Martine Kaluszynski, Directrice de recherche au laboratoire Pacte et enseignante à Sciences Po Grenoble
Comment définiriez-vous l’objectivité en science politique ?
La science sociale exige une forme d’abstraction, de mise à distance avec l’objet, d’autant plus nécessaire que nous appartenons à cette société que nous désirons étudier. Cette règle de distanciation n’est pas facile à appliquer car les sciences sociales n’ont pas simplement vocation à décrire mais aussi à analyser, à rendre compte des processus des mécanismes qui expliquent (et qui n’excusent pas) avec possibilité de se tromper car la réalité est fluctuante, mouvante.
L’absence de jugement de valeurs témoigne de ce que doit être une recherche de sciences sociales : le rapport aux valeurs peut orienter vers des choix d’objet, favoriser certaines questions, mais les réponses apportées et les analyses conduites s’opèrent sur la base d’une suspension du jugement (tout en intégrant le rapport aux valeurs des acteurs dans l’analyse elle-même) Les grands sociologues ont beaucoup réfléchi à cette situation. Émile Durkheim pose quelques jalons et en appelle à la sociologie objective, méthodique.
Quand on travaille en historien sur le passé, la distance est (de fait) imposée mais la difficulté est la même. Il faut croiser un ensemble de matériaux pour produire un récit le plus proche du réel à travers l’écriture scientifique. Parce que scientifique, certains la rendent, parfois, jargonnante, descriptive, conceptualisée à outrance, comme si l’objectivité se nichait dans cette austérité technicienne. Or l’écriture scientifique peut être poétique, littéraire, imagée, comme en témoignent des grands auteurs historiens ou sociologues.
L’objectivité en sciences sociales c’est essayer de restituer (et/ou tendre vers) la réalité d’une situation, et non pas la vérité, vérité une et définitive, ceci à l’épreuve du matériau et avec des méthodologies rigoureuses Le travail réalisé passe forcément par le filtre de notre subjectivité, entendue non pas à partir de convictions ou d’idées, mais construite à partir de notre culture, de notre histoire, de notre sensibilité qui jouent un rôle dans la manière de se saisir du matériau, de l’interpréter, de l’écrire. Croire le contraire serait un leurre.
La neutralité du chercheur est-elle possible et souhaitable ?
Je ne crois pas à la neutralité axiologique du chercheur, terme déjà assez incompatible avec les ressorts même de l’être humain. La neutralité axiologique est une sorte d’idéal qui ne rend pas compte du monde scientifique qui a toujours été nourri de controverses qui viennent alimenter, enrichir et faire progresser les situations.
Le terme de neutralité évoque le fait de ne pas juger, de ne pas être dans le jugement de valeur. Effectivement, le point de vue sociologique n’est pas un point de vue normatif porté sur le monde, où devrait ressortir ce qui est bien ou mal, bon ou mauvais. Mais un chercheur a des convictions, des intuitions et même osons le dire parfois une passion à faire ce métier qui l’éloigne de la neutralité.
Max Weber lancera le débat sur la neutralité axiologique en utilisant le terme Wertfreiheit qui est traduit aux États-Unis en 1949 par axiological neutrality. C’est la nécessité de l’élaboration d’un discours scientifique qui soit « autonome par rapport aux valeurs » sans contester l’existence d’un rapport aux valeurs qui oriente le choix de l’objet de la recherche et la méthode en œuvre. Ce concept a fait l’objet de discussions, que ce soit Isabelle Kalinowski, ou Delphine Naudier et Maud Simonet qui font l’éloge de l’engagement des sociologues (Des sociologues sans qualités ?Pratiques de recherche et engagements, La Découverte, 2011), ou encore dernièrement Roland Pfefferkorn qui parle d’une impossible neutralité axiologique.
Le scientifique peut intervenir dans l’espace public, mais celui-ci doit s’en remettre à une « probité intellectuelle » qui implique une réflexivité quant aux relations entre ses valeurs et le travail scientifique et qui exige aussi de préciser aux auditeurs ce qui relève de sa posture de chercheur de celle de citoyen. On peut ainsi également et heureusement intégrer ses engagements à son travail scientifique.
Il est possible d’être un chercheur engagé selon une certaine conception de l’engagement, qui s’appuie sur des choix théoriques articulés. Ne pas croire à la neutralité axiologique, ce n’est pas la refuser et ce n’est pas forcément adhérer à une cause, défendre la nécessité d’une posture « engagée » assumée qui ne distingue pas les prises de position éthiques et politiques et le travail scientifique.
Le chercheur peut avancer avec des intuitions, des convictions parfois, des doutes toujours, des certitudes jamais. C’est en cela que le chercheur arrive non pas à la neutralité mais à une atténuation de sa subjectivité dans la restitution d’un travail scientifique articulé à une règle déontologique exigeante.
Comme pour l’objectivité, la neutralité axiologique n’est pas forcément impossible. La vraie posture à avoir est sans doute de trouver un équilibre fluide et souple entre ce qu’on est (culturellement) et ce qu’on fait (scientifiquement). C’est tout le travail du « métier de sociologue » s’affranchir des présupposés qu’on entend partout, qu’on a nous-même comme agents sociaux et avoir une lucidité réflexive. On peut se référer au magnifique ouvrage de Rose-Marie Lagrave, une auto-analyse intellectuelle montrant qu’on a la nécessité de se ressaisir pour soi-même, pour les autres et les travaux qu’on produit.
Quelle place les méthodes occupent-elles dans votre démarche de chercheur ?
Les méthodes et la rigueur qu’elles nécessitent sont extrêmement importantes, fondamentales, dans le travail de recherche. C’est ce qui distingue profondément d’un travail journalistique, aussi fouillé soit-il. D’ailleurs, ces derniers n’hésitent pas nous solliciter, d’où l’importance d’être extrêmement vigilant à l’usage qui est fait de notre travail par le monde non académique et de réussir à maîtriser jusqu’au bout son expertise.
Toutes les méthodes relèvent, en grande partie, d’un consensus sur leur usage (qui se doit d’être rigoureux, clair dans son énoncé, parfois explicité) qui réussit à fédérer le monde scientifique aussi fragmenté soit-il. Dans les sciences sociales, tous les faits, tous les propos qui sont rapportés doivent être administrés par la preuve. Toute information est forcément sortie d’un ouvrage, d’un entretien, d’un texte et, déformation d’historienne, la nécessité des notes pour accompagner le récit est un élément essentiel à la constitution d’un texte scientifique.
Si la bibliographie est un instrument de travail qui renseigne sur le travail effectué, (et aussi la curiosité intellectuelle de l’auteur), elle doit être ouverte, riche, déborder de son propre objet sans tomber dans l’escroquerie, ni étalage d’érudition excessive mal maîtrisée. Mais les notes sont essentielles, aussi importantes que le texte lui-même. C’est un infra texte qui montre de quelle façon, sur quels supports, références, le texte scientifique s’est construit ; un élément fondamental à la valorisation du travail scientifique et de son architecture. Les notes, témoignage des références utilisées, éclairent les coulisses du travail scientifique. Elles sont l’outil pédagogique indispensable pour le lecteur afin de suivre et de comprendre parfois le chemin intellectuel du chercheur et la manière dont il s’est saisi des matériaux.
Parler aujourd’hui de méthodes et de données, c’est s’interroger sur leurs usages, leurs choix, cerner les recherches qui y sont liées, et par là même s’attaquer, s’attacher à l’essence de la recherche initiée et produite. Parler aujourd’hui de méthodes et de données, c’est s’interroger sur la recherche en œuvre et tout autant sur le métier, ce qui fait son unité, c’est-à-dire l’ensemble des compétences partagées par tous et l’éthique du chercheur.
Pourriez-vous présenter un exemple de recherche, idéalement issue de vos propres travaux, pour illustrer les enjeux et les tensions autour de l’objectivité et de la neutralité en sciences sociales ?
Pour rester dans une dynamique pédagogique, je m’appuierai sur mon premier travail scientifique qui a été fortement discuté non par sur la manière dont il a été traité, ni sur les méthodes, mais simplement sur le choix que j’avais pu faire de mon objet.
Historienne du XIXe siècle, et suivant avec passion les enseignements de Michelle Perrot et Arlette Farge, lectrice de Michel Foucault, j’ai voulu travailler sur la République (la IIIe République), voulant dépasser l’idée républicaine, telle que la définit Cl. Nicolet c’est-à-dire entendue dans sa valeur idéale et eschatologique et ne pas s’intéresser à la seule forme républicaine du régime mais bien à son contenu. Dans cette période (années 80) régnait encore, de façon majoritaire, une histoire très classique portée par les travaux de grands historiens républicains qui reprenaient et creusaient la tradition d’une histoire politique façonnant la mythologie de la République.
J’ai voulu m’intéresser à la question de la police et en particulier aux techniques de maintien de l’ordre comme l’anthropométrie judiciaire, première technique de fichage scientifique et ensuite autour des politiques pénales en France, lois de relégation et de transportation extrêmement sévères. Je montrais l’ambivalence d’un régime naviguant entre ses principes et ses actions, mettant en œuvre des politiques pénales très fécondes oscillant entre prévention (eugénisme, sociétés de patronage) et répression (relégation, transportation) ; les deux principes s’ajustant, se juxtaposant, se complétant parfois ou s’annulant. C’était le choix d’un travail de dévoilement, d’élucidation sur la richesse, la complexité d’un pouvoir en place confronté à la question éminemment politique de la sécurité privée et publique et qui doit résoudre cette question.
Ni sanctifiée, ni sacrifiée ; objet intouchable et disciplinaire, institutionnel et intellectuel mais aussi bien commun, appartenant aux citoyens, profondément politique et affectif, la République pouvait donner à voir autre chose que son récit hagiographique et révéler également sa part d’ombre, sans que cela ne nuise à son essence mais en révèle tous les aspects, respectant ainsi l’intégralité de son projet et de sa philosophie (voir ici ce qu’écrit Michel De Certeau sur l’“opération historique”). Ce choix a été vu, par certains historiens, comme « une détérioration », une dénonciation et une attaque de l’image et donc du récit républicain.
Il y a un va-et-vient entre la discipline et le monde social dont le savant fait partie et auquel il est tenu de rendre des comptes comme à la communauté professionnelle dont il dépend. Le choix de l’objet (et son approche) n’est jamais neutre. L’appréhender de façon décalée peut avoir un coût et met dans une position qu’on peut qualifier, comme l’indique Bastien François, de position du contrebandier. Ce que je suis devenue. Aujourd’hui, cette anecdote semble renvoyer plus à une époque qu’à un débat mais elle montre que les assignations restent vivaces, que la liberté académique est toujours fragile. S’il nous faut préserver et solidifier quelque chose dans les sciences sociales et humaines, c’est sans doute une forme d’honnêteté intellectuelle dans ses choix, ses évaluations, son travail et sa pratique.
J’ai toujours eu une propension personnelle à rechercher le dialogue avec des détenteurs de savoirs différents mais proches, qui se justifie par la conviction profonde de l’intérêt scientifique de travailler aux frontières. L’idée est de favoriser une activité d’importation-d’exportation de schémas intellectuels dans ces zones où les schémas d’analyse construits à partir de sa propre discipline sont questionnés, contestés, confrontés, et finalement enrichis par des concepts, des théories, des observations empiriques produits par d’autres disciplines susceptibles de porter autant de visions du monde différentes. Mais ces fréquentations constamment recherchées doivent s’accompagner d’un souci permanent d’affermissement de sa propre identité disciplinaire, d’une éthique intellectuelle attentive, des concessions parfois mais sans compromission, ceci dans le cadre d’un équilibre à maintenir, qui ne peut se reposer ni sur l’enfermement dogmatique et sclérosant ni sur un œcuménisme pluridisciplinaire permettant de causer sur tout sans véritablement trouver le sens de rien.