François Bonnet, Directeur de recherche au laboratoire Pacte et enseignant à Sciences Po Grenoble, @frbonnet
Comment définiriez-vous l’objectivité en sciences sociales ?
L’objectivité, c’est de tenir compte des faits embarrassants pour ses opinions. Tous les universitaires ont des opinions et sont tentés par le biais de confirmation, c’est-à-dire qu’ils sont tentés d’être positivistes avec les faits qui vont dans leur sens et d’être constructivistes avec les faits embarrassants pour leurs théories et leurs valeurs. Une autre technique pour ignorer des résultats non-coopératifs est l’ultra-positivisme : elle consiste à exiger un seuil de preuve extraordinairement rigoureux et bien sûr jamais appliqué aux résultats favorables.
Prétendre à l’objectivité, c’est donc soumettre ses idées, ses conjectures et ses intuitions à des tests empiriques, et c’est tenir compte du verdict de ces tests empiriques. Une bonne façon de prétendre à l’objectivité est de confronter son travail au regard malveillant de celui ou celle qui ne partage ni nos opinions ni nos valeurs, mais qui utilise les mêmes outils logiques et méthodologiques pour évaluer le sérieux d’une affirmation. Mais du moment qu’on tient compte des résultats qui sont embarrassants pour nos opinions, et qu’on n’alterne pas de posture (positiviste ou constructiviste) en fonction de comment les faits s’accordent à nos valeurs, on peut raisonnablement prétendre à l’objectivité.
Un second problème lié à l’objectivité porte sur le choix des objets dans les sciences sociales. Le choix de consacrer son temps, son énergie et l’argent des contribuables sur tel sujet plutôt que tel autre ne peut pas être innocent. Si on vit dans une société qui est bouleversée par des catastrophes environnementales ou qui est en train de sombrer dans la guerre civile, et qu’on choisit d’étudier la longueur de la laisse des chiens, on peut le faire de manière parfaitement objective, mais il ne faut pas se mentir à soi-même : ne pas travailler sur les problèmes centraux de notre époque, c’est nier que ces problèmes sont importants, et c’est se réfugier derrière une posture esthète qui est aussi contraire à la démarche scientifique que l’objectivité à géométrie variable.
La neutralité du chercheur est-elle possible et souhaitable ?
Au niveau individuel, la notion de neutralité dans le monde académique concerne en premier lieu l’enseignement. La relation pédagogique est doublement déséquilibrée : d’abord parce que l’enseignant met des notes aux étudiants, mais surtout parce que la plupart du temps, il ou elle décide de l’intégralité de ce qui sera discuté dans son cours (thèmes, lectures, auteurs, etc.). Dans la mesure où l’enseignant est quasiment omnipotent sur le contenu de son cours, l’honnêteté requiert d’exposer les étudiants au faisceau le plus large possible de faits et d’interprétations de façon à éviter que le cours soit unilatéralement un reflet des inclinations de l’enseignant. Cette exigence est importante à la fois du point de vue intellectuel mais aussi pour la légitimité de l’institution universitaire.
Il est évidemment illusoire que les enseignants-chercheurs soient neutres : ce sont des êtres humains formatés dans un espace-temps idéologique donné. Il me semble par contre très important que le monde académique soit perçu comme globalement équilibré du point de vue de la diversité des opinions. Si tout le monde pense que les économistes sont de vils néolibéraux, c’est mauvais pour la légitimité des économistes, y compris auprès des publics a priori acquis à la cause du néolibéralisme.
En effet, la légitimité des scientifiques repose sur la croyance du grand public dans l’idée que la communauté universitaire respecte les normes de l’ethos de la science : le désintéressement, le scepticisme organisé, l’idée que la connaissance est un bien commun, et plus généralement les principes généraux du positivisme – à savoir le primat de l’explication et de la quantification, l’idée selon laquelle la production de la vérité scientifique est indépendante de la personnalité ou des opinions des universitaires, l’indépendance de la science vis-à-vis de la morale ou du pouvoir, le principe de cumulativité des connaissances- . Toute personne impliquée de près ou de loin dans le monde universitaire connaît la distance entre la réalité et les principes. Mais je le répète : notre légitimité dépend de notre capacité à entretenir la croyance du grand public dans l’idée que nous souscrivons à sa théorie de la science.
Une bonne façon de répondre aux attentes du grand public est de se conformer aux normes de l’ethos de la science. Inversement, quand une communauté académique défie ouvertement ces normes, quand elle se montre trop ouvertement dans les médias au service d’un segment bien identifié de l’espace idéologique, elle détruit sa légitimité. C’est pour cette raison que la communauté universitaire gagnerait à respecter ces normes et à tout le moins à veiller à ce que se maintiennent des formes de diversité idéologique au sein de chaque discipline.
Quelle place les méthodes occupent-elles dans votre démarche de chercheur ?
A mon sens, la question des méthodes est d’abord celle des designs de recherche. J’ai plutôt évolué au début de ma trajectoire dans des communautés épistémiques tournées vers les démarches inductives : on s’intéresse au phénomène X, on va le voir « sur le terrain » (donc avec des méthodes qualitatives), on réalise des observations et des entretiens, et de ces opérations de recherche va émerger un intérêt pour le phénomène Y dont on va se rendre compte qu’il est beaucoup plus intéressant, pertinent et évocateur que X. Et on écrit un mémoire, une thèse, des articles sur X et sur Y. J’ai cependant eu la chance d’être orienté très tôt vers la démarche comparative (qualitative) et j’ai été très frappé par le bienfait d’observer X dans deux pays différents. A moins d’être très intelligent, quand on observe X dans un seul contexte, plein d’aspects de X apparaissent comme triviaux, banals, allant de soi, etc. Comparer X dans des contextes différents fait très efficacement apparaître des variables (et des invariants) et permet donc de sortir du simple registre descriptif.
La morale que j’en ai tirée (après beaucoup d’autres) est double. D’une part, il y a une supériorité épistémologique intrinsèque des designs de recherche construits pour trancher entre des explications en compétition sur les démarches inductives simples (de type « je vais aller voir et je raconterais ce qui est intéressant »). Et d’autre part, avec le temps, j’ai également acquis la conviction qu’il y a aussi une supériorité épistémologique intrinsèque des démarches qui visent à fournir la preuve statistique d’une relation causale. J’écris ceci en ayant bien conscience que ce n’est pas ce type de démarche qui m’a attiré vers les sciences sociales quand j’étais étudiant, que mes livres préférés relèvent plutôt de la sociologie historique, et je suis au courant qu’on peut faire de mauvais designs quantitatifs. Mais si je raisonne à l’échelle d’une communauté académique, je constate que la qualité moyenne (j’insiste sur « moyenne ») de la production augmente à mesure qu’on se dirige vers des designs hypothético-déductifs et des méthodes sophistiquées, et qu’il est globalement préférable de former les étudiants et les étudiantes en ce sens.
Pourriez-vous présenter un exemple de recherche, idéalement issue de vos propres travaux, pour illustrer les enjeux et les tensions autour de l’objectivité et de la neutralité en sciences sociales ?
Je travaille en ce moment sur une validation empirique indirecte du principe de less eligibility. Le principe de less eligibility est une notion introduite par les économistes anglais de l’époque victorienne selon laquelle les aides sociales ne peuvent pas être plus généreuses que les bas salaires d’une société donnée, faute de quoi les pauvres préféreront toucher des aides sociales plutôt que d’accepter les travaux mal payés. Une extension du principe de less eligibility, formulée par Georg Rusche, un criminologue marxiste allemand avant la Deuxième Guerre mondiale, est que le traitement des criminels condamnés dépend également de la situation sur le marché du travail : le crime ne peut pas payer plus que les plus bas salaires, faute de quoi les pauvres sont incités au crime.
J’ai proposé dans mon livre The Upper Limit de combiner ces deux idées, le principe victorien sur la relation entre marché du travail et politiques sociales, et le principe marxiste sur celle entre le marché du travail et les politiques pénales : la « limite supérieure », c’est l’effet de plafond qu’exerce le niveau des bas salaires sur les politiques sociales et les politiques pénales. Dans les pays scandinaves, le niveau de vie élevé des petits salaires permet de mener des politiques sociales relativement généreuses, et en cascade de mener des politiques pénales très retenues (taux d’incarcération autour de 60 prisonniers pour 100.000 habitants, la police ne tue quasiment personne). Au contraire, au Brésil, le niveau de vie très bas de la frange du marché du travail la plus marginalisée ne permet qu’un Etat-providence balbutiant et des politiques pénales très répressives (350 prisonniers pour 100.000 habitants, 2000+ personnes tuées annuellement par la police).
Entre les deux – et je sais qu’il existe d’autres analyses légitimes de ces phénomènes -, les cas contrastés de la France et des Etats-Unis : le niveau de vie des bas salaires en France est moindre que dans les pays scandinaves, mais permet quand même des politiques sociales plutôt généreuses, et des politiques pénales relativement restreintes (100 prisonniers pour 100.000 habitants, 15 personnes tuées annuellement par la police). Aux Etats-Unis, qui est un pays bien plus riche que la France, les bas salaires sont plus bas, l’Etat-providence est donc moins redistributeur et les politiques pénales sensiblement plus sévères (650 prisonniers pour 100.000 habitants, 900 personnes tuées annuellement par la police).
Le principe de less eligibility implique que des bas salaires relativement élevés et les politiques sociales relativement plus généreuses ont un effet baissier sur le crime (idées traditionnellement de gauche); mais aussi que les bas salaires forment la limite de la générosité des politiques sociales, et que les politiques pénales ont également un effet baissier sur le crime (idées traditionnellement de droite). J’essaie d’évaluer ces propositions à l’aune des standards de preuve aussi élevés que possible parce que j’ai conscience des enjeux normatifs liés à ces questions et aussi parce qu’in fine, c’est la théorie qui doit se conformer aux faits, pas l’inverse.