Anne Bartel-Radic, Professeure en sciences de gestion à Sciences Po Grenoble et au laboratoire CERAG; Barbara Ofstad, doctorante au Business Science Institute
En Allemagne, le système de formation par apprentissage garantit un niveau d’emploi parmi les jeunes qui est admiré au niveau européen. Par ailleurs, 47 % des cadres en Allemagne sont issus de ce type de cursus, complété ensuite par la formation continue avec des diplômes de « technicien » (Techniker) ou de « maître professionnel » (Industriemeister). Ils sont ainsi plus nombreux que les 39 % de cadres issus d’une formation académique (c’est-à-dire ayant validé au minimum un niveau Licence).
La formation allemande par l’apprentissage est souvent citée en exemple en France, comme une voie permettant l’insertion professionnelle dans les entreprises, et un rempart contre le chômage des jeunes. Or, 86 % des élèves allemands en éducation secondaire sont inscrits dans des programmes combinant le travail et l’école, alors qu’ils ne sont qu’environ 25 % en France. Pourquoi ?
Une histoire ancienne
Le système dual d’apprentissage est né de la tradition artisanale au Moyen Âge. Il a été adapté avec succès à l’époque industrielle, pour devenir la pierre angulaire du système d’éducation professionnelle allemand. Il a, bien sûr, connu des changements profonds : des professions nouvelles y sont préparées comme les professions du numérique ou de mécatronicien et des compétences transversales comme la digitalisation et le développement durable ont été ajoutés.
Aux antipodes du collège unique pour tous les jeunes Français, le système scolaire allemand prévoit le choix d’une filière dès la fin des quatre années d’école primaire, à l’âge de 10 ou 11 ans :
- la voie d’excellence passe par les « Gymnasium » (englobant l’équivalent du collège et du lycée) où approximativement 40 % des jeunes d’une classe d’âge préparent en 8 ou 9 années scolaires le « Abitur » (baccalauréat allemand) ; si on y ajoute les baccalauréats professionnels donnant accès à l’enseignement supérieur technologique (Fachhochschulreife), ce taux monte à plus de 50 % – alors que 80 % d’une classe d’âge obtient son baccalauréat en France ;
- une voie de niveau d’exigence intermédiaire passe par les « Realschulen » qui se terminent après 6 années d’études par l’équivalent d’une année de seconde technologique, souvent à l’âge de 16 ou 17 ans ;
- une voie de niveau plus léger, dans les « Hauptschulen » ou « Werkrealschulen », d’une durée de 5 ans ;
- ou encore des formes mixtes de ces différentes voies, les « Gesamtschulen ».
Traditionnellement, c’étaient les élèves de la « Realschule » ou de la « Hauptschule » qui choisissaient par la suite une formation par apprentissage. Aujourd’hui, les frontières sont moins nettes. Environ 30 % des bacheliers passent par une formation par apprentissage (souvent avant d’enchaîner par des études supérieures), tandis qu’une partie des élèves des « Hauptschulen » et « Realschulen » poursuivent par d’autres formations scolaires. Seulement environ 45 % des jeunes quittant les « Hauptschulen » ou « Realschulen » s’engagent ainsi aujourd’hui dans une formation par apprentissage.
En Allemagne, une formation par apprentissage prépare à un métier précis, et dure entre deux ans et trois ans et demi. Il s’agit d’un système dual : une partie de la formation s’effectue en entreprise où l’apprenti/e est embauché/e avec un contrat d’apprentissage ; l’autre partie se fait au centre de formation professionnelle.
Les formations par apprentissage portent, par définition, sur des niveaux d’études pré-baccalauréat, et se terminent par l’obtention d’une équivalence avec le baccalauréat (même si les universités peuvent leur faire passer un examen avant de leur faire commencer des études). L’Institut fédéral de formation professionnelle conseille les pouvoirs publics et coordonne avec les partenaires sociaux la définition des contenus de la formation professionnelle.
La formation professionnelle dépend du ministère de l’Économie, qui collabore dans ce contexte avec la Conférence des ministres de l’Éducation des 16 Länder qui ont compétence sur l’éducation scolaire, et le ministère de l’Éducation supérieure et de la Recherche. La majorité des compétences pratiques et manuelles sont ainsi sous la responsabilité des entreprises.
Réussites et difficultés du système allemand
La formation par apprentissage en Allemagne reste forte de ses succès : rappelons que 47 % des cadres sont issus de la formation par apprentissage. Les entreprises qui recrutent des apprentis le font le plus souvent dans la perspective d’intégrer les jeunes durablement dans leur organisation. Dans les grandes entreprises industrielles, les managers établissent des plans de succession, souvent à cinq ans : ils définissent donc en 2021 combien d’apprentis ils recruteront en 2022 afin que ceux-ci prennent des postes pérennes au sein du service en 2025 et 2026, à l’issue de leur apprentissage.
L’attractivité de l’apprentissage allemand a cependant souffert, dans une société qui semble davantage valoriser des diplômes académiques que des diplômes professionnels attribués par les Chambres de Commerce et d’Industrie. Beaucoup de professeurs des lycées n’ont pas de connaissances particulières des carrières professionnelles, et ne conseillent guère cette voie aux bacheliers, alors qu’elle permet d’obtenir des rémunérations comparables aux ceux des diplômés de formations académiques.
Depuis une quinzaine d’années, les « études duales », similaires à l’apprentissage dans l’éducation supérieure en France, gagnent du terrain. Les études y alternent avec des phases de travail en entreprise. En Allemagne, deux modèles d’études duales coexistent : le modèle de la « formation intégrée » (« ausbildungsintegriertes Duales Studium ») qui comprend un diplôme délivré par la CCI, et le modèle « orientée vers la pratique » (« praxisintegriertes Duales Studium ») qui y renonce. Mais qu’il s’agisse de la filière par apprentissage traditionnelle ou d’études duales avec ou sans diplôme délivré par les CCI, un contrat avec l’entreprise est la base d’un emploi qui a une finalité de formation.
Face à la pénurie de travailleurs allemands possédant des niveaux de qualification intermédiaires (Facharbeiter) et au vu des changements démographiques, il est probable que le nombre d’apprentis se stabilisera dans les années à venir. Il faudra en revanche que le système gagne en dynamisme et en flexibilité pour réussir à s’adapter aux évolutions en cours, et à former aux compétences clés futures. Des solutions face au travail de plus en plus en virtuel, à la transformation digitale, et, par conséquent, la dynamisation du savoir-faire sont souhaitables.
Le système est-il transposable en France ?
Selon une étude basée sur une comparaison internationale, les facteurs clé de succès d’un système de formation par l’apprentissage sont les suivants :
- une gouvernance par les entreprises et les partenaires sociaux, responsables de la formation ;
- des cursus avec une forte orientation métier, mais incluant également des compétences transversales et évolutives ;
- la performance et la profitabilité du système pour les entreprises ;
- une responsabilité partagée de la qualité des formations, et des mécanismes de contrôle de cette qualité ;
- la flexibilité du système pour pouvoir adapter et faire évoluer les formations ;
- une attractivité du système d’apprentissage vis-à-vis des jeunes ;
- une gestion efficace et transparente. En France, la marge de progrès reste importante sur de nombreux points.
Les différences entre la France et l’Allemagne portent notamment sur le rôle des entreprises dans le système de formation, et les avantages qu’elles en retirent. Cette différence se voit dès la sélection des apprentis : en Allemagne, l’entreprise recrute un jeune – sa place en centre de formation (voire dans l’enseignement supérieur pour les études duales) en découle automatiquement. En France, ce sont les établissements qui sélectionnent des jeunes qui recherchent ensuite un contrat en entreprise nécessaire pour la formation – mais la sélection se fait en premier lieu par l’école.
Par ailleurs, ce sont les formations et leurs tutelles qui définissent très largement les contenus des formations quand, en Allemagne, les entreprises sont pleinement impliquées dans l’établissement des programmes par les représentants du patronat et des salariés. Enfin, les entreprises allemandes recrutent « leurs » apprentis pour une durée de deux à trois ans et demi – quand les formations en apprentissage françaises durent en moyenne deux ans.
Les cursus dans les centres de formation professionnelle sont caractérisés par la prédominance d’une pédagogie scolaire et, surtout, les apprentis ne sont pas réellement intégrés dans la planification stratégique des ressources humaines. Cette faiblesse est néanmoins palliée par la possibilité offerte aux entreprises de créer leurs propres centres de formation, permettant de voir l’alternance comme un réel investissement. Le rapprochement progressif des formes d’apprentissage dans l’éducation supérieure entre la France et l’Allemagne pourrait entraîner à l’avenir des effets positifs sur l’apprentissage traditionnel en France.
L’apprentissage de niveau CAP et BEP est beaucoup moins attractif pour les jeunes Français car il n’ouvre guère la voie à des formations ultérieures. La situation des formations par apprentissage post-bac dans des licences ou masters professionnels, les écoles d’ingénieurs ou de commerce, équivalente aux « études duales » en Allemagne, est différente et son image s’est considérablement améliorée ces dernières années.
Les carrières types des cadres supérieurs restent très différentes entre la France et l’Allemagne. En Allemagne, ils commencent encore souvent leur vie professionnelle « à la base » et changent peu souvent (ou pas) d’entreprise. La carrière type d’un cadre français, en revanche, passe par une formation académique et de « grandes écoles » (privées et publiques), des postes à responsabilités dès l’entrée dans la vie professionnelle, et des changements d’employeurs et de postes fréquents.
Commencer sa formation par un apprentissage au niveau CAP et BEP interdit quasiment de viser à terme des postes de haut niveau dans une grande entreprise, et ne prédestine pas non plus à des postes de techniciens bien rémunérés et possédant des compétences pointues. En terminant leur apprentissage, les jeunes Allemands obtiennent une équivalence du baccalauréat, et beaucoup poursuivent ultérieurement des études supérieures. C’est ainsi surtout au niveau culturel que se situent les barrières à une plus grande valorisation de l’apprentissage en France.
Mais la transformation digitale et l’arrivée de nouvelles générations sur le marché du travail sont aussi en train de bouleverser ces hiérarchies à la française : elles entraînent le besoin d’un nouveau style de management, moins hiérarchisé, basé davantage sur les compétences que les titres. Dans ce contexte, l’apprentissage à tous les niveaux de formation pourrait alors connaître une renaissance en France et contribuer à l’innovation. Si on y ajoute la pénurie d’ouvriers et de techniciens qualifiés français, un changement des mentalités et des systèmes n’est-il pas inévitable ?
Cet article a été initialement publié sur le site The Conversation le 12 septembre 2021.