Marine Bourgeois, maîtresse de conférences en science politique à Sciences Po Grenoble et au laboratoire Pacte, @Marine_Bgs
Comment définiriez-vous l’objectivité en sciences sociales ?
La recherche de l’objectivité est consubstantielle au travail scientifique. Elle est l’horizon vers lequel doivent s’efforcer de tendre tou·te·s les chercheur·e·s, quel que soit leur ancrage disciplinaire. L’objectivité suppose une forme de détachement voire de rupture du chercheur par rapport à ses préjugés, ses croyances et ses préférences, morales ou politiques, afin de limiter les biais de subjectivité et d’aller au-delà du sens commun. L’objectivité est une exigence professionnelle – une compétence, diraient certain·e·s – qui a la particularité de n’être jamais totalement acquise. Elle repose sur un processus jalonné d’étapes qu’apprennent à suivre et à maîtriser les chercheur·e·s tout au long de leur carrière (de la construction de l’objet à l’écriture en passant par l’état de l’art, la formulation des hypothèses, la construction du dispositif d’enquête, le recours aux méthodes, la collecte et le l’analyse des données). Les institutions académiques offrent aussi des garanties et des garde-fous à l’objectivité, à travers la discussion collective et critique de la production scientifique, et l’évaluation par les pairs.
L’exigence d’objectivité suppose que les chercheur·e·s explicitent leur positionnement, justifient leurs partis-pris, précisent les modalités de recueil et d’analyse de leurs données, exposent leurs résultats sans écarter ceux qui pourraient affaiblir leur argumentation. Ce critère de transparence implique aussi de repérer les biais éventuels de sa méthodologie. Il est une forme d’honnêteté intellectuelle et d’éthique professionnelle. En son absence, les conditions du débat scientifique ne sont pas réunies : l’administration de la preuve est défaillante ; la qualité de la recherche n’est pas garantie ; la validité des résultats ne peut être discutée. A l’inverse, donner accès à la « boîte noire » de la recherche permet de comparer des résultats, de revisiter certains terrains ou de faire la réanalyse d’une enquête. La rigueur analytique, combinée au travail empirique, caractérise la démarche scientifique et la distingue d’autres registres d’expression du monde social comme l’écriture journalistique.
Bien sûr, il n’y a jamais une seule et « bonne » manière d’analyser un phénomène social. Le chercheur a toujours le choix entre plusieurs « lunettes » : certaines permettent de voir de près (micro), d’autres de loin (macro). La description et l’explication d’une situation sont toujours situées, donc partiales et partielles. Ce faisant, le milieu académique doit être suffisamment hétérogène pour que toutes les idées puissent se déployer.
Je suis très attachée à l’éclectisme théorique et méthodologique. A mon sens, c’est le meilleur moyen de consolider, nuancer ou réfuter des résultats, de susciter la controverse et de faire progresser la connaissance. Lorsque sur un même objet, des chercheur·e·s recourant à des approches et des méthodologies diverses établissent des faits convergents, sur la base de preuves abondantes et diversifiées, alors on peut y voir un gage de solidité scientifique. La porosité entre les disciplines et les spécialités permet aussi de grandes contributions. A l’inverse, l’homogénéisation et la standardisation de la recherche, par l‘affirmation d’une perspective ou d’une méthode dominante, sont le signe d’un appauvrissement scientifique.
La neutralité du chercheur est-elle possible et souhaitable ?
La neutralité du chercheur est souvent comprise comme l’absence de toute subjectivité : un chercheur « neutre » serait un chercheur détaché, non impliqué, sans opinion ni conviction. Cette conception de la neutralité, comme « neutralisation » du chercheur, me paraît impossible à tenir et encore moins souhaitable.
En effet, il est irréaliste de penser que le politiste, le sociologue ou l’historien puisse être dégagé de toute orientation personnelle. Les chercheur·e·s en sciences sociales sont toujours engagés dans le monde social qu’ils étudient. D’ailleurs, à l’origine d’un projet, il y a presque toujours un intérêt intellectuel ou une préoccupation personnelle. La dimension normative n’est donc pas absente à ce stade. Max Weber lui-même ne le contestait pas lorsqu’il invitait à la neutralité axiologique. Il reconnaissait que les préférences peuvent orienter les choix d’objet, de questions et de méthodes, mais appelait à séparer de façon stricte les faits et les valeurs lors de la construction du discours scientifique. Cette posture implique une sorte de « suspension du jugement », ou plus vraisemblablement oblige à une réflexivité. A défaut d’être complètement neutre, le chercheur doit préciser « d’où il parle ».
L’établissement des faits n’empêche pas ensuite les prises de positions individuelles et collectives. Si le travail intellectuel ne doit pas être guidé par une idéologie, il permet en revanche de déconstruire des évidences, d’affiner une conception du monde : dans certains cas l’enquête conforte des croyances antérieures ; dans d’autres elle conduit le chercheur à réviser son jugement initial. Ainsi, lorsque j’ai commencé à m’intéresser à la question des attributions de logements sociaux pour mieux comprendre les mécanismes de ségrégation, j’étais plutôt convaincue du bien-fondé du principe de mixité sociale comme objectif des politiques urbaines. Mes travaux ont néanmoins montré que cette catégorie était l’une des sources de la production institutionnelle des discriminations dans l’accès au logement. Ces résultats m’ont permis de réfléchir à des propositions en termes d’action publique pour nourrir le débat sur les politiques du logement. Ce qui peut s’apparenter à du « militantisme académique » a lieu après et hors de la discussion scientifique .
La participation des chercheur·e·s aux débats d’idées fait l’objet d’une attente sociale très forte. Ceux·celles-ci sont constamment sollicité·e·s par les médias et d’autres acteurs sociaux (ministères, collectivités locales, cabinets de conseil, associations, écoles) pour partager leur expertise. De fait, les savoirs produits par les chercheur·e·s circulent et produisent des effets. Cette dimension de transformation du monde social fait partie de l’ADN des sciences sociales. Elle est valorisée dans le monde académique tant qu’elle ne s’abstrait pas des règles élémentaires du débat scientifique. Des initiatives telles que l’Ouscipo ou Politeia offrent aux chercheur·e·s des espaces de valorisation de leurs travaux, qui permettent de les rendre plus accessibles et d’enrichir les questionnements des acteurs de la société civile.
Pour être crédible, le chercheur engagé doit s’appuyer sur les savoirs produits. Le cas échéant, il sort du registre académique : il devient expert ou chroniqueur. Le développement des réseaux sociaux et l’émergence de nouveaux formats très courts favorisent le brouillage de ces rôles : les discours d’opinion, d’indignation et de provocation sont souvent privilégiés aux discours scientifiques ; les chercheur·e·s invité·e·s sur les plateaux de télévision et dans les studios de radio sont appelé·e·s à simplifier leurs propos, au risque parfois d’opérer des raccourcis et de produire des incompréhensions. Ce mélange des genres, associé à l’instrumentalisation et à l’hystérisation de certains débats, nourrit les attaques lancées contre l’Université, et les sciences sociales en particulier, dont on fustige la politisation croissante. Face à cela, les chercheur·e·s doivent se montrer toujours plus attentif·ve·s aux espaces dans lesquels ils·elles interviennent et à la manière dont les acteurs se saisissent de leurs propos.
Quelle place les méthodes occupent-elles dans votre démarche de chercheur ?
Les méthodes sont essentielles en ce qu’elles apportent du crédit à la démarche scientifique. Elles ne désignent pas seulement l’utilisation de techniques de récolte et d’analyse des données, mais aussi la définition d’un rapport à la recherche, d’une posture quant aux objectifs poursuivis, d’une stratégie, et la mise en œuvre rigoureuse d’une démonstration basée sur des faits et des observations.
Les choix méthodologiques qui guident mes recherches découlent des questions que je me pose. Dans mon travail de thèse, j’ai mobilisé des méthodes principalement qualitatives. J’ai réalisé des enquêtes ethnographiques, combinant entretiens et observations, afin de saisir au plus près le travail d’attribution. Cette combinaison de méthodes s’est révélée particulièrement fructueuse pour ne pas faire reposer l’étude des pratiques professionnelles sur les seuls discours et souligner les distorsions entre ce que les acteurs disent et ce qu’ils font. Lorsqu’il est question d’ethnicité, de discrimination et de racisme, les risques de non-dits et de dissimulation sont également très importants.
La principale difficulté réside dans le biais de désirabilité sociale qui consiste, pour les interviewé·e·s, à tenir des propos conformes à ce que l’on pense être convenable. L’observation a permis d’en réduire la portée en instaurant une relation de confiance avec les enquêté·e·s et en facilitant le recueil de la parole. Pour cette enquête, je me suis également appuyée sur une démarche comparative afin de repérer les conditions de possibilité des discriminations et à expliquer leur récurrence. L’émergence de nouvelles questions m’a ensuite amenée à diversifier mes méthodes : revues de presse, archives, statistiques descriptives, analyse de contenus. La formation des méthodes, tout au long de la carrière, est une dimension essentielle du métier, qui permet d’aborder de nouvelles questions et/ou de ré investiguer des sujets sous un nouveau jour.
La question des méthodes est loin de se cantonner à des considérations purement techniques. L’articulation entre posture épistémologique, objectifs de la recherche, méthodes de recueil et d’analyse des données est au cœur de ce que j’essaie de transmettre dans mes enseignements à Sciences Po Grenoble. Le design de recherche et l’approche comparative y occupent une place toujours centrale. Enseigner les méthodes, c’est aussi prendre conscience de la place qu’elles occupent aujourd’hui dans les productions scientifiques. Force est de constater que les aspects de méthodes sont encore largement négligés dans les publications, en particulier lorsqu’il est question de l’analyse des données.
Au-delà de la description du matériau et de la présentation du protocole, l’accès à la « cuisine de la recherche », et la posture réflexive que cela implique, restent encore trop souvent relégués au second plan dans les revues en langue française, même si la démarche de Science Ouverte conduit de plus en plus de revues à demander aux universitaires de mettre à disposition leurs données et d’expliciter leurs méthodologies, comme c’est la norme dans une grande partie des revues internationales. Valoriser davantage les méthodes, dans les formations comme dans les publications, serait aussi une manière de mieux répondre à certaines accusations fallacieuses qui ciblent l’Université.
Pourriez-vous présenter un exemple de recherche, idéalement issue de vos propres travaux, pour illustrer les enjeux et les tensions autour de l’objectivité et de la neutralité en sciences sociales ?
Je travaille depuis près de dix ans sur les processus de tri et de sélection des populations dans l’action publique, sur les questions d’accès aux droits, d’inégalités et de discriminations, avec un intérêt particulier pour les politiques urbaines et de logement. Je m’inscris dans une longue tradition de recherche, qui documente avec rigueur les logiques sociales des discriminations. Je montre notamment que, pour les gestionnaires du logement social, les groupes racialisés constituent des groupes « à risques » dont il faut limiter la présence dans certaines cages d’escalier, immeubles ou groupes résidentiels, dès lors que des locataires peuvent avoir des réactions de rejet à l’égard de ces groupes. Certains de ces acteurs développent eux-mêmes une croyance en une inadaptation culturelle des personnes racialisées et déploient des simplifications et des routines qui associent appartenance ethnoraciale, modes de vie et façons d’habiter. Ces stratégies et raisonnements aboutissent à une production institutionnelle des discriminations, dont les sources sont désormais bien connues.
La persistance des discriminations ethnoraciales a été établie scientifiquement dans plusieurs domaines d’action publique (logement, emploi, éducation) par de nombreuses enquêtes empiriques, fondées sur des méthodes qualitatives et/ou quantitatives (testing et analyses statistiques). Ce qui frappe pourtant, c’est la méconnaissance de ces travaux par les acteurs non-académiques, voire leur rejet. Les polémiques autour de la race et de l’islamophobie en sont un révélateur. Si l’on peut discuter des concepts utilisés pour décrire ces phénomènes, leur existence, en revanche, ne fait plus aucun doute. La nier, c’est chercher à décrédibiliser la parole scientifique.Dans le débat public comme dans le monde académique, le choix des termes n’est donc jamais neutre et expose à la critique. J’en ai fait l’expérience dans ma thèse lorsque j’ai mobilisé les catégories de race et d’ethnicité pour décrire ce que j’observais empiriquement. L’usage de ces catégories m’a conduite à préciser les enjeux conceptuels qu’elles recouvrent et à me positionner dans une controverse race/ethnicité particulièrement vive. De nouveau, l’important a été d’expliciter ses partis pris et de les argumenter !