Amélie Artis, Maîtresse de conférences en économie à Sciences Po Grenoble et au laboratoire Pacte
Comment définiriez-vous l’objectivité en sciences sociales ?
L’objectivité en sciences sociales représente le cap du navigateur : un objectif à atteindre et un moyen de se dépasser. Si l’on revient sur le travail de définition, l’objectivité suppose une indépendance entre le sujet pensant et l’objet étudié, elle suppose une représentation fidèle des phénomènes observés et elle induit l’impartialité. Mais le sujet pensant choisit son objet selon des critères multiples et les représentations qui sont des construits sociaux influencés par le parcours de vie des individus, par les théories et par les structures institutionnelles. Il s’agit donc d’une tension constitutive de la recherche face à laquelle le chercheur doit trouver un équilibre.
L’objectivité est alors un processus qui guide et accompagne le chercheur tout au long de ces recherches et qui se matérialise de plusieurs façons. D’abord, il s’agit de mettre de la distance avec son objet afin de ne pas être dans une posture de militance et d’éviter les conflits d’intérêt. Ce point est crucial pour maintenir les frontières entre la recherche académique et les recherches intéressées. Puis, l’objectivité a pour mission de nourrir le doute et l’esprit critique du chercheur, ce qui représente un fondement de son éthique et de sa déontologie. Enfin, l’objectivité a vocation à favoriser le dialogue en permettant la reproductibilité et la comparabilité des résultats des recherches.
La neutralité du chercheur est-elle possible et souhaitable ?
La neutralité représente une posture professionnelle et un principe éthique. Comme posture professionnelle, elle suppose des compétences pour le chercheur, celles-ci sont autant des connaissances méthodologiques que des savoir-faire et savoir-être. Elle suppose aussi un effacement de la personne au profit de la posture de chercheur. La neutralité n’est pas recherchée pour elle-même, elle constitue un fondement de la profession de chercheur, partagée par l’ensemble de la communauté professionnelle et constituant une caractéristique spécifique. Bien sûr, elle est aussi source de débats intenses et érudits au sein de la communauté.
Comme principe éthique, la neutralité impose au chercheur d’expliciter son identité et ses représentations et elle l’oblige à mettre tout en œuvre pour prendre de la distance par rapport à celles-ci. En effet, la spécificité du chercheur est bien de déconstruire les idées reçues, les stéréotypes, les raccourcis et les simplifications afin de permettre à chacun et à tous de mieux comprendre, interpréter et agir. Cependant, la neutralité n’est ni spontanée, ni naturelle car elle ne peut se détacher de la personne qui la pratique. En effet, le chercheur est un sujet pensant avec une identité qui repose sur plusieurs caractéristiques comme le genre, la race, les croyances, l’éducation, le milieu social. Le chercheur est aussi influencé par son parcours de vie, par ses représentations et par son environnement. Malgré ce fait, le chercheur doit douter, prendre en considération tous arguments théoriques et empiriques sans jugement et sans parti pris. Les méthodes sont alors l’outil pour tendre vers cette neutralité, bien plus utopique que réelle.
Quelle place les méthodes occupent-elles dans votre démarche de chercheur ?
Les méthodes constituent le phare pour le chercheur, lui permettant de s’orienter, de s’éclairer dans la pénombre, et de maintenir le cap. En économie sociale, et dans plusieurs autres sciences humaines, il existe une tradition pour les méthodes dites participatives, et en particulier les recherches actions. Le champ des démarches de recherche-action se caractérise par une pluralité d’approches, qui ont en commun de créer des liens, autour d’un projet de recherche, entre acteurs et chercheurs. Ces méthodes s’appuient sur une posture et une démarche particulière, mais encore peu répandue en France en sciences économiques. Elles sont complexes à mettre en œuvre, dans la mesure où elles modifient profondément les postures instituées entre chercheurs et acteurs. Pour les universitaires, ces méthodes participatives supposent une remise en cause de la séparation traditionnelle entre le chercheur – le sachant et l’acteur de terrain – l’objet de la recherche. D’autre part, pour les acteurs, elles impliquent un engagement dans une démarche scientifique, c’est-à-dire avant tout une prise de recul critique sur leurs actions professionnelles quotidiennes.
Dans le champ d’économie sociale, la recherche-action s’inscrit même dans une tradition de recherche singulière où mouvement de pensée et d’action sont élaborés conjointement, notamment pour nourrir le processus démocratique animé par les sociétaires qui jouent un rôle central dans les organisations associatives et coopératives notamment. Cette tradition s’est incarnée dans la création de collèges coopératifs, mais aussi dans une tradition de recherche incarnée par des auteurs sur la coopération qui sont autant des acteurs que des chercheurs, qu’ils soient statutairement des chercheurs universitaires ou des acteurs de terrain. Plus récemment les travaux d’Henri Desroche, chercheur de terrain et théoricien de la coopération ont contribué à nommer et qualifier la recherche-action d’origine coopérative.
Cette tradition irrigue aujourd’hui une posture méthodologique dans les recherches en économie sociale qui se fonde sur plusieurs idées. L’expérience et l’expérimentation sont à la base de la conceptualisation ; une diversité d’acteurs, chercheurs et non-chercheurs, participe à la coproduction de connaissances utiles dans l’action ; la prise en compte et la valorisation des savoirs expérientiels et la reconnaissance de ‘chercheurs-acteurs’ non-universitaires ; l’observation des pratiques d’action collective engage des individus et des communautés. Aujourd’hui, cette recherche-action est mobilisée pour observer et analyser des phénomènes alternatifs au modèle économique dominant par l’étude des relations non-marchandes (par exemple des relations de réciprocité ou de redistribution).
Pourriez-vous présenter un exemple de recherche, idéalement issue de vos propres travaux, pour illustrer les enjeux et les tensions autour de l’objectivité et de la neutralité en SHS ?
Dans le cadre d’un projet de recherche lauréat de l’Ademe, nous avons analysé les projets d’EnR multi acteurs. Au regard de la complexité, de la singularité et de la nouveauté de cet objet d’étude, il nous est apparu nécessaire de construire une démarche d’enquête associant plusieurs modalités d’intervention. Nous avons croisé des dispositifs empiriques de nature quantitative (questionnaire et analyse de base de données), qualitative (entretiens semi-directifs) et participative (ateliers de recherche-action participative). Ce travail a donc mobilisé plusieurs méthodologies d’analyse des données sur un même espace-temps, associant des chercheuses, des consultants-chercheurs et des acteurs, qui pendant plusieurs mois ont croisé leurs approches disciplinaires et leurs expériences professionnelles et scientifiques de façon complémentaire.
Nous avons pu suivre la validité de notre recherche selon trois angles : interne, externe et de construction. La validité interne fait référence à la pertinence des données recueillies et à la plausibilité des explications qui en découlent : à quel point les données recueillies permettent d’expliquer le phénomène étudié ? La richesse de notre protocole et notamment le croisement qualitatif, quantitatif et participatif a permis d’introduire un grand nombre de variables et de facteurs dans l’analyse.
La validité externe représente la robustesse d’un phénomène en dehors du cadre de l’étude : les résultats obtenus sont-ils généralisables à d’autres populations et d’autres contextes que celui qui caractérise les observations ? Quelle est la valeur prédictive des observations ? Ce critère est moins bien assuré, par la dimension émergente et expérimentale et du faible nombre de projets en exploitation à ce jour.
La validité de construction définit à quel degré les observations effectuées dans la recherche reflètent les concepts théoriques qui sont testés : les facteurs tels qu’ils ont été introduits et estimés (actions empiriques) constituent-ils une bonne traduction des concepts qu’ils incarnent ? Les acteurs mobilisés durant la recherche (équipe, partenaires, comité d’orientation, participants aux ateliers, etc.) reflètent la composition des écosystèmes d’acteurs des projets étudiés. Nous avons aussi été vigilant sur certains biais d’enquêtes courants dans la plupart des protocoles empiriques. En effet, pour commencer, on peut citer les biais déclaratifs courants dans tout dispositif empirique : biais stratégique, surévaluation, auto-représentation, etc. Le biais de partialité est généré par l’enquêteur lui-même qui, en cherchant un résultat, anticipe ce dernier et obtient des résultats plus proches de ce qu’il anticipait.
Sur les aspects de recherche, nos méthodes ont permis de co-construire des données qualitatives et quantitatives traitées par des méthodes mixtes d’analyse, d’analyser les dispositifs construits et leurs impacts par un travail réflexif, et de produire de l’analyse partagée autour de recommandations. Sur les aspects opérationnels, nous nous sommes appuyés sur ces méthodes pour comprendre la démarche de coopération ; identifier les freins et leviers profonds ; faire émerger des scénarios ; se doter d’outils d’auto évaluation des projets ; esquisser un plan d’actions ainsi que des recommandations ; identifier les critères de caractérisation et de différenciation des projets; souligner des spécificités régionales (contexte, émergence, moteurs, pratiques, etc.).