Vincent Tournier, maître de conférences en science politique à Sciences Po Grenoble et au laboratoire Pacte
Comment définiriez-vous l’objectivité en sciences sociales ?
On peut définir l’objectivité de manière assez simple en combinant un volet négatif et un volet positif : en négatif, l’objectivité consiste à se démarquer de toute forme de subjectivité, qu’elle soit idéologique, religieuse ou artistique ; en positif elle implique de faire reposer ses conclusions sur une démonstration cohérente, basée sur des hypothèses claires et des preuves vérifiables. Ce cadre est un peu grossier mais il permet déjà d’écarter les énoncés qui ne relèvent pas de la science. Par exemple, l’écriture inclusive est présentée par ses défenseurs comme un outil pour réduire les inégalités entre les sexes mais pour l’heure il s’agit d’une proposition militante qui, à mon avis, manque d’hypothèses solides et de données vérifiables.
L’objectivité est-elle pour autant accessible aux sciences sociales ? Ce n’est pas certain, mais il faut au moins distinguer deux registres : le registre descriptif et le registre explicatif. Dans le premier cas, il est parfaitement possible d’être objectif. Rien n’interdit en effet de rendre compte objectivement de phénomènes tels que les évolutions sociodémographiques, les résultats électoraux, les opinions publiques, les programmes des partis politiques, les idéologies, les politiques publiques, le déroulement des crises, etc. Certes, des désaccords peuvent toujours se produire car les instruments de connaissance et de mesure sont loin d’être parfaits, y compris lorsqu’on dispose de statistiques (songeons aux divergences d’interprétation sur la délinquance). Certains concepts sont également plus opératoires et consensuels que d’autres, et certains phénomènes sont plus faciles à documenter que d’autres.
Mais c’est surtout dans le registre explicatif que l’objectivité est plus délicate. Les mêmes phénomènes peuvent être vus de manières différentes. Même pour des événements anciens, comme la Révolution française ou la guerre de 1914, il est difficile d’obtenir un consensus sur les causes. Il en va de même pour les phénomènes contemporains : le populisme est-il un mouvement anti-démocratique ou exprime-t-il au contraire une volonté de réintroduire la démocratie dans des systèmes politiques gagnés par l’élitisme ? Stanley Milgram a beau avoir produit des résultats très originaux à partir d’une expérimentation spectaculaire sur la soumission à l’autorité, il en a tiré une théorie discutable sur « l’état agentique ».
L’objectivité est encore plus délicate lorsque les sujets sont sensibles ou clivants, d’une part parce que les passions interviennent, d’autre part parce que la gamme des interprétations recoupe celles qui sont disponibles sur le marché des idées politiques. Bien sûr, une interprétation partisane n’est pas nécessairement une interprétation fausse : après tout, les libéraux qui analysaient le communisme comme un mouvement totalitaire n’avaient pas tort. Néanmoins, ce chevauchement des interprétations constitue un défi pour les sciences sociales. Durkheim en faisait déjà la remarque : « le rôle de la sociologie doit consister à nous affranchir de tous les partis, non pas tant en opposant une doctrine aux doctrines, qu’en faisant contracter aux esprits une attitude spéciale que la science peut seule donner par le contact direct des choses ». Autrement dit, la sociologie doit s’efforcer de proposer une manière distincte de voir les choses. Pour cela, la réflexion doit se centrer sur l’analyse des causes. Par exemple, le but n’est pas de justifier la parité en politique ou le mariage gay, mais de comprendre pourquoi des réformes de ce type ont été adoptées. Un tel objectif implique de restreindre la réflexion aux domaines qui sont accessibles à une documentation minimale et pour lesquels il est possible d’appliquer une démarche scientifique, c’est-à-dire reposant sur des hypothèses claires et cohérentes, et visant à identifier des causalités.
La neutralité du chercheur est-elle possible et souhaitable ?
La neutralité n’est pas toujours bonne en soi. Il existe en science politique une tradition philosophique qui propose une réflexion de type normatif sur le bien et le juste : c’est la tradition léguée par Aristote, Hobbes ou Rousseau. Cette tradition, qui n’a rien perdu de sa légitimité, vise moins à respecter la neutralité épistémologique qu’à chercher une réponse aux débats éthiques, par exemple est-il juste de désobéir à la loi ou de donner des droits spécifiques aux minorités ?
Par ailleurs, il existe un type de neutralité qui n’est pas très intéressant : c’est la neutralité qui consiste à produire un discours tiède et peu impliquant, ou à ne pas prendre parti dans un débat académique qui voit s’affronter des thèses antagonistes. La neutralité relève ici plutôt de l’attentisme ou du confort personnel. Evidemment, il n’est pas toujours simple de trancher certains débats (par exemple l’immigration est-elle bénéfique pour les sociétés de départ et d’arrivée ?) mais, paradoxalement, ce sont souvent les thèses fortes qui nourrissent les controverses scientifiques, à l’image du « choc des civilisations » de Samuel Huntington, l’un des livres les plus contestés mais aussi les plus commentés.
La neutralité est-elle néanmoins possible ? Tout dépend de ce que l’on entend par neutralité : neutralité dans les effets ou dans les valeurs ? Dans le premier cas, la neutralité est quasiment impossible car, par définition, toute activité ou intervention publique, même strictement factuelle, a des effets sociaux. Nul n’est d’ailleurs à l’abri d’une récupération de son travail : si un parti conservateur reprend à son compte une étude qui montre que la pornographie a des effets négatifs sur les jeunes, va-t-on en déduire que cette étude manque de neutralité ? C’est tout le problème de l’utilisation des sciences sociales.
Si l’on se situe à présent sur le terrain des valeurs, la réponse est plus complexe. Certes, personne ne peut prétendre être dénué de convictions ou de croyances. Chacun est le produit d’une histoire et d’un parcours. Tout chercheur est porteur d’une conception du Bien qui influence ses choix, et même ses objets de recherche ou sa manière de les aborder. Si Durkheim a réfléchi sur le suicide et Weber sur le protestantisme, ce n’est pas tout à fait un hasard.
Pour autant, l’existence de valeurs invalide-t-elle toute recherche ? Pas forcément parce que, nous autres modernes, avons développé et cultivé certaines aptitudes. Nous sommes travaillés par des appartenances et des identités multiples, nous savons faire preuve d’empathie à l’égard d’autrui et, surtout, nous avons reçu une formation intellectuelle qui nous apporte des connaissances et alimente notre réflexivité. Nous sommes capables de sortir de notre zone de confort, de suivre des raisonnements argumentés, de respecter des méthodologies éprouvées, autant de principes qui permettent de tenir à distance les croyances et les idées fausses. De surcroît, il existe une communauté savante qui offre des occasions d’échanges et de confrontations, ce qui permet normalement d’écarter les théories hasardeuses.
Mais ces filtres ne résolvent pas tout. On découvre après coup que les discours scientifiques sont souvent marqués par leur époque. De plus, la neutralité n’est pas automatique ; elle dépend beaucoup des circonstances et des enjeux du moment. Durkheim et Weber ont beau avoir plaidé pour la neutralité de la science, ils sont intervenus publiquement pour soutenir leur pays respectif pendant la Première Guerre mondiale. Les sciences sociales sont aussi très imprégnées par une volonté réformatrice. Nombre de chercheurs aspirent à changer la société. Les études sur les inégalités, les discriminations ou la démocratie participative sont souvent animées par l’intention d’agir sur les politiques publiques. Ce désir d’action prend parfois une tournure plus radicale car il existe une tradition révolutionnaire, léguée par le marxisme, qui entend utiliser les sciences sociales comme un outil pour émanciper les groupes considérés comme dominés.
Cette volonté réformatrice a toujours été plus ou moins présente dans les universités, mais on peut se demander si elle n’est pas plus forte aujourd’hui à cause de trois facteurs : d’abord par l’accroissement des liens entre les sciences sociales et les institutions publiques, ce qui se manifeste de diverses manières (expertises, auditions, think tanks, financements, nominations dans les autorités administratives, etc.) ; ensuite par la transformation de l’enseignement supérieur dans le monde globalisé, dont l’un des effets a été de donner une plus grande place aux étudiants, notamment dans l’évaluation des enseignements ; enfin par l’augmentation des moyens dont disposent les enseignants-chercheurs pour exprimer leurs opinions, les technologies numériques venant s’ajouter aux moyens traditionnels que sont la pétition et la tribune de presse.
Quelle place les méthodes occupent-elles dans votre démarche de chercheur ?
Elle est très grande puisque mes publications en tant que chercheur reposent largement sur des enquêtes quantitatives. Depuis mon doctorat de science politique, qui m’a conduit à mettre en place une enquête auprès de 1500 lycéens et de leurs parents dans le but d’étudier la transmission des opinions politiques, j’ai réalisé plusieurs enquêtes, mais j’ai surtout été amené à exploiter des enquêtes réalisées par d’autres chercheurs, qu’elles soient locales, nationales ou internationales (de type EVS ou ISSP). J’ai aussi réalisé des entretiens mais plutôt dans les phases préparatoires de mes enquêtes. La seule fois où j’ai vraiment exploité des entretiens, c’était pour une étude sur les Guignols de l’info. J’ai aussi fait de l’analyse de discours en étudiant la façon dont les partis extrémistes avaient perçu et décrypté le « Printemps arabe ».
Ma conviction est que les données quantitatives sont plus satisfaisantes que les données qualitatives pour engager un processus d’objectivation. Evidemment, des techniques comme l’entretien ou l’observation sont très précieuses, et je plaide toujours en leur faveur auprès des étudiants car elles invitent à se mettre à l’écoute des gens et à visualiser leurs comportements, ce qui est d’autant plus nécessaire que les élites ont tendance à s’enfermer sur leurs certitudes. Mais l’avantage des données quantitatives (qui peuvent d’ailleurs être issues d’entretiens ou d’observations) est qu’elles exercent une contrainte très forte sur le chercheur, ce qui renforce son objectivité, même si ce n’est pas une garantie. La quantification présente au moins trois grands mérites que les autres données ne possèdent pas : elle fixe des ordres de grandeur, elle met en évidence des corrélations et elle donne la possibilité de contrôler les principaux facteurs explicatifs.
J’ajoute cependant deux remarques. La première est que la science politique est loin de se réduire à l’exploitation de données empiriques recueillies auprès des individus. Elle nécessite aussi de comprendre des réalités qui ne sont pas toujours accessibles aux méthodes des sciences sociales. L’étude des élections ou des politiques publiques implique par exemple de tenir compte des stratégies des acteurs, ce qui passe par un travail de reconstitution et d’interprétation.
La seconde remarque est que, à côté de mes activités de chercheur, je suis aussi enseignant. Or, dans l’enseignement, la question des méthodes et de la neutralité se pose également, mais de manière différente. L’enseignement n’est pas une science exacte, surtout dans un IEP où la culture générale ainsi que les débats d’actualité occupent une place importante, comme en témoigne l’épreuve du Grand oral.
Sauf pour certains cours, les enseignants ne peuvent pas se prévaloir du titre d’expert : on enseigne rarement sur son sujet de thèse. Un cours n’est pas un article de recherche ; il a pour objectif de transmettre des informations, mais aussi de nourrir la réflexion et d’ouvrir des horizons. Un cours est aussi une rencontre entre des personnes qui ont des attentes et des regards différents. Or, un groupe est constitué d’éléments hétérogènes dont les interactions ne produisent jamais les mêmes effets. Chaque séance est singulière, rarement rejouable à l’identique. L’enseignement comporte une dose d’imperfections et de tâtonnements, une part d’aléa ; il peut suivre des cheminements non prévus, se nourrir d’une actualité dramatique, provoquer des émotions.
Lorsque j’étais étudiant, j’attendais (mais souvent en vain) que les enseignants fassent part de leurs propres conclusions, non pas pour les singer mais afin de me situer. La réflexion se nourrit des confrontations. Dans l’enseignement supérieur, le professeur n’est pas une machine, et encore moins un simple distributeur de parole. Il doit aussi savoir proposer des contre-arguments, prendre le contre-pied des idées couramment admises. Si l’enseignement supérieur cesse d’être un lieu où l’on met en cause les dogmes et les tabous, où le fera-t-on ? De leur côté, les étudiants doivent apprendre à être dérangés. Ils doivent d’autant plus accepter d’être confrontés à des avis divergents que, plus tard, ils devront faire face à des discordances et des conflits. Il ne faut donc pas chercher à les protéger, et encore moins à les formater.
Pourriez-vous présenter un exemple de recherche, idéalement issue de vos propres travaux, pour illustrer les enjeux et les tensions autour de l’objectivité et de la neutralité en sciences sociales ?
C’est une question que je me pose constamment, moi qui ai choisi, voici une dizaine d’années, de travailler sur l’islam et les musulmans en France, à la fois dans mes enseignements et dans mes recherches. Peut-on aborder froidement un sujet aussi brûlant ? Si l’on entend par « froidement » une analyse dénuée d’émotion, la réponse est négative car, comme beaucoup de monde, j’ai été très affecté par les drames qui ont frappé notre pays depuis 2012. Je m’intéresse aussi beaucoup aux tensions qui se manifestent autour de l’islam, lesquelles sont immenses et croissantes, ce qui me conforte dans l’idée que ce sujet constitue l’un des grands défis de notre époque.
Lorsque j’ai commencé à travailler sur ces questions, j’avais le sentiment que les sciences sociales et politiques s’en préoccupaient assez peu, ou qu’elles le faisaient de façon trop morale. J’ai par exemple constaté que l’importance de la religion chez les jeunes musulmans avait tendance à être minorée ou relativisée. C’est ce que j’ai essayé de montrer à partir de données françaises locales ou nationales. Après les attentats de 2015, on a vu des universitaires adopter des positions très engagées. Le sujet est devenu très clivant, notamment sur la question de la laïcité et du blasphème, avec un enchevêtrement de débats sensibles sur l’immigration, les minorités, l’égalité hommes-femmes, l’antisémitisme.
Pour l’enseignant que je suis, cette situation complique la tâche, tout en la rendant plus stimulante. Dans mon cours spécialisé « Islam et musulman dans la France contemporaine », je marche sur des œufs tant les passions sont à vif. Comment trouver le bon équilibre entre le souci de ne pas heurter et la nécessité de soulever les problèmes, y compris en présentant des arguments que les étudiants n’aiment pas entendre ? Faut-il éviter les points sensibles ou au contraire les aborder frontalement, tout en sachant qu’il existe désormais, sur ce sujet, des risques pour sa sécurité personnelle ?
Une autre difficulté est de savoir s’il est possible de faire le tri entre les analyses pertinentes et celles qui le sont moins. Suis-je moi-même capable de le faire ? Au nom de quoi mes analyses, ou du moins celles qui me semblent convaincantes, sont-elles plus neutres que celles avec lesquelles je suis en désaccord ? Je n’ai évidemment pas de réponse mais il me semble que les règles de base de la démarche scientifique permettent d’établir des hiérarchies. C’est ainsi que la thèse d’Olivier Roy sur « l’islamisation de la radicalité », qui a connu un grand succès, est certes très stimulante mais elle a pour défaut de ne pas s’appuyer sur une démonstration empirique.
De même, sur la question hautement sensible de l’islamophobie, on est frappé par le manque d’arguments factuels, ou par la présence d’interprétations erronées, comme l’a très bien analysé Philippe d’Iribarne. J’ai moi-même pu montrer, à l’aide des enquêtes sur les valeurs des Européens (EVS), que c’est en France que l’on enregistre la plus faible proportion de gens qui refusent d’avoir des voisins musulmans. Le manque de preuves est encore plus flagrant avec la thèse de « l’islamophobie d’Etat », reprise encore récemment par le politologue Jean-François Bayart. On peut pourtant lui objecter qu’il n’existe pas en France de lois ou de politiques discriminatoires fondées sur la religion, ou bien que l’Etat français entretient des relations étroites avec plusieurs pays musulmans au point de laisser ces derniers exercer un relatif contrôle sur les diverses composantes de l’islam de France.La question est de savoir pourquoi certains universitaires s’avèrent perméables à des analyses aussi contestables. Il faut peut-être y voir une illustration des analyses de Thomas Kuhn sur le fonctionnement des communautés savantes et la résistance aux anomalies. Les sciences sociales, dont les membres se recrutent majoritairement dans les milieux éduqués et urbanisés de la société, ont tendance à se faire les porte-paroles de certaines valeurs. Elles adoptent des grilles de lecture qui rendent réfractaires aux éléments discordants. Là se trouve l’un des défis pour les sciences sociales contemporaines : comment éviter l’enfermement de la réflexion ? Comment garantir la pluralité et la diversité des analyses, tout en respectant les règles minimales de la démonstration scientifique ?