Aurélien Lignereux, Professeur d’histoire à Sciences Po Grenoble et au laboratoire CERDAP2
Comment définiriez-vous l’objectivité en sciences sociales ?
Si pour être objectif, il suffisait de donner une représentation fidèle de la chose observée en une démarche dépourvue de partialité, alors les controverses répétées sur la dérive militante des sciences sociales n’auraient pas lieu d’être. En effet, qui pourrait se vanter de manquer d’objectivité sans se disqualifier aussitôt comme chercheur et par-là même perdre le crédit de la scientificité du propos ? Pourtant, nombreux sont ceux qui, grisés par « le sport de combat » qu’ils ont appris à maîtriser, oublient l’usage strictement défensif des sciences sociales et s’en servent pour s’attaquer aux institutions et aux systèmes de tous ordres et leur infliger de mauvais coups en alléguant la situation d’urgence et l’iniquité du rapport de forces. Or plus leur nombre croît – et le renouvellement des générations joue pleinement –, et plus leur engagement est accepté jusqu’à devenir une norme dans un milieu universitaire qui repose sur l’évaluation par les pairs et la cooptation ; inversement, leurs éventuels contradicteurs sont d’autant plus marginalisés.
Ainsi explique-t-on généralement le sinistrisme universitaire – soit le mouvement en série de radicalisation à gauche – mais sans doute convient-il d’aborder autrement cette question de l’objectivité et rompre avec l’idée selon laquelle les objets de recherche sont pré-constitués et attendent d’être explorés. Or les meilleurs chercheurs créent leurs objets, forgent leurs concepts – et ils y sont incités institutionnellement par la valorisation de thématiques innovantes, émergentes, disruptives. Puisque ces objets ne sont pas donnés mais créés, ils reflètent inévitablement l’expérience de vie, le positionnement dans le champ et la vision du monde de leurs concepteurs.
De plus, les objets de recherche sont à appréhender dans leurs connexions, dans leurs intersections et dans la dynamique d’ensemble qui leur donne tout leur sens mais qui génère des phénomènes perçus avec inquiétude. Telle est sans doute la clef du conflit autour de l’islamo-gauchisme : ceux qui se consacrent aux thèmes compris dans cette nébuleuse peuvent (croire) le faire en toute objectivité, il n’en demeure pas moins que, vue de l’extérieur, cette poussée de travaux critiques participe d’une démarche convergente et éminemment engagée de déstabilisation et de déconstruction. Force est de reconnaître que la multiplication des travaux sur le racisme, les violences policières, les migrants ou la domination masculine – entre autres exemples -, aboutit à des effets de concentration qui altèrent la connaissance et la compréhension du monde social. Oui, les perspectives sont faussées ; oui, l’effet de loupe opère lorsqu’un flot de chercheurs s’oriente vers les mêmes objets. Il en résulte comme une carte par anamorphose qui grossit certains terrains, ceux-là même qui sont promus en de terrains de lutte.
Dans ces conditions, l’objectivité n’est rien d’autre que la capacité à reconnaître que l’angle de vue par lequel on envisage le social, la politique ou l’histoire, n’est qu’un angle parmi d’autres et qu’il faut toujours se resituer dans un cadre plus vaste. Le déclin de la culture générale devant l’hyper-spécialisation et l’effacement des humanités, que l’injonction interdisciplinaire ne saurait remplacer, ont toute leur part dans cette crise de l’objectivité.
La neutralité du chercheur est-elle possible et souhaitable ?
Choisir tel ou tel objet de recherche n’est donc pas neutre, indépendamment des protestations de neutralité du chercheur. Du reste, ce n’est pas nouveau ; il y a juste eu renversement car il y a encore quarante ans, travailler sur la police ou la colonisation était réputé être l’apanage des amis de l’ordre ou de férus de la geste coloniale. L’empathie a toute sa part dans ces vocations, qu’on l’éprouve pour des « héros » ou pour les « dominés ». Du reste, cela ne préjuge pas de la qualité de ces travaux. Là encore, les biais tiennent au manque de hauteur de vue si bien que n’est souvent analysé qu’un aspect des choses observées, avec le risque de faire prendre la partie pour le tout.
Deux facteurs y contribuent pour beaucoup. D’une part, les filtres qu’imposent les problématiques que le chercheur a retenues. Face à la profondeur d’un terrain d’enquête, face aux possibilités démultipliées de dépouillement d’archives, une grille s’impose. Or cette série d’entrées peut tronquer la perspective. Le chercheur risque de mentir par omission faute de pouvoir restituer la totalité du réel et de n’exposer que ce qui nourrit sa réflexion, elle-même reflet de ses préoccupations. Il suffit alors qu’il se sente dans la peau d’un « infiltré » pour qu’il retienne surtout d’une immersion dans un équipage de la BAC des mots plus mal sonnants que les autres.
D’autre part, la vulgarisation met à rude épreuve la neutralité. Seule une publication scientifique garantit l’exposé des protocoles de recherche qui restituent les conditions d’observation, la nature du corpus ou de la cohorte étudiés, et la portée des conclusions. Sur d’autres supports, l’exercice est nécessairement périlleux car le tempo exige de privilégier le résultat plutôt que le « comment » de l’enquête. La complexité ou l’ambivalence des situations peut être sacrifiée puisqu’il s’agit moins de faire comprendre que de se faire comprendre en se soumettant aux règles médiatiques. Lorsque le débat est vif, pour se faire entendre, il faut alors durcir et raccourcir sa démonstration, monter en généralité voire prendre position, afin de ne pas être embarrassé par ses scrupules méthodologiques face à un non-spécialiste dépourvu de telles entraves ; rares sont ceux qui conservent alors ce que Jean Birnbaum a appelé « le courage de la nuance ».
Être neutre, c’est ne pas prendre parti dans un différend mais il faut aussi et d’abord savoir prendre le parti de sa discipline, lorsque les faits sont malmenés, lorsque l’anachronisme s’en mêle, lorsque les bons sentiments du moment conduisent à formuler des jugements péremptoires. Beaucoup d’approximations et de raccourcis ont ainsi été diffusés sur Napoléon en cette année de bicentenaire : intervenir dans le débat en tant qu’historien, c’est alors rétablir quelques faits et élargir les perspectives. Napoléon envisageait essentiellement le volet économique et géopolitique de la question de l’esclavage ; il n’était assurément pas négrophile – comme on disait des abolitionnistes – mais lui-même, Corse, a pu être considéré comme le rejeton d’une « famille demi-africaine » par Chateaubriand et des journaux anglais.
Quelle place les méthodes occupent-elles dans votre démarche de chercheur ?
Nos méthodes sont moins scientifiques qu’artisanales, mais au sens noble du terme dans la mesure où nous mettons en œuvre les ressources d’un métier pour traiter le fruit de nos observations. La recherche n’obéit pas à des lois scientifiques mais doit se faire dans les règles de l’art, ce qui n’exclut pas le bricolage et le hasard – cette fameuse serendipity parfois à l’origine d’une découverte ou d’une interprétation. Par ailleurs, les chercheurs ne sont pas interchangeables : deux historiens consultant les mêmes archives n’y verront pas la même chose en fonction de leurs lectures préalables, de leurs problématiques, de leur degré de concentration d’une liasse à l’autre, de leurs convictions, de leur génération ou des sollicitations de l’actualité. Il faut s’en féliciter car il n’y a d’histoire que contemporaine.
Le doute est de mise face aux démonstrations univoques et définitives. L’histoire des sciences sociales rappelle que l’argument d’autorité de la scientificité est dangereux lorsqu’elles prétendent régir la perception du monde et par là réformer le droit. Rappelons les mots de Clemenceau lors du débat sur la colonisation du 30 juillet 1885 : « Pour ma part, j’en rabats singulièrement depuis que j’ai vu des savants allemands démontrant scientifiquement que la France devait être vaincue dans la guerre franco-allemande parce que le Français est d’une race inférieure à l’Allemand. » Que des disciplines perçues au XIXe siècle comme scientifiques aient disparu, que des pans de l’anthropologie, de l’ethnologie ou de la sociologie aient opéré un virage à 180° n’y change rien : quand il est question de l’homme, les savoirs humanistes doivent prendre le pas sur le dogmatisme scientifique. Rien de tel que l’humour et l’humilité pour se prémunir du risque d’embrigader sa discipline pour les causes qui nous tiennent à cœur.
À chaque étape de l’élaboration des connaissances, il y a une part d’interprétation, et parfois d’instrumentalisation. Cela vaut même pour le produit fini. L’Histoire mondiale de la France, dirigé par Patrick Boucheron, en fournit l’exemple. Entre ce qui est dit dans chacune des notices – et j’en sais quelque chose pour en avoir rédigé une – et ce que l’on en a dit dans un sens ou dans un autre dans les médias, il y a une telle marge que l’on a l’impression que l’ouvrage n’a fait que renforcer les convictions des uns et les suspicions des autres. Et pour cause : le recueil, composé de petites histoires racontant chacune une rencontre entre la France et le monde, esquive la question de la représentativité, laissant à chacun décider si ces influences de l’extérieur sont aussi rares et discontinues que celles identifiées dans la table des matières ou bien si celle-ci ne donne qu’un aperçu d’un brassage ininterrompu.
L’impressionnisme méthodologique peut être revendiqué comme une esthétique de la recherche. Pour ma part, j’ai toujours opté pour des corpus imposants, constitués de façon empirique et attentifs aux effets de sources. De la sorte je peux mener des approches quantitatives, en m’appuyant sur une base de données pour évaluer la représentativité de mes exemples.
Pourriez-vous présenter un exemple de recherche, idéalement issue de vos propres travaux, pour illustrer les enjeux et les tensions autour de l’objectivité et de la neutralité en sciences sociales ?
Il a beaucoup été question ces derniers temps du clivage au sein même de la gauche entre les tenants d’une approche de la domination par la classe et ceux qui privilégient la race ou le genre – bref, les identités. Le débat peut s’appliquer au passé. Il est tentant de relire l’Europe napoléonienne à la lueur des empires coloniaux ultérieurs ou de déceler en lui un impérialisme culturel, bardé non seulement des certitudes qu’offre un modèle français à prétention universelle mais encore recourant volontiers à la grille des ethnotypes pour expliquer les forces d’inertie qui s’opposent à lui. Les Français expatriés dans les départements annexés, notamment en Italie, seraient partagés entre le devoir d’assimiler les populations annexées à la France et le souci de s’en distinguer. Dans cette perspective, les mariages mixtes offrent un poste d’observation de premier ordre, a fortiori lorsque de telles unions sont refusées par la hiérarchie française, comme c’est le cas entre des gendarmes et des Piémontaises ou des Génoises. Toute la question cependant est de savoir quelle est la nature de ces blocages.
Une interprétation mettant en avant leur caractère culturel et même ethnique venait d’en être donnée par l’historiographie anglo-saxonne : les interdictions prononcées procéderaient du refus de se mélanger non pas seulement par crainte que le gendarme marié à une femme du cru fasse désormais preuve de connivence envers les populations locales, mais bel et bien par souci de démarcation. Une histoire sociale des institutions coupe cependant court à l’interprétation, d’abord en exhumant des contre-exemples de mariages mixtes autorisés – ce qui dément le caractère systématique/systémique des entraves – et surtout en rétablissant la signification de celles-ci.
Partout, dans les vieux comme dans les nouveaux départements français, l’aval de la hiérarchie est nécessaire pour qu’un gendarme contracte un mariage. Ni la moralité de la promise ni celle de sa famille ne doivent compromettre la réputation du gendarme, de même que celui-ci doit avoir prouvé à ses supérieurs, par la gestion de sa solde, sa capacité à entretenir une famille. Dès lors, si des unions projetées par un gendarme français avec une Italienne sont repoussées par la hiérarchie, ce n’est pas en raison d’une exclusion a priori des femmes indigènes, mais à cause de la personne même de la promise, lorsqu’elle est réputée légère, et souvent du fait même de sa profession, comme une servante d’auberge. Par conséquent, des mariages repoussés ne traduisent pas le refus de la hiérarchie d’unions mixtes par hostilité à l’intégration locale de leurs agents ; ces refus entérinent plutôt la faible intégration des gendarmes, dans la mesure où, faute de trouver des partis respectables et bien ancrés localement, ils se tournent par défaut vers les premières venues, les seules filles qu’ils puissent aborder. Bref, en l’occurrence, la règle du jeu est sociale, et non pas ethnique ou culturelle.