Séverine Louvel, maîtresse de conférences de sociologie à Sciences Po Grenoble et au laboratoire Pacte, @LouvelSeverine
Comment définiriez-vous l’objectivité en sciences sociales ?
L’objectivité suppose pour moi que les chercheuses et les chercheurs explicitent la manière dont ils.elles construisent, à partir d’un ensemble de données, des connaissances scientifiques dont la validité pourra être discutée collectivement.
Les points communs à la démarche scientifique dépassent ici largement les spécificités qui relèveraient de manières de faire de la recherche dans telle ou telle discipline, ou telle ou telle spécialité des sciences sociales. Toute production de connaissances est liée à un positionnement scientifique: à la fois positionnement théorique (inscrit dans l’histoire de la discipline, dans une école de pensée) et dispositif méthodologique mis en œuvre pour confirmer ou invalider des analyses antérieures, proposer des hypothèses, etc. Les universitaires insistent parfois sur les différences entre positionnements, selon les disciplines. Toutefois, on observe aussi des divergences très grandes entre les domaines d’une même discipline.
À ces positionnements variés correspondent différentes manières d’aborder l’objectivité en science et plusieurs définitions de la validité d’une analyse scientifique. Il ne faudrait pas ici opposer trop hâtivement les sciences dites dures (dans lesquelles, les chercheuses et les chercheurs se mettraient plus facilement d’accord sur des descriptions du monde qu’ils.elles étudient et sur les manières d’établir des faits scientifiques) aux sciences sociales (qui produiraient des analyses incommensurables ou incompatibles sur les mondes sociaux). Une telle opposition – qui recoupe très schématiquement un clivage entre des approches « réalistes » et « constructivistes » ou « interprétatives » des sciences -, est critiquée s’agissant des sciences dites dures comme des sciences sociales.
De plus, cette opposition ne rend pas compte de l’hétérogénéité interne aux sciences sociales, pas plus que de la coexistence de plusieurs manières de définir l’objectivité dans les sciences « dures », selon les appareillages théoriques et méthodologiques des spécialités de recherche. J’illustrerai ce point par une boutade, que j’ai entendu des collègues de sciences dures raconter dans des évènements scientifiques grand public (d’autres exemples ici) : « Un mathématicien, un physicien et un ingénieur voyagent à travers l’Ecosse et voient un mouton noir par la fenêtre du train. “Aha,” dit l’ingénieur, “je vois que les moutons écossais sont noirs.” “Hmm,” dit le physicien, “tu veux dire que certains moutons écossais sont noirs.” “Non,” dit le mathématicien, “tout ce qu’on sait est qu’il y a au moins un mouton en Ecosse, et qu’au moins un côté de ce mouton est noir !” ».
Quelle que soit leur discipline, les chercheuses et les chercheurs doivent expliciter leur positionnement théorique et leurs choix méthodologiques : non seulement dans les articles scientifiques (lus essentiellement par leurs pairs), mais aussi lorsqu’ils présentent publiquement leurs recherches, enfin (et peut-être surtout) lorsqu’ils prennent publiquement position.
Présenter ses cadres d’analyse, la conduite de la recherche et les limites des résultats obtenus, peut être une gageure au vu des formats de la communication grand public, notamment médiatique. Pourtant, tout particulièrement en sciences sociales, donner à voir le rapport à l’objectivité associé à sa démarche scientifique est utile pour démarquer l’analyse scientifique d’autres discours sur le monde social (par exemple, l’essai ou le témoignage). Cela permet aussi de ne pas se poser en porte-parole des sciences sociales (entreprise périlleuse s’il en est) mais bien en tant que producteur.trice d’un discours et d’une analyse située dans celles-ci.
La neutralité du chercheur est-elle possible et souhaitable ?
Que des chercheuses et des chercheurs prennent position dans des débats de société, formulent des reformulations, alertent sur des problèmes, est non seulement possible mais répond également à des attentes sociales fortes vis-à-vis des sciences. Celles et ceux qui s’engagent ainsi doivent veiller à différencier les propos tenus comme citoyen.ne engagé.e de ceux exprimés à partir de leur positionnement scientifique. Il ne faudrait pas supposer que, dans les sciences sociales, ces prises de position auraient souvent du mal à se départir de partis pris (liés par exemple à des opinions politiques, des préjugés socioculturels, ou encore des intérêts), là où, dans les autres sciences, les scientifiques tiendraient aisément les valeurs à bonne distance des faits.
A l’inverse, la sociologie des sciences rapporte de multiples exemples de recherches de sciences dites “dures” qui respectent les canons de l’objectivité scientifique mais dont la démarche est malgré tout pétrie de parti-pris. Je prendrai un exemple tiré des sciences biomédicales. Dans celles-ci, l’étude des influences parentales sur le développement et la santé des jeunes enfants a longtemps accordé une place quasi-exclusive à la mère. Ce n’est que récemment que la recherche s’intéresse au rôle des pères. Pourquoi ce déséquilibre ? Des sociologues des sciences ont montré que les influences maternelles, pour certaines démontrées scientifiquement (notamment, rôle de l’alimentation et du tabagisme pendant la grossesse), ont été explorées tous azimuts à propos d’une multitude de facteurs (entre autres, niveau de stress, “soin maternel”), en raison du rôle supposé prépondérant de la période périnatale (grossesse et deux premières années de vie) sur la santé des enfants, et du rôle prépondérant des mères au cours de celle-ci. Des études épidémiologiques ont été lancées auprès de couples mères-jeunes enfants, sans que des données comparables ne soient collectées sur les pères ou sur des enfants plus âgés. Mécaniquement, elles ont mis en évidence des influences maternelles, justifiant de nouvelles recherches sur les mères, invisibilisant encore davantage les influences paternelles.
Cet exemple montre comment des partis pris initiaux conduisent à des choix de méthodes qui les renforcent, car il n’y a pas de données pour les contester ou nuancer la portée des résultats obtenus. Il suggère aussi que la force de ces partis pris tient à un certain conformisme scientifique qui s’explique par les modalités de validation des connaissances (une connaissance qui confirme l’état de l’art existant a tendance à être plus finalement considérée comme valide, comme le montrent les études sur le biais de confirmation en recherche) comme par l’organisation et le financement de la recherche (il est plus difficile d’obtenir des financements pour des recherches “en rupture” considérées comme plus risquées).
Enfin, on voit dans cet exemple que les scientifiques qui présentent leurs études et en tirent des préconisations en termes d’action publique, n’ont pas toujours conscience que leurs recherches ont été guidées par certains partis pris et qu’ils.elles ne sont pas en capacité d’en parler pour indiquer la portée et les limites. Les sciences sociales sont-elles plus à l’aise avec cet exercice ? Les chercheuses et les chercheurs de ces domaines apprennent, dès le doctorat, à adopter une posture réflexive sur leurs objets. On les convoque parfois pour rappeler à l’ordre leurs collègues des sciences dures qui pratiqueraient une « science sans conscience ». Pourtant, comme le rappellent François Thoreau et Vinciane Despret, la réflexivité n’est pas une vertu dont les sciences sociales seraient dépositaires, c’est une compétence que les chercheurs forgent au gré des expériences mais qui n’est jamais totalement acquise.
Quelle place les méthodes occupent-elles dans votre démarche de chercheuse ?
Les méthodes sont essentielles dans ma démarche : il s’agit de définir et d’utiliser un dispositif méthodologique de recueil et d’analyse des données de la recherche, et de l’articuler à une réflexion d’ordre épistémologique (qui aborde des questions telles que : quel type de connaissances sur le monde social mes matériaux empiriques et ma méthode d’analyse permettent-ils de produire ? Symétriquement, que ne puis-je pas conclure sur cette base ?).
Les sociologues des sciences qui ont observé le travail des scientifiques ont constaté un décalage entre la “cuisine” que l’on fait dans les coulisses (dans les laboratoires, les chercheuses et les chercheurs passent leurs journées à discuter protocoles, données, analyses) et les articles scientifiques qui tendent à gommer les aspérités des discussions méthodologiques, pour restituer les “résultats” validés.
Je me reconnais bien volontiers dans la première partie de leurs observations. Une part très importante de mes activités de recherche consiste précisément à réfléchir à mes protocoles, données et analyses : que ce soit lors des travaux que j’ai réalisés seule, mais aussi les projets collaboratifs que je mène avec des collègues, ou encore lorsque j’encadre des jeunes chercheuses et chercheurs.
Les méthodes sont aussi une composante essentielle de ma « formation tout au long de la vie » en recherche et elles accompagnent voire impulsent l’évolution de mes objets d’étude. Au cours des 10 dernières années, j’ai élargi le panel de méthodes que j’utilise, ajoutant la scientométrie (l’analyse statistique des publications scientifiques) et la statistique lexicale (l’analyse statistique du lexique contenu dans des documents) aux entretiens semi-directifs approfondis et aux observations ethnographiques. Cet élargissement m’a permis d’aborder de nouvelles questions de recherche : par exemple, j’ai développé des travaux sur la circulation publique des promesses scientifiques, grâce à une analyse lexicale de contenus Internet et médiatiques relatifs au domaine “prometteur” de l’épigénétique.
Mais découvrir des méthodes m’a également conduit à traiter différemment de questions scientifiques sur lesquelles je travaillais déjà. En particulier, la scientométrie m’a apporté de nouvelles perspectives, complémentaires à celles qu’offrent les interviews, sur la structuration des domaines scientifiques et sur les politiques de la connaissance qui y sont à l’œuvre (les stratégies que déploient des scientifiques, des institutions, des financeurs, pour définir les savoirs qui comptent et distribuer des ressources matérielles et symboliques).
Certaines publications de sciences sociales tendent, comme dans d’autres disciplines, à passer un peu (trop) vite sur les éléments de méthode. Je regrette que, dans certains articles, la présentation du corpus et de la méthode d’analyse soit reléguée dans une note de bas de page, au mieux dans un court encadré. Les revues de sciences sociales ont ici un rôle à jouer et elles tendent, surtout dans le monde anglophone, à exiger des auteur.e.s qu’ils.elles en disent davantage sur les coulisses de leur travail en décrivant plus précisément leurs méthodes.
Cette évolution est en phase avec ce qui se passe dans bon nombre de disciplines depuis les années 2010 : sous l’effet d’un vif débat sur la faible reproductibilité des résultats expérimentaux (en chimie, biologie, psychologie cognitive -une science cognitive- ou encore psychologie sociale -une science sociale-…), des revues ont établi des “minimum reporting guidelines”, sous la forme de checklists d’informations à inclure dans une annexe méthodologique, adaptées aux méthodes utilisées. Peu contraignante pour les scientifiques, cette initiative facilite grandement la discussion et la critique des recherches publiées.
Pourriez-vous présenter un exemple de recherche, idéalement issue de vos propres travaux, pour illustrer les enjeux et les tensions autour de l’objectivité et de la neutralité en sciences sociales ?
Je ne parlerai pas ici de mes propres travaux mais plutôt de mes activités d’évaluation de projets scientifiques pour le compte de plusieurs financeurs (universités, agence nationale de financement, ministère). Compte tenu de l’importance du financement sur projet de la recherche, ce type d’évaluation occupe une place souvent conséquente dans l’agenda des chercheuses et des chercheurs. J’ai siégé dans des comités interdisciplinaires (sciences sociales, sciences biologiques et médicales et/ou mathématiques et informatique) qui évaluent des projets qui ont une dominante disciplinaire et une composante interdisciplinaire. Le travail de ces comités consiste à recueillir trois ou quatre expertises internes et externes et à en faire la synthèse pour donner un avis global sur le projet et recommander (ou non) son financement.
Ces comités ont été pour moi un lieu d’observation privilégié de la manière dont des chercheurs de différents horizons disciplinaires se mettent d’accord sur la qualité scientifique d’un projet. J’ai retrouvé, dans des comités à très large spectre d’interdisciplinarité, les analyses de G. Mallard, M. Lamont et J. Guetzkow, à propos des difficultés qui traversent le travail de comités interdisciplinaires internes aux sciences sociales : notamment, la forte disparité entre les critères de jugement des membres, la difficulté à savoir jusqu’à quel point faire confiance aux experts qui ne sont pas de son domaine pour évaluer objectivement les projets (et ne pas chercher à privilégier leur discipline). Comment, malgré tout, les membres de ces comités se mettent-ils d’accord sur ce qui définit un bon projet ? Ils adoptent des critères d’évaluation larges (Par exemple, la méthodologie est-elle détaillée ? Les objectifs de la recherche sont-ils clairs ?), compatibles avec une grande diversité d’approches scientifiques. Dans ce contexte, les enjeux et tensions relatifs à l’objectivité scientifique, et les réponses qui y sont apportées, ne m’ont pas paru différer fondamentalement entre les sciences sociales et les autres disciplines.