Yves Schemeil, Professeur émérite de science politique à Sciences Po Grenoble et au laboratoire Pacte, @YvesSchemeil
Comment définiriez-vous l’objectivité en sciences sociales ?
Quand on choisit un objet pour le changer, comment éviter de s’en tenir à l’explication qui plait le plus sans être la plus vraie ? En convertissant ce sujet en objet, donc en « l’objectivant ». Ce qui veut dire : le tenir à distance de soi. Plus on est séduit par un thème de recherche plus l’on doit se méfier de l’attrait qu’il exerce. On doit toujours se demander si, au-delà d’une satisfaction personnelle, l’étudier génèrera vraiment des connaissances nouvelles.
Il en découle qu’à la différence de l’objectivité, un stade atteint à un moment donné, l’objectivation est un processus jamais fini qui conduit à ne rien tenir pour acquis. Surtout pas les relations de causalité les plus évidentes, celles qui s’imposent en premier à notre esprit. Plutôt que des hypothèses testables, ce sont souvent des postulats indémontrables adoptés avant même de se mettre au travail.
Les adeptes de lois si générales qu’elles semblent applicables à tous les cas se contentent souvent d’objectivation réduite. Dès qu’une observation semble « prouver » une explication passe-partout, la voilà adoptée. Les explications globales auxquelles je pense nous viennent de Marx, Bourdieu, Foucault. Traduites en toutes langues, mises à toutes les sauces, on les utilise partout sans douter de leur validité dans des contextes pour lesquels elles n’ont pas été pensées. Une transposition aussi artificielle, parfois même purement déférente et totémique, échappe aux canons de l’épistémologie.
Le manque d’intérêt pour l’objectivation a de graves effets sur la qualité de nos recherches et leur utilité sociale. D’abord, nous risquons de nous tromper sur l’origine réelle d’un phénomène en nous arrêtant trop tôt dans la recherche de causes, décidant arbitrairement de ne plus douter de nos résultats tout en sachant pertinemment que personne ne refera notre raisonnement ou ne travaillera sur les mêmes données que nous.
Tenir à distance de soi un objet que l’on a souvent choisi d’étudier parce qu’on le croit proche évite de se laisser berner par des relations de cause à effet que nous ne testons plus dès lors que nos premiers résultats confortent nos conjectures. Pourquoi aller plus loin ? Parce que l’on ne peut se contenter de présumer le poids des « suspects habituels » – le niveau de vie, le niveau d’éducation, l’héritage familial, etc. Les « riches » qui sont aussi « dominants » n’existent que dans la sociologie de bibliothèque. Dans la vraie vie il y a différentes formes de capital (pour parler comme James Coleman) et différentes sphères d’injustice (pour paraphraser Michael Walzer).
Il faut donc s’assurer de n’avoir négligé aucune piste au lieu de nous accrocher au premier résultat venu parce qu’il nous arrange. Nous ne devons pas nous arrêter quand nous commençons à craindre, en continuant de chercher, d’en trouver un qui perturbe nos convictions.
La neutralité du chercheur est-elle possible et souhaitable ?
On ce croit scientifique quand on ne juge pas ses sujets de recherches, ne prenant parti pour aucun. Weber n’en attend pas autant de la « neutralité axiologique » – une expression fréquemment entendue qui fait toujours son effet bien que personne ne sache exactement ce que « axiologique » signifie ou pourquoi l’adjectif est systématiquement accolé au substantif.
Le grand Max n’a jamais écrit que nous pouvions traiter criminels ou humanitaires avec un même détachement. Nous ne défendons pas une personne accusée quelles que soient les fautes qu’on lui reproche, juste par respect pour ses droits ! Ce que nous pouvons évaluer, c’est la cohérence entre les buts poursuivis et les moyens employés. Voilà pourquoi l’adjonction du mot « axiologique » est utile : ce mot tiré du grec axios désigne les buts que les gens fixent à leur action : les terroristes visent à tuer le plus de civils possible tandis que la médecine de guerre tente d’en sauver autant qu’elle peut – on voit bien où iront nos sympathies, mais ce penchant ne devrait pas nous empêcher d’expliquer le comportement de gens antipathiques.
Selon Weber, nous devrions considérer ces objectifs individuels sans les qualifier de « bons » ou de « mauvais ». Cette attitude de principe lui est dictée par sa « sociologie compréhensive » : il veut savoir pourquoi et comment nous prenons nos décisions, les buts poursuivis en amont déclenchant nos actions en aval. Nombre de politistes s’y essayent tout en brandissant Le savant et le politique à bout de bras. Pourtant, nous ne sommes jamais en situation de juger d’un acte sans connaître les croyances dont il découle. On peut certes louer la résistance à l’oppression d’un gouvernement illégitime, comme en Syrie ou au Myanmar. Mais cela ne nous permettra pas de savoir pourquoi leurs dirigeants ont choisi cette option. Nous devons plutôt nous assurer d’avoir dressé la liste complète de tous leurs mobiles.
Nous devons rester neutres sur les buts poursuivis, pas sur les personnes espérant les atteindre. La leçon de Weber, c’est que l’obstacle à une explication des phénomènes sociaux c’est l’éthique (un mot auquel il a toujours préféré celui d’ethos).
Quelle place les méthodes occupent-elles dans votre démarche de chercheur ?
Une place majeure ! Je les ai presque toutes utilisées en combinant qualitatif et quantitatif. Déterminer ce qu’est un « fait » requiert une conceptualisation précise, une immersion profonde, des mesures faites à l’aide d’outils efficaces (on ne cesse d’en inventer). Partir d’un protocole de recherche et le suivre aussi loin que l’on pourra est essentiel. Consolider la montée en généralité grâce à la comparaison de cas est incontournable. J’ai toujours essayé d’être contre-intuitif et de tester mes conjectures à l’aide d’outils adaptés à mes objets. J’ai donc combiné l’analyse de sources primaires faites avec un grand respect pour les textes, l’usage des chiffres, les enquêtes de terrain incluant le recueil de données par entretiens sélectifs ou massifs et une expérience ethnographique durable permettant de contrôler mes idées.
Prenons un exemple. Après l’afflux massif de réfugiés syriens venus s’ajouter aux populations des camps palestiniens, puis une grave explosion qui a tué et blessé des centaines de gens en jetant à la rue des milliers d’autres, enfin une crise économique et financière interminable, comment expliquer le maintien au pouvoir de la classe politique libanaise ? Les explications usuelles ne sont qu’en partie utiles : oui, les rapports de classe ou de domination sont des jeux à somme nulle, ce que gagnent les uns est perdu par les autres ; oui, les élites ne peuvent se permettre de quitter le gouvernement car elles perdraient tout (impunité incluse). De quoi donner raison à Marx et à Bourdieu, respectivement.
Pourtant, la lutte des classes et celle des places ne peuvent expliquer à elles seules un accaparement de ressources aussi massif qu’au Liban. Pour l’expliquer il faut recourir à d’autres paradigmes, comme le néo-institutionnalisme rationaliste de D. North ou D. Acemoglu : dans un pays divisé, la fragmentation des soutiens oblige les leaders à assécher les ressources dont leurs opposants auraient besoin pour les évincer de leur poste. Les dirigeants les monopolisent alors afin de les redistribuer à leur communauté, une parentèle, ou une clientèle, sans compter sur les services publics (là, c’est l’anthropologie culturelle qui est précieuse). S’approprier un maximum de ressources comme le prédisent les théories de Marx et de Bourdieu ne suffit pas : il faut aussi en priver l’Etat et les autres « piliers » du système. Tant qu’un mécanisme d’imposition progressive ou de fondations caritatives ne permettra pas de mettre en œuvre une justice distributive, il ne faut pas espérer de changement à la tête du pays (à cet instant, nous assistons en direct à l’entrée en scène de la théorie politique, notamment celle de la justice – ce que Jean Leca, féru d’opéras, a appelé « entrée de la duègne », toujours là pour nous rappeler à la norme).
Un article récent joliment intitulé « Bourdieu à Beyrouth » a échoué à prouver le contraire. En montrant que l’éducation ne garantit pas l’ascension sociale (animée par un moteur d’un tout autre genre, le piston, le don/contre-don) l’article conclut à l’absence de « champs » distincts – il n’y en aurait qu’un seul : le champ communautaire. Il conclut donc à l’impossibilité de construire à l’aide de ressources culturelles des stratégies efficaces de renversement de la domination politique.
Des facteurs lourds pèsent davantage sur l’insupportable inertie du système politique. La proportion de résidents du pays par rapport aux membres de sa diaspora tout comme le ratio de Libanais par rapport aux réfugiés sont sans commune mesure avec les pourcentages comparables en Europe. La constitution d’une vraie classe moyenne dès la fin de la guerre civile a un moment fait illusion, confirmant en apparence la théorie selon laquelle il n’y a pas de capitalisme sans petite-bourgeoisie ni de vraie démocratie sans un électorat sincère issus des catégories médianes de la population. C’était sans compter sur « la force civilisatrice de l’hypocrisie » car il n’y a pas une seule personne dans le pays qui n’y bénéficie du clientélisme généralisé. Ainsi, les transformations de la composition sociale du Liban, au lieu de forcer le système à s’ouvrir, l’ont conduit à se replier davantage sur lui-même.
Pourriez-vous présenter un exemple de recherche, idéalement issue de vos propres travaux, pour illustrer les enjeux et les tensions autour de l’objectivité et de la neutralité en science politique ?
Je me suis trompé sérieusement une fois, au début de la guerre du Liban, en 1975. Mes travaux pourtant approfondis (5000 personnes interrogées, d’innombrables enquêtes ethnographiques, une longue expérience de terrain) m’avaient alors convaincu que le conflit serait bref !
Comment ai-je pu m’égarer à ce point ? La réponse est simple : d’une part, je ne voulais pas que la guerre durât, ayant trop de liens avec la société libanaise ; d’autre part, j’avais une bien meilleure connaissance des partis dits chrétiens que des partis dits musulmans. Circonstance aggravante, j’étais persuadé du contraire pour avoir été l’un des rares à enquêter sur les seconds. Bien informé sur les capacités militaires des forces maronites qui me semblaient impressionnantes alors que j’entretenais sans le savoir un préjugé sur l’incompétence stratégique des Palestiniens né de l’incapacité à enquêter auprès de leurs milices, j’ai négligé ces dernières. Pendant qu’elles formaient au maniement des armes les civils libanais musulmans je n’avais d’information fiable sur les rapports de forces que grâce aux enquêtes conduites par deux étudiants de master sur les camps d’entraînement des milices phalangistes. Si j’avais poursuivi mes recherches au lieu de communiquer des résultats provisoires aux cercles de réflexion publics qui m’ont pressé de le faire en France et aux Etats-Unis, j’aurais vite découvert la cause première de la guerre, qui en déterminerait la durée.
Cette cause était démographique : le pays a connu dans les années soixante un exode rural brutal à l’origine des banlieues de Beyrouth. La fécondité des maronites de la montagne a chuté pour assurer l’éducation de leurs enfants au lieu de les destiner à l’armée ou à la police, aux ordres religieux ou à l’émigration. Celle des chiites quittant des zones de culture ingrates s’est maintenue: ils sont restés fidèles à l’idéal d’une famille nombreuse. A terme, la majorité chrétienne devait disparaître : c’est pourquoi la guerre de 1975 a été déclenchée par anticipation – encore gagnable pour les Chrétiens cette année-là, elle aurait forcément été perdue vingt ans plus tard.
Voilà pour le Liban où j’ai séjourné longtemps. Pour ce qui concerne d’autres terrains de recherche, la Syrie où j’ai vécu, l’Irak visité à plusieurs reprises, j’ai beaucoup mieux prévu ce qui s’y passerait. Lorsque, en 1976, Hafez el-Assad passa pour le sauveur du Liban, j’annonçai au contraire que la Syrie le pillerait des années durant afin de combler son manque de croissance interne, lui-même sciemment entretenu pour que les nouveaux riches ne se retournent pas contre le régime. En 2011, alors que dans les milieux académiques spécialisés les jours de Bachar el-Assad étaient comptés, j’ai déclaré qu’il gagnerait la guerre, une certitude née d’une connaissance de l’intérieur de la mobilité sociale ascendante ayant permis aux moins favorisés quelle que soit leur confession de marginaliser les grandes familles urbaines de notables sunnites jusque là dominantes. Quand on donnait Saddam Hussein pour fini en 1991 j’ai déclaré aux médias qu’il survivrait dix ans au moins à l’invasion de son pays. Je l’ai fait en me basant sur l’irrigation de la société irakienne par le Baath, explication qui m’est venue par comparaison avec la dé-soviétisation en cours en Europe et en Russie, mais aussi grâce à une meilleure connaissance des rapports intercommunautaires.
La différence de performance explicative entre le Liban, pays de mes origines où j’ai été au lycée, et ses deux grands voisins où j’étais sans racines, est due à une seule cause : j’avais suffisamment de doutes sur les Baathistes et assez de distance avec leur système de gouvernement pour approfondir mes analyses sur leur résilience, ma proximité avec leurs deux sociétés m’épargnant tout contresens sur les événements. Au Liban, à l’inverse, ma capacité de lecture a été limitée par un excès de savoir, une pointe d’optimisme, et un manque de neutralité. Depuis j’ai élaboré une réflexion de longue durée sur la prospective et les différences entre extrapolation, prévision, prédiction, et scénarisation qu’il serait trop long de détailler ici – la simple énumération de ces notions montre que déduire le futur de ce que l’on croit savoir du présent et du passé est loin d’être simple.
Après avoir commencé mon aventure scientifique par des erreurs de jugement, comment ai-je pu les éviter depuis ? Partout où je suis passé on m’a attribué les cours d’épistémologie des sciences sociales dont personne ne voulait. J’en ai déduit que nous devrions nous inspirer de la physique pour être rigoureux tout en adaptant notre démarche à la singularité de nos objets. Faire de la recherche en astrophysique expose rarement à s’éprendre de son objet – une exoplanète, un trou noir, ou de l’antimatière par exemple. Cela ne dispense pas de poésie pour nommer les corps célestes et les particules étudiées (ma métaphore favorite est « l’inflation cosmique »), mais les risques de se tromper sur l’existence d’une source invisible de rayons gamma ne sont pas accrus par le besoin de les « libérer » de la gravitation.
Malheureusement, objectivation et quête de neutralité demandent du temps. Pressés d’expliquer à de larges audiences ce que nous ne comprenons pas encore nous-mêmes, nous nous rabattons sur ce que nous ont enseigné des personnes auxquelles nous devons notre vocation, formées elles-mêmes aux sciences sociales il y a des décennies. Voilà pourquoi nous aimons tant citer les personnalités éminentes et leurs écrits d’il y a plus d’un siècle. Nommer les morts faute de travailler sur les découvertes supposées des vivants nous dispense à la fois d’objectivation et de neutralité, car les fantômes ont toujours raison.