Arnaud Buchs, Maître de conférences en économie à Sciences Po Grenoble et au laboratoire GAEL
Comment définiriez-vous l’objectivité dans votre discipline ?
Tout d’abord, poser la question de l’objectivité en SHS ne doit pas laisser supposer que seules les SHS seraient sujettes à des critiques en termes d’objectivité et de controverses à propos de l’administration de la preuve. Cette question est inhérente à toute activité scientifique : les sciences sont des corpus de savoirs imparfaits et limités (par nos capacités cognitives, les techniques et les connaissances qui constituent « l’état de l’art » et des controverses à un moment donné, etc.) et dont un des moteurs d’évolution est le doute. À ce titre, il est possible selon le physicien Antoine George d’étendre à la science en général ce que Socrate disait à propos de la philosophie comme « école du doute ».
Cependant, une des particularités des SHS tient à la difficulté (sinon l’impossibilité) pour le.la chercheur.se (qui plus est enseignant.e) d’adopter un point de vue « de nulle part », en s’alignant sur ce qu’Arendt appelle la pensée « au point d’Archimède ». En effet, l’analyste fait partie du monde social analysé, si bien que « nous avons affaire, dans les sciences sociales, à une interaction complète et complexe entre observateur et observé, entre sujet et objet ».
Dès lors, plutôt que d’objectivité, je préfère parler d’objectivation, afin d’insister sur l’idée de processus, et donc d’exigence continue, qui doit accompagner la démarche scientifique : « c’est l’objectivation qui domine l’objectivité ; l’objectivité n’est que le produit d’une objectivation correcte » disait Bachelard. Cette exigence continue implique a minima, d’une part, d’avoir conscience des limites de sa propre démarche, autrement dit, d’envisager les biais introduits en particulier par la méthodologie choisie et l’ancrage théorique sous-jacent ; d’autre part, d’en faire état.
En effet, l’objectivation est un processus et ce processus est collectif : « l’objectivité ne peut se détacher des caractères sociaux de la preuve. On ne peut arriver à l’objectivité qu’en exposant d’une manière discursive et détaillée une méthode d’objectivation ». Pour le dire plus simplement, l’objectivation s’appuie sur un « état de l’art » constitué collectivement et qui prévaut à un instant donné, et y participe par la possibilité pour les pairs de s’y référer, de l’étayer ou de la réfuter. Dans tous les cas, cette objectivation doit être « fondée sur des institutions sociales », au premier rang desquelles figure l’évaluation par les pairs. Celle-ci s’impose notamment dans les instances collégiales telles que le Conseil national des universités et au moment de la publication des recherches : par exemple, dans la plupart des revues dites « à comité de lecture », l’évaluation des articles se fait « en double aveugle » où les auteur.e.s et les évaluateurs.trices sont réciproquement anonymes les un.e.s pour les autres.
Cette exigence continue et collective d’objectivation est d’autant plus importante en SHS que les mondes sociaux sont en premier lieu caractérisés par leur extrême complexité, laquelle est exacerbée par une « incertitude radicale » qui se distingue du risque probabilisable et qui signifie que le futur n’est pas prédictible. Autrement dit, comme le note Bergson : il n’y a pas d’« armoire aux possibles » : « c’est le réel qui se fait possible, et non pas le possible qui devient réel ».
Au final, l’incertitude ajoutée aux biais propres aux SHS (relations entre sujet et objet) renforcent l’exigence continue et collective d’objectivation. Elle implique nécessairement une démarche réflexive quant à ses pratiques, mais également quant aux pratiques collectives de recherche et d’enseignement. Je pense que cet effort réflexif et de transparence vis-à-vis de l’incertitude liée à toute démarche scientifique (et qui appelle certainement à plus d’humilité) est indispensable pour accroître la confiance des citoyens.nes vis-à-vis des scientifiques, et en premier lieu vis-à-vis des économistes dont la crédibilité est fortement questionnée si l’on en croit Esther Duflo, alors même que « la plupart des questions importantes aujourd’hui sont des questions économiques fondamentales » (enjeux de transitions écologiques et d’inégalités par exemple).
La neutralité du chercheur est-elle possible et souhaitable ?
En premier lieu, faire de la recherche (et de l’enseignement) c’est être convaincu.e par l’idée qu’expliquer c’est avant tout chercher à comprendre, et que la production/diffusion de connaissances ainsi que les controverses scientifiques sont les meilleurs remparts face à toute forme d’obscurantisme. C’est donc être engagé.e !
La question de la neutralité pose néanmoins la question de la posture de recherche et implique au moins deux débats. Un premier débat relatif aux rapports vis-à-vis des faits, et qui oppose de manière schématique, d’une part le positivisme « à la Comte » pour qui « une science ne devient positive qu’en se fondant exclusivement sur des faits observés » qui se traduit par l’idée que les faits sont porteurs de leur explication, la recherche consistant ainsi à « révéler » des relations, des invariants, voire des lois ; d’autre part, le constructivisme « à la Kant » pour qui : « les objets ne nous sont nullement connus en eux-mêmes et que ce que nous appelons objets extérieurs ne correspond à rien d’autre qu’à de simples représentations » (1787 : 45), démarche pour laquelle il convient de distinguer l’objet en soi (le réel) et les représentations qualifiées de « phénomènes » : « ce sont seulement ces derniers qui sont observés (le réel en soi nous restera toujours inconnu). Ce sont des constructions » … maudite caverne !
Le deuxième débat est relatif à l’enjeu de la démarche scientifique : il s’agit de la distinction entre une approche normative (« ce qui devrait être ») (pour laquelle la question de la neutralité ne se pose pas) et une approche positive (expliquer « ce qui est »). Pour autant, une analyse positive ne se confond pas avec une analyse positiviste en ce sens que l’on considère que les faits ne sont pas porteurs de leur propre explication et que toute explication est d’ordre théorique. Le critère d’exigence devient celui de la pertinence, c’est-à-dire de la capacité d’une théorie à expliquer le réel. L’explication passe alors par la spécification de « catégories » (concepts) et/ou l’adoption d’hypothèses plus ou moins réalistes (par exemple qu’il est possible de décrire le réel en le simplifiant, ne serait-ce que momentanément, en vertu de la clause ceteris paribus / toute chose égale par ailleurs). Ces deux types d’approches ne s’opposent pas nécessairement : il est tout à fait possible d’envisager de les coupler et de prolonger une approche positive par des recommandations.
Comme tout citoyen, les universitaires sont des « esprits institutionnalisés » — c’est-à-dire pétris d’expériences personnelles et professionnelles multiples —, à la rationalité limitée (toutes les informations ne sont pas disponibles et les capacités cognitives pour les traiter sont limitées). Aussi, même si l’on cherche à « suspendre son jugement », il n’en reste pas moins que les pratiques de recherche relèvent de choix relatifs aux objets (qui conduit par exemple à consacrer sa recherche — et ses enseignements — aux enjeux écologiques), à la formulation de la question de recherche, aux méthodes, aux catégories conceptuelles et aux cadres théoriques, eux-mêmes marqués par des controverses antérieures et/ou en cours qui contribuent à les faire évoluer (quitte à en révéler leur relative contingence).
Gunnar Myrdal insiste sur cette idée de choix : « les évaluations sont toujours en nous. La recherche désintéressée n’a jamais existé et ne pourra jamais exister. Avant les réponses, il faut des questions. Il ne peut y avoir de point de vue qu’à partir d’un point de vue. Dans les questions posées et le point de vue choisi, les évaluations sont implicites. Nos évaluations déterminent nos approches d’un problème, la définition de nos concepts, le choix de nos modèles, la sélection de nos observations, la présentation de nos conclusions — en fait, toute la poursuite d’une étude du début à la fin ». Que l’on souscrive ou non à cette idée, je pense que l’exigence relève avant tout de la transparence quant aux choix effectués et donc, remet au centre la question de l’objectivation.
Quelle place les méthodes occupent-elles dans votre démarche de chercheur ?
En premier lieu, je pense que la vivacité (et donc la pertinence) d’une discipline (et de la science en général) implique du pluralisme méthodologique et théorique. À ce titre, mes recherches mobilisent des méthodes variées. D’une manière générale, elles articulent une approche en économie écologique et institutionnaliste et le recours au terrain (Espagne, Maroc, Suisse, Australie, Alpes) et portent sur l’analyse des règles et des politiques qui encadrent les ressources en eau et leurs usages.
Par exemple, une recherche récente relève d’une approche positive et s’appuie notamment sur des outils quantitatifs (en l’occurrence la lexicométrie ou statistique textuelle) afin de caractériser le champ de l’économie écologique de l’eau par l’étude des publications sur l’eau, entre 1989 et 2017, dans cinq revues internationales à comité de lecture. Cette recherche met à l’épreuve une partition du champ et insiste sur l’apport du pluralisme.
Une autre recherche, toujours positive, m’a conduit à mobiliser cette fois des méthodes qualitatives (en l’occurrence des entretiens avec des usagers et les gestionnaires de la ressource en eau, ainsi qu’un travail sur sources documentaires tels que les documents de planification, les prises de position émises lors des mises en consultation, les archives, etc.). Cette recherche mobilisait des outils théoriques en économie institutionnaliste pour appréhender le pluralisme des valeurs. Elle consistait en une approche généalogique de la loi sur l’eau dans le Canton de Fribourg (Suisse) et visait à révéler la nature des compromis qui ont conduit, en une dizaine d’années, à la version de la loi finalement adoptée.
C’est notamment sur cette base que avons initié une recherche avec des collègues visant à proposer un cadre méthodologique pour accompagner les acteurs en charge de projets environnementaux, afin de leur permettre d’appréhender et de spécifier les conflits susceptibles d’émerger entre les acteurs et ainsi d’adapter les processus participatifs indispensables à la prise de décision environnementale. À ce titre, cette recherche est au croisement d’approches positives (comprendre ce qui est) et normatives (accompagner le changement).
Sans tomber dans le « méthodologisme » (« chasser une mouche avec un marteau ») je pense que la qualité d’une recherche s’apprécie notamment par son effort de réflexivité méthodologique. Mon attention portée aux méthodes est renforcée par ma conviction quant aux apports de l’interdisciplinarité pour appréhender des objets complexes, notamment ceux liés aux enjeux écologiques. En effet, « l’interdisciplinarité exacerbe la nécessité d’une démarche réflexive » : « à l’amont, cette attention amène à accroître la transparence des modes d’objectivation des savoirs co-construits sur la base d’apports disciplinaires pluriels ; en aval, elle contribue à renforcer la responsabilité de tout organisme ou organisation appelé à évaluer la recherche interdisciplinaire (telle qu’une revue interdisciplinaire, par exemple) vis-à-vis de la communauté scientifique et de la société en général ». Afin de dépasser la polysémie des termes pluri-, inter-, et trans-disciplinarité, et afin d’accompagner cet effort réflexif d’objectivation, nous avons par exemple développé avec des collègues un outil pour qualifier des « registres d’interdisciplinarité ».
Enfin, mon attention quant aux méthodes est également renforcée par mon implication depuis plusieurs années au sein du comité de rédaction de la revue à comité de lecture Développement durable et territoires, dont je suis devenu récemment co-rédacteur en chef. L’effort d’objectivation (et donc de transparence) des auteurs.trices quant aux méthodes et cadres théoriques/conceptuels mobilisés est un des premiers critères retenus pour décider de mettre en lecture (en double aveugle) un article suite à sa réception. Cet effort de transparence est symétrique et le processus éditorial est clairement énoncé par la revue, comme le recommande notamment l’INSHS du CNRS.
Pourriez-vous présenter un exemple de recherche, idéalement issue de vos propres travaux, pour illustrer les enjeux et les tensions autour de l’objectivité et de la neutralité en SHS ?
Une recherche collective actuellement en cours porte sur la gestion en commun des ressources en eau dans les Alpes et porte plus spécifiquement sur les usages de l’eau dans le périmètre de la réserve naturelle des Hauts Plateaux du Vercors (projet COMEWA : COmmons in Moutains. Enforcing Water security in the Alps, ANR-15-IDEX-02 / Zone Atelier Alpes).
Cette recherche questionne la capacité de la gestion en commun — à savoir des modes de gestion qui ne relèvent ni de la coordination centralisée (gestion planifiée ou administrée) ni de la coordination décentralisée fondée sur des droits de propriété privée et le marché, et particulièrement théorisés par Elinor Ostrom, prix Nobel d’économie en 2009 — à contribuer à renouveler la gouvernance de l’eau en territoire de montagne et à la rendre plus durable et adaptative en contexte de changements climatiques via une meilleure coordination des usages et des ressources en eau.
Cette recherche est enthousiasmante mais bouscule en partie mes habitudes de recherche. Elle conjugue, d’une part, une analyse des modalités de coordination relative aux usages de l’eau, volet en droite ligne de mes recherches depuis ma thèse ; d’autre part, un volet qui m’est plus inhabituel, et qui relève de l’accompagnement des acteurs pour modifier, si besoin et de la manière dont ils le souhaitent, les modalités de gestion actuelles. À ce titre, cet aspect de la recherche peut être qualifié de recherche-action et implique le chercheur ou la chercheuse d’une manière tout à fait différente. En effet, il est certain qu’il est différent d’analyser un phénomène a posteriori, à froid, que d’échanger directement avec les acteurs qui y participent !
Pour autant, cette implication ne se fait pas sans précaution méthodologique, que ce soit lors de la phase de recueil et de traitement des données que pour la phase d’accompagnement à proprement parler, et s’appuie sur des ressources méthodologiques — et surtout des compétences de collègues impliqué.e.s dans le projet — relatives à l’aide à la décision environnementale, aux méthodes délibératives, etc. Là encore, l’objectivation de la démarche est primordiale !