirme que Joe Biden, dont beaucoup avaient fait un clone de Jimmy Carter, est un président au réalisme froid qui peut s’avérer impitoyable. Donald Trump était allé jusqu’à dire que « Sleepy Joe » ne serait pas à la hauteur d’un joueur d’échecs de classe internationale, comme le président turc, Recep Tayyip Erdoğan. Décidemment, il le connaissait mal !
Pour sa part, Jean-Yves Le Drian, le chef de la diplomatie française, n’a pas hésité à dénoncer « un coup de poignard dans le dos », qui aurait pu être le fait du prédécesseur de l’actuel locataire de la Maison-Blanche. Toutefois, assimiler Biden à Trump risque de conduire la France à de nouvelles erreurs d’interprétation, ce qui n’est pas souhaitable dans le contexte actuel. En réalité, il est sûr que la création de l’AUKUS illustre la transformation rapide du regard que les Américains portent sur le monde. Celui-ci est désormais fixé sur le Pacifique et ciblé sur la Chine, alors même que ses précédents centres d’intérêt européens ou moyen-orientaux ont été relégués au second plan.
La nouvelle rivalité américano-chinoise dont la dimension a d’abord été perçue comme un phénomène économique et technique (la fameuse Tech Cold War) prend désormais un tour sécuritaire et militaire ouvertement affirmé. Dès ses premières sorties et déclarations internationales (au G7 ou lors du sommet de l’OTAN, en juin 2021), Joe Biden n’avait pas caché que la Chine constituait, selon lui, la première menace pour les Occidentaux. Car de surcroît, derrière cette hantise chinoise de Biden, il y a la conviction que les succès économiques de Pékin ont contribué à détruire l’emploi aux États-Unis, ouvrant ainsi la voie au populisme et à Donald Trump. Les Européens, et la France en particulier, n’ont sans doute pas perçu l’intensité et la profondeur de cette nouvelle approche, adoptant plutôt une stratégie d’attente, de neutralité, voire de condescendance.
À bien des égards, jusqu’à présent, l’Australie campait sur des positions voisines, hésitant elle-aussi à s’aligner sur les États-Unis ; ce qui avait favorisé la signature du « contrat du siècle » avec Paris. Quant à Emmanuel Macron, avant le sommet du G7, il s’était démarqué de l’hostilité du président américain à l’égard de Pékin, en rappelant que la coopération entre Américains et Européens reposait sur l’OTAN, une organisation transatlantique fondée à l’époque de la guerre froide, dont il fallait certes redéfinir les objectifs et l’ennemi. Mais il avait également déclaré : « La Chine n’est pas dans la géographie atlantique ou alors ma carte a un problème. » Or, après les sommets internationaux du mois de juin dernier, la Maison-Blanche n’a pas changé de ligne, alors que les Australiens quant à eux se sont rapprochés des positions américaines, un changement majeur que les Français n’ont pas vu venir. Dès lors, en septembre 2021, comme l’expliquent nombre de commentateurs américains, l’accord franco-australien s’est retrouvé en travers de la nouvelle stratégie de défense américaine dans l’Indo-Pacifique, et Washington l’a purement et simplement écarté d’un revers de main.
La France fait connaître diplomatiquement sa colère
La décision américaine et bien sûr la méthode employée (absence totale de concertation) ont ulcéré Paris. L’annulation d’un gala commémorant la victoire navale franco-américaine de Chesapeake Bay pendant la guerre d’indépendance, comme le rappel des ambassadeurs de France à Canberra et surtout à Washington, font partie du langage diplomatique. Pour la France, il s’agit de marquer un mécontentement extrême. S’il est vrai que les relations franco-australiennes ont par le passé traversé des moments difficiles (notamment à l’époque des essais nucléaires français dans le Pacifique et de de l’affaire du Rainbow Warrior), une telle dégradation des rapports franco-américains fait figure d’événement inédit.
Le fait que le Royaume-Uni paraisse épargné par la fureur française a initialement surpris. En réalité, le maintien de notre ambassadrice à Londres permet au gouvernement français de montrer, sur un mode un peu méprisant, que les Britanniques n’ont joué dans la mise sur pied de l’ANKUS qu’un rôle secondaire, mais sans doute aussi de ne pas compliquer inutilement l’actuelle relation entre les deux pays (celle-ci étant déjà passablement dégradée par de nets désaccords sur les questions migratoires).
Sur le fond, il est probable que l’intégration des Britanniques dans la nouvelle alliance indo-pacifique n’était pas une exigence absolue, mais elle a permis de donner une dimension atlantiste, voire globale à cet accord. Si Boris Johnson y trouve son compte, parce qu’elle conforte la stratégie du Global Britain qu’il a présentée comme l’alternative à son départ de l’Union européenne et qu’elle précède un prévisible accord de libre-échange de Londres avec Washington, il est aussi vraisemblable que les Australiens, qui souhaitaient se voir soutenus dans leur choix par leur ancienne métropole, avaient les moyens économiques d’obtenir le soutien britannique (accords commerciaux au sein du Commonwealth).
Recherche d’une sortie de crise et perspectives électorales présidentielles françaises
Le plus important est désormais de savoir si Paris et Washington pourront surmonter rapidement cette crise ou si leurs relations sont en train d’entrer dans une période de marasme durable. De toute évidence, les dirigeants américains se sont employés à calmer la colère française reconnaissant que la France est une « partenaire vitale » dans le Pacifique ou saluant l’élimination par les militaires de l’opération Barkhane du chef djihadiste Abou Walid Al Sahraoui. Mais ces onctions de « pommade diplomatique » ne suffiront pas à faire oublier l’affront. L’ambassadeur de France à Washington, avant son rappel, a été reçu deux fois à la Maison-Blanche par Jake Sullivan, le conseiller à la sécurité nationale de Joe Biden. Et l’on annonce que les présidents français et américain devraient avoir un contact téléphonique direct sous peu, à la demande du second. Il n’est pas impossible qu’une forme de compensation soit proposée à la France. Elle passera peut-être par une association à la stratégie américaine dans le Pacifique. Toutefois, on peut s’attendre également à ce que le réaliste Biden demande à la France de se rapprocher des positions américaines, en somme de faire entrer la Chine dans sa géographie atlantiste ; une exigence qui ne serait pas sans risque pour le président français, au moment même où la campagne pour les élections présidentielles est lancée.
La remise en cause de « l’accord du siècle » a suscité la réprobation des différentes forces d’opposition, qui ont dénoncé un échec de la politique étrangère d’Emmanuel Macron. Les réactions les plus virulentes sont venues de la droite et de l’extrême-droite, Xavier Bertrand et Valérie Pécresse regrettant que la France ne soit plus respectée par ses alliés, Marine Le Pen pointant du doigt « un triple désastre économique, militaire et politique » et demandant la réunion d’une commission d’enquête. À gauche, Jean-Luc Mélenchon s’en est surtout pris aux États-Unis, « grand bénéficiaire » de l’annulation de l’accord franco-australien, en expliquant qu’il était grand temps « de sortir de l’OTAN ». Alors qu’écologistes et socialistes se sont peu exprimés sur le sujet, il semble que la classe politique française dans son ensemble n’ait pas encore pleinement réagi dans cette affaire, en attendant de voir comment elle s’achèvera et si elle peut être une thématique porteuse de la campagne présidentielle.
Il est vrai que les questions de politique internationale ne figurent pas parmi les priorités des électeurs et qu’en l’occurrence les débats de politique intérieure risquent vite de reprendre leurs droits. Il reste que, dans cette affaire, l’image d’Emmanuel Macron a été atteinte, voire défiée, notamment par celle des trois leaders anglo-saxons pactisant à ses dépens de l’autre côté du monde. Pour l’heure, le chef de l’État semble avoir choisi, à la surprise générale, de revenir sur le terrain de la mémoire nationale, en demandant pardon aux harkis et en annonçant une loi sur le sujet avant la fin de l’année. C’est ainsi son ministre des Affaires étrangères, Jean-Yves Le Drian, qui représente la France à la session annuelle de l’Assemblée générale de l’ONU, tandis qu’il attend sur l’Aventin de pouvoir avoir une explication franche avec son homologue américain ; une façon pour le président de se tenir éloigné pour un temps du débat national avant de pouvoir y revenir, dans un contexte plus favorable, cette fois, en tant que candidat.