Sidonie Naulin, Maîtresse de conférences en sociologie à Sciences Po Grenoble et au laboratoire Pacte ; Anne Jourdain, Maîtresse de conférences en sociologie à l’Université Paris-Dauphine et à l’IRISSO
Nombreuses sont aujourd’hui les personnes qui vendent des objets d’occasion sur Le Bon Coin, créent une boutique en ligne sur Etsy pour vendre des objets faits main ou encore tirent des revenus de la tenue d’un compte Twitch, d’une chaîne YouTube, d’un compte Instagram ou d’un blog.
Plusieurs facteurs concourent à la marchandisation croissante d’activités domestiques ou de loisir auparavant exercées à titre gratuit. Tout d’abord, le développement d’Internet et des plateformes numériques facilite aujourd’hui grandement cette marchandisation, même si de multiples formes de marchandisation échappent encore aujourd’hui à l’économie numérique. Ensuite, le contexte économique difficile, affecté actuellement par la pandémie de Covid-19, encourage les individus en situation précaire à rechercher par tous les moyens des sources de revenus supplémentaires (« extra money »), éventuellement pour faire face à la détérioration attendue de leur situation économique. Enfin, la valorisation néolibérale ou post-fordiste de la figure de l’entrepreneur incite chacun⸱e à s’essayer à l’entrepreneuriat, éventuellement à côté d’un travail salarié.
The Social Meaning of Extra Money est un livre collectif qui s’appuie sur des enquêtes de terrain diversifiées mettant l’accent sur différents types d’activités marchandisées : tricot, loisirs créatifs, cuisine, blogging, vente d’objets personnels, jardinage, connaissances de séries télévisées, performances érotiques et pornographiques. Les analyses des quatorze chercheurs et chercheuses permettent de saisir pourquoi des particuliers tentent des tirer des revenus d’activités domestiques ou de loisir auparavant exercées à titre gratuit. Comment et pourquoi marchandiser aujourd’hui son temps libre ?
Des revenus très faibles considérés comme de l’argent de poche, de l’épargne ou un revenu du travail
Le premier constat qui ressort de l’étude de la marchandisation d’activités domestiques et de loisir est le caractère très faiblement rémunérateur de cette marchandisation. Alors même que les médias focalisent souvent l’attention sur les réussite extraordinaires d’amateurs et d’amatrices parvenant à « vivre de leur loisir », comme les YouTubers à succès ou les entrepreneuses créatives réussissant à vivre de la marchandisation d’activités domestiques (cuisine, couture, services éducatifs…), ces réussites constituent en réalité la pointe émergée de l’iceberg. Non seulement, pour la majorité des pratiquantes et pratiquants, la marchandisation est faiblement rémunératrice mais il s’avère également qu’elle est socialement discriminante. Même dans les activités domestiques et de loisir traditionnellement les plus féminisées, ce sont les hommes pourtant minoritaires, qui parviennent à tirer les revenus les plus importants.
L’argent supplémentaire (« extra money ») procuré par la marchandisation d’activités domestiques et de loisir peut prendre différentes formes. Dans certains cas, il est considéré comme de l’argent de poche. Il s’agit d’un petit complément de revenu permettant de financer les coûts de l’activité de loisir (achat de matières premières, d’appareil photo pour diffuser ses créations, etc.). Parfois, l’argent sert aussi à améliorer le quotidien, en complément d’autres sources de revenus. Dans d’autres cas, l’argent gagné par la marchandisation des loisirs constitue une épargne destinée à anticiper une diminution de revenu futurs, financer un projet ou maintenir son statut social. Enfin, dans une minorité de cas, la marchandisation d’activités domestiques et de loisirs est une première étape vers une professionnalisation de cette activité.
Une fois établi le constat de la faiblesse des rémunérations produites par la marchandisation des activités domestiques et de loisir, se pose la question des raisons de la persistance de cette marchandisation. Quel intérêt y a-t-il à marchandiser une activité qui peut être exercée gratuitement en tant qu’amateur ou amatrice et qui rapporte peu ? La question se pose d’autant plus que la marchandisation est parfois vue comme une forme de corruption des activités sociales. Soumises aux lois du marchés, ces dernières seraient dénaturées par leur économicisation.
Des bénéfices avant tout symboliques
À l’opposé de la théorie qui voit dans la marchandisation une forme de corruption des activités sociales, une autre théorie défend au contraire l’aspect de valorisation sociale de la marchandisation. En fixant un prix à une activité auparavant considérée comme domestique ou de loisir, la marchandisation confèrerait une valeur au produit de cette activité et, consécutivement, à la personne qui la pratique. Ainsi, marchandiser est source de reconnaissance sociale par ses proches, ses client⸱e⸱s ou encore par ses pairs.
Marchandiser permet également de s’insérer dans des communautés de pratiquantes et pratiquants qui partagent les mêmes centres d’intérêt et développent des formes de solidarité. Une émulation peut se créer, incitant à s’engager davantage dans la marchandisation afin également d’en tirer des bénéfices en termes de sociabilité. C’est particulièrement le cas pour les activités domestiques et de loisir féminines qui jouissent généralement d’une faible reconnaissance sociale, comme le tricot ou la cuisine domestique.
En constituant un « espace à soi » permettant de se lier à d’autres et en procurant des petits revenus, la marchandisation peut être considérée, d’un point de vue subjectif, comme une forme d’émancipation pour les femmes. D’un point de vue objectif, le constat est différent dans la mesure où la possibilité de « faire ce qu’on aime » ne s’accompagne pas, la plupart du temps, d’un gain économique permettant de ne plus être dépendant de revenus autres.
L’invisible travail de marchandisation
La marchandisation d’une activité domestique ou de loisir ne laisse pas indemne cette activité : elle contribue à la transformer en la rationalisant pour répondre aux impératifs du cadre marchand. La marchandisation relève ainsi elle-même d’un travail, largement invisibilisé, requérant du temps, des ressources et des compétences. Ce travail de marchandisation (« extra work ») s’apparente par de nombreux aspects à un « travail marchand » – communication, promotion de sa marque, définition de prix, interactions avec des client⸱e⸱s, etc. – alors même qu’il est exercé en majorité par des amatrices et des amateurs. Il prend notamment la forme d’un travail numérique, lorsque la marchandisation se fait en ligne : publications sur les réseaux sociaux, attention portée aux photographies de ses produits et à leur référencement, réponses aux commentaires, etc. Il s’agit alors de formes de « digital labor » dont la valeur économique est essentiellement captée par les grandes entreprises du numérique. Pour certain⸱e⸱s, l’aspect amateur de l’activité fait paradoxalement l’objet d’une mise en scène très réfléchie, parfois même lorsque que l’activité est exercée à titre professionnel. Ce travail supplémentaire de marchandisation est à la fois perçu comme une contrainte et une source de plaisir, notamment pour celles et ceux qui ne comptent pas sur ces revenus pour vivre et qui peuvent ainsi « jouer » à l’entrepreneur⸱se.