Philippe Teillet, maître de conférences en science politique à Sciences Po Grenoble et au laboratoire PACTE
Comment définiriez-vous l’objectivité en sciences politiques ?
La question concerne autant nos activités de chercheur-se-s que nos enseignements ou tâches diverses, entre pédagogie et administration : jurys, recrutements (d’étudiant-e-s ou de collègues), évaluations de travaux avant publications, etc. L’objectivité est aussi une exigence générale liée à notre statut de fonctionnaires. Le code de l’éducation à son article L 952-2 énonce que : “Les enseignants-chercheurs, les enseignants et les chercheurs jouissent d’une pleine indépendance et d’une entière liberté d’expression dans l’exercice de leurs fonctions d’enseignement et de leurs activités de recherche, sous les réserves que leur imposent, conformément aux traditions universitaires et aux dispositions du présent code, les principes de tolérance et d’objectivité”. L’article L 141-6 précise cette obligation, tout en ouvrant des espaces de débats : “Le service public de l’enseignement supérieur est laïque et indépendant de toute emprise politique, économique, religieuse ou idéologique ; il tend à l’objectivité du savoir ; il respecte la diversité des opinions. Il doit garantir à l’enseignement et à la recherche leurs possibilités de libre développement scientifique, créateur et critique”.
S’il s’agit (seulement ?) d’un objectif à atteindre, quelles sont, notamment en science politique, les difficultés à surmonter ? D’un côté, la vie politique présente une certaine matérialité. Des « objets » sont là : résultats électoraux, dispositions adoptées et publiées, moyens financiers alloués, forces policières ou militaires déployées, etc. L’objectivité est alors, pour partie, soumission aux (et respect des) faits.
Mais, de l’autre côté, ces « objets » donnés ne disent pas tout. Comme toute science sociale, la science politique procède aussi par dévoilement, en particulier parce que la politique est un « pays des merveilles » où la représentation des choses, des actes et des êtres prime souvent sur leur réalité. L’objectivité est donc également le résultat de processus d’objectivation par lesquels nous parvenons tant bien que mal à dévoiler l’invisible, l’insensible ou le caché. Bien entendu, sans créer nous-mêmes ce que nous prétendons découvrir.
C’est pourquoi l’objectivité consiste autant à admettre que les données ne donnent pas tout, qu’à ne pas confondre dévoiler et inventer…
La neutralité du chercheur est-elle possible et souhaitable ?
Tolérance, respect de la diversité des opinions, laïcité, indépendance… le cadre légal de nos activités nous offre autant de garanties qu’il impose d’obligations. Mais en donnant tous les gages possibles quant à leur respect, tout particulièrement dans nos activités pédagogiques, a-t-on pour autant fait preuve de neutralité ? Je ne crois pas que ce soit possible et je ne suis pas certain que ce soit souhaitable.
L’activité de chercheur-se ne flotte pas dans un espace « pur » vide de luttes, de conflits, de rapports de forces ou de pouvoirs. Y compris dans les sciences « non sociales » ces mécanismes sociaux ont des effets sur l’activité scientifique. Les protocoles disciplinaires, contrôles et évaluations multiples sont là pour en réduire les impacts et des progrès considérables ont été faits, mais non sans limites. En outre, la difficulté de la recherche me semble telle qu’on ne peut s’y engager intensément que parce qu’un intérêt nous y pousse. Que cette activité ne soit pas désintéressée importe moins, dès lors, que les vérités produites, même par intérêt à les produire.
Mon hésitation sur le caractère souhaitable de la neutralité vient des vertus, pour la recherche, d’une certaine indignation, contestation, voire révolte, à l’encontre du monde social. Les injustices, discriminations, dysfonctionnements, violences réelles ou symboliques sont de puissants vecteurs de questionnements et d’enquêtes. Plutôt que d’en avoir honte ou de redouter une accusation de militantisme, il me semble préférable d’assumer un engagement dans la recherche plutôt qu’une neutralité factice. Et pour reprendre ici la formule d’un de nos anciens collègues, Pierre Favre, déjà citée ici par Frank Petiteville, ne s’agit-il pas de « comprendre le monde pour le changer » ?
Quelle place les méthodes occupent-elles dans votre démarche de chercheur ?
Les méthodes nous protègent. Comme mes modestes travaux circulent avant tout au sein des mondes sociaux que j’observe (ceux des politiques publiques à dimension culturelle), ils sont exposés à la critique d’expert-e-s très au fait de mes objets. Surtout, leurs convictions et intérêts peuvent être percutés par ce que j’avance. Pour l’avoir vécu, il vaut mieux alors être clair et précis sur les conditions de production et de rassemblement de mes données, leurs portées et leurs limites, et tout particulièrement sur les modalités d’objectivation de ce que je dévoile…
Mais les méthodes ne sont pas tout. Il y a d’abord une dimension ethnologique dans mes « voyages au pays de l’action publique ». Elle requiert du temps, de nombreux échanges, une immersion pas toujours compatible avec mes autres activités. Ces dernières années, cette dimension a été presque totalement absente. Ce qui m’invite à redoubler de prudence. Il y a ensuite une « culture » disciplinaire en science politique et sociologie, particulièrement indispensable. De façon générale, il vaut mieux être bien armé-e- de concepts, de méthodes, de techniques, non seulement pour l’analyse de nos objets mais aussi pour être critiques de nos intentions, valeurs et outils. Car science sans conscience…
Enfin, mes activités s’inscrivent souvent dans une forme de vulgarisation ou, du moins, de restitution à la société de ce que j’ai pu produire grâce aux moyens (limités il est vrai) qu’elle m’a confiés. Ces publications et surtout interventions, à destination des milieux professionnels que j’étudie, je perçois de plus en plus qu’elles doivent répondre à d’autres attentes que celles de ma communauté scientifique. Il s’agit, d’un côté, d’une exigence pédagogique : exposer clairement une analyse, présenter de façon accessible des réformes ou de nouvelles orientations publiques, en contextualisant et problématisant. D’un autre côté, il s’agit de prendre part à des débats et de « nourrir » des réflexions et, bien souvent, de dire quelque chose sur ce qui devrait être.
J’avoue être tenté de plus en plus de répondre à cette attente-là. La lecture récente du livre important de Philippe Corcuff, La grande confusion, m’indique qu’il s’agit d’une piste que Jean Leca (ancien directeur de Sciences Po Grenoble) appelait la théorie politique, soit l’articulation entre des efforts pour rendre compte du réel (sur la base d’enquêtes empiriques) et un registre plus normatif. C’est ce que je vais essayer désormais de faire plus souvent…
Pourriez-vous présenter un exemple de recherche, idéalement issue de vos propres travaux, pour illustrer les enjeux et les tensions autour de l’objectivité et de la neutralité en science politique ?
La modestie (sur laquelle j’insiste un peu) de mes travaux ne me fournit pas une abondance d’exemples. J’ai commencé par travailler sur des hypothèses de changements dans les politiques culturelles. Le premier ministère Lang (dont on célèbre actuellement les 40 ans des premiers pas) m’a fourni à l’époque de quoi mettre à distance l’idée selon laquelle l’alternance en était la source pour montrer, au contraire, que dans une grande mesure ce qui avait changé était le produit de dynamiques amorcées au moins une décennie plus tôt. Contestant le type de politiques qui avait largement fédéré depuis le début des années soixante, certains acteurs avaient trouvé avec l’arrivée de la gauche au pouvoir, à l’échelle locale en 1977 puis nationale en 1981, l’occasion de traduire quelques-unes de leurs propositions en actions. C’était ma thèse.
Depuis, l’analyse de l’action publique en matière culturelle, en me décentrant des orientations nationales pour regarder plus souvent localement les jeux d’acteurs, leurs marges de liberté pour accompagner ou contrer ces orientations, m’a conduit à revenir sur mes positions initiales. Comme le disent les étudiant-e-s de Sciences Po, à « nuancer », à « relativiser ». Le discours politique est puissant et ses mythologies sont séduisantes. La distance que j’avais mise entre lui et moi n’était sans doute pas suffisante. J’ai appris progressivement à mettre plus fortement le changement en question quitte à devenir spécialiste de ce qui ne change pas et, ce faisant, d’une certaine impuissance (des) politique(s) à changer les politiques (publiques). Cette bascule fut celle qui m’a conduit, d’ailleurs, de l’analyse des politiques publiques vers la sociologie de l’action publique.
Parallèlement, cette posture a rendu parfois plus difficiles mes interactions avec les milieux professionnels étudiés. Leurs rapports au politique sont faits d’aspirations au changement (bénéfiques de leurs points de vue) aussi bien que de craintes de changements (menaçants, cette fois). Dire que les espoirs comme les peurs sont peu fondés, tant l’impuissance politique est sensible, déroute fréquemment… Surtout mes analyses soulignent la large responsabilité des « opérateurs » – ces milieux professionnels- dans ce que sont, concrètement, les politiques culturelles. Elles ré-évaluent souvent à la hausse leurs responsabilités dans les orientations de l’action publique. Elles les privent ainsi d’adversaires fédérateurs et invitent à regarder leurs divisions et contradictions.
Au final, il me semble que l’objectivité exige une certaine habileté pour être entendue au sein de nos terrains… sans finir, comme dans Lucky Luke, recouvert-e de goudron et de plumes.