Franck Petiteville, Professeur de science politique à Sciences Po Grenoble et au laboratoire Pacte
Comment définiriez-vous l’objectivité en sciences sociales ?
L’objectivité d’un enseignant chercheur est une norme d’éthique professionnelle normalement si ancrée dans ses pratiques qu’il ne doit pas se poser la question en permanence (« suis-je objectif ici ? »). Malgré tout, l’objectivation des faits sociaux analysés suscite une tension irréductible vis-à-vis de toute « dérive » axiologique. En cours, la mise à distance des jugements de valeurs n’évite pas toujours les « relâchements spontanés » dans les débats avec les étudiants. A propos de la politique étrangère de Trump, par exemple, il a pu m’arriver de qualifier celle-ci de « diplomatie de l’épicerie » pour rendre compte de son caractère purement transactionnel (combien coûte aux contribuables américains le financement de l’ONU, de l’OTAN, de l’OMS ? Pourquoi rester dans l’accord climatique de Paris qui pénalise la compétitivité de l’économie américaine face à la Chine ? Est-ce que je peux obtenir un scandale politique impliquant l’affairisme éventuel du fils Biden en Ukraine en échange d’une aide militaire des Etats-Unis à ce pays ?, etc.).
Par ailleurs, la démarche d’objectivation conduit nécessairement à la déconstruction critique de certaines notions du sens commun (politique en particulier). A titre personnel, je ne peux pas parler du terrorisme en cours sans d’abord rappeler le stigmate inhérent à une notion jamais revendiquée par aucun poseur du bombe (lequel sera dira toujours « résistant, martyr, combattant, révolutionnaire », etc.). Je récuse également la notion de « guerre contre le terrorisme » (inventée par Bush après les attentats du 11 septembre 2001) qui place la violence terroriste sur le même plan que la violence militaire, ce qui fait perdre de vue la spécificité du terrorisme comme rapport asymétrique à la violence de la part d’un groupe ou d’un individu qui n’a précisément pas les moyens de faire la guerre – au sens de Clausewitz – à un Etat. Cette confusion des genres entre « guerre » et « terrorisme » ayant toutefois été entretenue par le président Hollande et par de très nombreux commentateurs lors des attentats de 2015, j’ai pu donner aux étudiants l’impression première d’avoir un point de vue partial sur le sujet.
De même, dans mes cours sur les migrations, les notions de « vague migratoire » et de « crise migratoire » me paraissent devoir être systématiquement déconstruites. J’essaie de démontrer aux étudiants qu’il faut plutôt évoquer une « crise de la politique de l’asile » en Europe, que la métaphore de la « vague migratoire » ne correspond à aucune réalité des chiffres, que les enjeux de « sécurité » (dans le continuum couramment établi entre « immigration et insécurité ») se situent très largement du côté des migrants qui meurent en nombre en Méditerranée, qui subissent détention, racket, torture, viols et esclavage (documentés) en Libye, ou qui sont victimes de refoulement (illégal au regard du droit des réfugiés) par des Etats européens (Hongrie, par exemple).
Bref, l’objectivation des faits sociaux suppose une démarche de déconstruction qui peut passer pour subjective. Mais les faits sociaux (internationaux) sont têtus : il suffit alors de les documenter pour objectiver l’analyse.
La neutralité du chercheur est-elle possible et souhaitable ?
Je réponds à cette question sur la neutralité en précisant d’abord que, étant non pas chercheur mais enseignant-chercheur – et de surcroît enseignant généraliste de relations internationales –, je suis d’abord confronté à cette question quand je fais cours sur un très grand nombre de sujets qui, pour beaucoup, dépassent le champ de mes propres recherches, et qui sont donc d’abord nourris par mes lectures.
Sur plusieurs des sujets que j’ai évoqués précédemment, je ne vois pas ce que pourrait signifier être « neutre », sauf à faire preuve d’une complète apathie civique. Je suis par exemple, en tant que citoyen européen, scandalisé que l’Union européenne et ses Etats membres aient abandonné toute opération de sauvetage en Méditerranée ces dernières années. Pour un partisan de longue date de l’intégration européenne, il y a là, pour moi, comme une trahison des valeurs dont l’UE se prévaut dans ses traités depuis des décennies. Parmi les évènements de ces dernières années, j’ai aussi été révolté que les Etats-Unis puissent envahir unilatéralement l’Irak sur des motifs fallacieux, y provoquer au moins 100 000 morts (dont une majorité de civils), y créer le terreau qui a vu émerger l’« Etat islamique » sans que, jamais, G. W. Bush n’ait eu de comptes à rendre aux victimes de cette guerre devant une juridiction internationale. Je pense aussi que Poutine a sur les mains le sang d’un nombre incalculable de civils syriens écrasés sous les bombes de l’aviation russe depuis l’automne 2015.
Evidemment, je ne peux pas dire tout cela de cette manière en cours ni dans les ouvrages ou les articles que j’écris. Mais là encore, les faits sont têtus, et permettent d’objectiver les choses (cf. par exemple, sur la guerre en Syrie, le dossier « César » sur les tortures et exécutions de masses dans les geôles du régime syrien, les multiples vetos posés au Conseil de sécurité de l’ONU par la Russie à l’encontre de toute résolution visant à décréter une trêve humanitaire dans les bombardements, à élucider les responsabilités dans l’utilisation d’armes chimiques, ou à saisir la Cour pénale internationale sur les crimes commis, ainsi que les enquêtes du Conseil des droits de l’homme de l’ONU, la documentation réunie par de nombreuses ONG et journalistes, etc.).
Enfin, sur de tels sujets, j’assume totalement le détour par les théories politiques normatives, en particulier par la doctrine philosophique de la « guerre juste ». Je ne vois d’ailleurs pas comment faire cours sur les guerres sans évoquer les débats – conceptuellement très riches – relatifs aux conditions de légitimation du recours à la violence armée. Sur ce point de jonction entre la sociologie politique empirique et la théorie politique normative, je souscris aux conclusions du beau livre épistémologique de Pierre Favre, Comprendre le monde pour le changer dans lequel, au terme d’une carrière toute tendue vers l’impératif de neutralité axiologique, il invite finalement ses collègues à mettre plus explicitement leur savoir au cœur du débat dans la Cité.
Quelle place les méthodes occupent-elles dans votre démarche de chercheur ?
Avant de parler de mes propres recherches, je dois dire un mot des « relations internationales », dont les méthodes de recherche ne sont pas toujours très valorisées dans les sciences sociales. De fait, le champ de l’international se prête bien à l’essayisme : on ne compte plus les ouvrages publiés sur le terrorisme et le djihadisme depuis vingt ans, écrits par des « experts autoproclamés » en quête de succès de librairie. Certains universitaires jouent également ce jeu : le retentissement mondial de l’essai de Samuel Huntington sur le « choc des civilisations » dans les années 1990 – ouvrage consistant à distordre complètement la conception braudélienne des civilisations pour en venir à dire que l’Islam a du « sang sur ses frontières » avec toutes les autres civilisations – a fait beaucoup de tort à la réputation scientifique de l’étude des relations internationales.
Or l’étude des « relations internationales » (que l’on peut définir comme l’ensemble des relations – coopératives ou conflictuelles – conduites par-delà les frontières étatiques) est en fait ouverte à de multiples disciplines : sociologie, science politique, histoire, géographie, économie, droit, anthropologie, etc. La diversité des méthodes de recherche employées reflète cette diversité disciplinaire. Des politistes font des entretiens avec des diplomates, les juristes font l’exégèse des traités internationaux, les anthropologues font de l’observation participante dans les organisations internationales, les historiens travaillent sur les archives diplomatiques, etc.
Pour en venir à mes propres recherches, la priorité que j’accorde généralement à la pédagogie m’a conduit à privilégier dernièrement l’écriture d’un manuel sur les organisations internationales à destination des étudiants, type de publication pour lequel les questions de méthode ne se posent pas comme pour la recherche empirique.
J’ai néanmoins également coordonné en 2020 un ouvrage collectif sur l’Assemblée générale de l’ONU dans lequel j’ai écrit la partie d’un chapitre visant à analyser le rôle joué par l’Assemblée dans l’orchestration d’un débat international sur le désarmement nucléaire. Il m’a fallu collecter les textes des très nombreuses résolutions adoptées par l’Assemblée sur ce sujet depuis 1945 (une vingtaine par an aujourd’hui sur différents aspects du désarmement nucléaire), les contextualiser aux plans historique et juridique (avis de la Cour internationale de justice sur la « licéité » du recours à l’arme nucléaire, clauses du Traité de non-prolifération nucléaire sur le désarmement), les adosser aux principales théories sur le désarmement nucléaire (scepticisme « réaliste », « tabou nucléaire » pour le constructivisme, etc.), et analyser le débat diplomatique provoqué par le traité adopté par l’Assemblée en 2017, qui interdit la possession de l’arme nucléaire (traité entré en vigueur début 2021), et qui place désormais la France dans une posture de justification défensive de son statut persistant de puissance nucléaire.
Pourriez-vous présenter un exemple de recherche, idéalement issue de vos propres travaux, pour illustrer les enjeux et les tensions autour de l’objectivité et de la neutralité en sciences sociales ?
En relations internationales, il peut exister de vives tensions méthodologiques autour d’un même objet. Sur l’étude des guerres civiles, par exemple, les auteurs quantitativistes cherchent à rendre compte de l’évolution du nombre de conflits armés et de leur « létalité » dans le temps, à modéliser les facteurs « prédictifs » de ces conflits, à établir des corrélations entre la nature démocratique/autoritaire des Etats et leurs propensions mutuelles à la guerre, etc. Inutile de dire que ce type d’approche n’est pas perçu comme très légitime de la part des chercheurs d’inspiration anthropologique pour qui étudier un pays en guerre, c’est séjourner dans le pays ou à proximité, connaître son histoire et sa culture, éventuellement en parler la langue, et surtout réaliser des entretiens au plus près du terrain avec des belligérants ou ex-belligérants, des acteurs humanitaires, des diplomates, etc….
Pour une critique au vitriol de la modélisation des guerres civiles, on lira notamment Adam Baczko et Gilles Dorronsoro. Personnellement, les deux types d’approches me paraissent utiles au débat, à condition de ne pas s’exclure mutuellement. Cela dit, si je cherche à comprendre les enjeux d’un conflit complexe comme celui du Yémen aujourd’hui, j’irai plutôt lire les travaux d’un chercheur du CERI comme Laurent Bonnefoy plutôt que ceux d’un collègue américain qui aura intégré le conflit yéménite à son modèle…
En ce qui concerne mes propres recherches, je peux m’exposer à diverses critiques quant aux biais de ma neutralité et de mon objectivité. S’agissant de mon analyse du rôle de l’Assemblée générale de l’ONU dans la promotion du désarmement nucléaire, les théoriciens de la dissuasion pourraient me reprocher de faire preuve de naïveté et d’insignifiance : à quoi sert-il de s’intéresser à un traité d’interdiction des armes nucléaires qui a toutes les chances de demeurer symbolique dès lors qu’il est rejeté par les puissances nucléaires ? Je réponds que s’il se trouve une majorité de plus de 120 Etats pour conclure ce traité à l’Assemblée générale de l’ONU, cela nous dit des choses sur les orientations de plus en plus critiques de la diplomatie internationale à l’encontre du « club » fermé des puissances nucléaires. Quand des étudiants me demandent alors si la France devrait ratifier ce traité (et donc renoncer à ses armes nucléaires), je reste en revanche dans l’ambiguïté. Certes, un grand pays comme le Brésil se dispense d’armes nucléaires pour assurer sa sécurité. Mais le Brésil n’a pas pour voisin un Etat comme la Russie de Poutine qui ne comprend que le rapport de force (dont la dissuasion nucléaire fait partie).
A l’inverse, quand j’ai critiqué la politique étrangère européenne et l’idée que l’UE incarnerait une « puissance normative » sur la scène internationale, on m’a reproché d’avoir eu la « main un peu lourde » sur l’UE. Rétrospectivement, je pense que le bilan des dix dernières années de « diplomatie » de l’UE, dans sa périphérie notamment (Ukraine, Libye, Syrie, etc.), m’a plutôt donné raison.