Dorian Guinard, maître de conférences en droit public à Sciences Po Grenoble et au laboratoire CESICE
Comment définiriez-vous l’objectivité dans votre discipline ?
La problématique de l’objectivité dans la science du droit, classique dans les débats doctrinaux des sciences juridiques, impose de façon liminaire quelques précisions sémantiques et conceptuelles.
Si l’on met de côté les jusnaturalismes – à savoir diverses conceptions postulant qu’il existe un droit naturel, de multiples provenances et caractéristiques (dieu, nature, etc …) – par nature, si j’ose dire, subjectifs, les différentes conceptions de la science du droit se partagent entre les positivistes et les tenants d’une science du droit académique, et l’objectivité a une place changeante dans les discours universitaires.
Parmi les positivistes, on distingue classiquement les normativistes (dont H. Kelsen est la figure la plus connue) – le droit est sommairement selon cette école un ensemble d’entités idéales dotées d’une valeur obligatoire (les normes) – des réalistes (américains comme J. Frank, anglais, scandinaves (citons A. Ross), italiens (R. Guastini) et français (M. Troper)) qui supposent, sans d’ailleurs nécessairement nier l’existence d’un droit naturel, qu’il n’est possible que de décrire empiriquement et objectivement le droit positif, seul objet d’étude.
Les positivistes ont en commun une conception de la science du droit qui implique une distinction nette entre la science du droit et son objet, ce qui induit que cet objet doit être conçu comme une réalité objective, qu’il doit être décrit au moyen de propositions susceptibles d’être vraies ou fausses (donc vérifiables par l’expérience) et que le langage de la science – qui est un discours – ne saurait contenir de prescription(s). Cette conception de la science du droit suppose donc une prohibition totale de tout jugement de valeur, conséquence logique de l’objectivité.
La distinction entre les faits – qui peuvent être empiriquement descriptibles, et les valeurs, qui demeurent intrinsèquement subjectives et donc échappent à toute description empirique, est essentielle dans toute tentative de construction d’une science (qui se veut elle-même empirique), étant entendu que les sciences axiomatiques ne rentrent pas dans le cadre évoqué. Pour certains réalistes, dont une partie des scandinaves et spécifiquement Alf Ross, la science du droit doit donc participer de l’objectivité et dès lors être construite sur le modèle des sciences de la nature, la physique en premier lieu.
Pour d’autres universitaires qui ne se définissent pas comme positivistes, la science du droit au sens de « discipline universitaire » est un discours académique, produit par des enseignants – chercheurs et peut tout à fait contenir des jugements de valeur, par exemple une analyse du droit positif assortie de propositions d’amélioration de dispositions constitutionnelles, législatives ou réglementaires ou la critique plus ou moins frontale de la portée d’une décision juridictionnelle. Conséquemment, le discours académique (tel que défini ci-dessus) ne saurait être objectif et n’exprime que – strictement – la subjectivité de l’auteur qui le produit (le discours peut être pertinent d’un point de vue politique mais il ne saurait, du point de vue des positivistes, être qualifié de scientifique).
La neutralité du chercheur est-elle possible et souhaitable ?
La question sur le caractère souhaitable de la neutralité impose un jugement de valeur de ma part : la neutralité du chercheur dans sa démarche professionnelle – à savoir la mise en place d’hypothèses, de protocoles empiriques de vérification et de formulation de conclusions – est évidemment souhaitable de mon point de vue car elle est théoriquement consubstantielle à l’office du chercheur. Sans cela, le chercheur n’en serait donc plus un et ses travaux (qui n’en seraient plus) relèveraient du simple discours d’opinion.
La neutralité est possible dans la concrétisation des protocoles précédemment évoqués. Elle ne l’est pas, en revanche, dans les conclusions car ces dernières, qui imposent de porter un regard sur les faits, impliquent une interprétation du chercheur donc une forme de subjectivité (tout comme le choix des méthodes qui supposent, en amont d’une expérience, une nécessaire subjectivité). Que le chercheur, par exemple en physique des particules, ne porte pas un regard politique ou moral sur le comportement de particules élémentaires dans un référentiel spécifique n’est pas synonyme de neutralité, mais seulement de neutralité politique ou morale : il conserve une part de subjectivité dans son appréhension des phénomènes observés (comme dans le choix de ses méthodes utilisées pour mener son expérience).
Donc la neutralité au sens de l’objectivité absolue (pléonasme j’en conviens) n’est pas un phénomène réel dans les travaux scientifiques. Ce qui n’est pas un (réel) problème au demeurant car les avancées scientifiques s’accommodent de cette subjectivité inhérente à toute activité humaine.
Quelle place les méthodes occupent-elles dans votre démarche de chercheur ?
Il faut tout d’abord définir quelle(s) méthode(s) sont visées ou utilisées pour répondre à cette question. Plusieurs méthodes sont critiquées dans le domaine des sciences sociales (mais également dans le domaine de la physique ou de la biologie), précisément pour leur absence de précision, leurs lacunes ou leur portée.
Dans le domaine de la recherche juridique, j’applique les critères de la théorie réaliste de l’interprétation et plus globalement de l’empirisme en m’attachant à décrire uniquement le droit positif et ses modalités de création. La méthode est donc centrale et tout travail scientifique procède de cette dernière.
Pourriez-vous présenter un exemple de recherche, idéalement issue de vos propres travaux, pour illustrer les enjeux et les tensions autour de l’objectivité et de la neutralité dans votre discipline ?
Un exemple récent de tensions issues de mes travaux peut être trouvé dans le contentieux des produits phytopharmaceutiques et de leur dangerosité sur l’environnement au sens large. La description du droit positif amène irrémédiablement un sentiment de lacunes du droit à protéger tant la santé humaine que les autres organismes vivants.
La neutralité du chercheur impose de mettre au jour ces lacunes sans formuler de jugement de valeurs quant à leurs implications, c’est-à-dire la destruction massive de la biodiversité – certains diront que c’est ici un jugement de valeur de ma part et ils auront raison, mais ce billet n’est pas un travail scientifique-. Cet exercice est compliqué car la frontière entre description et prescription, au-delà de la tentation de la franchir pour mobiliser une opinion apathique sur ce sujet, est parfois difficile à identifier.