Guillaume Roux, Chercheur au laboratoire Pacte et enseignant à Sciences Po Grenoble
Comment définiriez-vous l’objectivité en sciences sociales ?
L’objectivité serait une manière de se prémunir des effets incontrôlés de la subjectivité propre à chaque chercheur ou chercheuse : la tendance inconsciente, notamment, à privilégier les observations qui valident nos croyances ou préférences politiques. Contre ce « biais subjectiviste », tel qu’il peut survenir au moment de l’établissement des faits, les institutions académiques offrent un ensemble de garanties : la consolidation de méthodes éprouvées ; l’obligation faite aux chercheurs de montrer leur « cuisine » – leur protocole de recherche, la manière dont ils dressent des constats ou tire des conclusions – ; et la discussion critique ainsi que la validation des résultats par des pairs.
Cela rend le métier exigeant et offre des garanties sérieuses. La recherche peut-elle prétendre pour autant à une forme d’objectivité pure ou de « vérité universelle » ? C’est ce qu’a soutenu toute sa vie durant Pierre Bourdieu, qui a pris cette question très au sérieux, pour la sociologie. Je me contente de dire qu’il ne me convainc pas. Cela implique qu’on devrait toujours pouvoir refuser l’argument d’autorité scientifique : « les spécialistes s’accordent pour dire que… » (voir pour s’en convaincre la « crise de la reproductibilité » dans les sciences médicales et la psychologie). Ceci à une condition : avoir de bonnes raisons de discuter les constats qu’on conteste, portant sur la manière dont ils ont été établis. Le reste, c’est du déni – refuser de savoir ce qui déplaît.
Cette position n’implique aucun relativisme au sens fort. A l’instar de Max Weber – ou différemment, de Michel Foucault-, je défendrais un certain perspectivisme : on peut établir la « vérité » d’un phénomène ou d’un événement d’un certain point de vue (du point de vie d’une discipline, par exemple l’économie, la sociologie…). On n’en donnera pas moins une vision partielle, et en un sens partiale (au sens où elle implique un choix de perspective – ne serait-ce que dans le choix des concepts, qui revient à opter pour un certain découpage du réel à priori. Plutôt que de chercher à unifier les perspectives (le rêve d’un savoir unifié), je proposerais de les multiplier (un certain pluralisme).
Je crois bon de refuser, en tout cas, l’alternative qui voudrait que soit « la science produit des vérités universelles », soit l’ensemble des constats de la recherche sont tous également et complètement « relatifs » et contestables. Estimer le degré de confiance qu’on accorde à certains résultats ou conclusions qui sont issues de la recherche fait partie du travail. Cela peut être différent selon que ces résultats impliquent ou pas l’idée d’une causalité, par exemple, ou mobilisent des concepts dont le sens n’est pas fixé (la violence, l’intelligence, le racisme, la science…).
La neutralité du chercheur est-elle possible et souhaitable ?
« Neutralité axiologique » s’est imposé en France comme une mauvaise traduction d’un concept de Max Weber. Qu’est-ce qu’un chercheur « neutre » ? Cette notion semble parfois renvoyer à l’idéal d’un chercheur indifférent à son objet, « sans préférence » ou dont les recherches ne visent aucun but de transformation sociale et politique – à rebours du projet-même de la sociologie (comme le rappelait par exemple Aron). On peut trouver « neutres » également les chercheurs dont les préférences axiologiques implicites sont vues comme « raisonnables » plutôt que « radicales » : constituant une forme d’évidence partagée, elles passent facilement inaperçues, ce qui ne les rend pas « neutres » pour autant.
Différent est le concept de « liberté vis-à-vis de ses propres valeurs » (Wertfreiheit), qui correspond mieux à l’idée de Max Weber. Elle invite à distinguer un niveau normatif d’un côté, et factuel de l’autre. Dans le cadre d’une recherche, depuis le choix d’un objet ou d’un questionnement, jusqu’aux conclusions qu’on propose d’en tirer pour le « bien commun », tout peut être fonction de préférences normatives, sauf une chose : l’établissement des faits. On doit pouvoir s’accorder sur l’objectivité d’un constat factuel, valable pour tout un chacun. Distinguer les faits, d’un côté, de leur interprétation normative de l’autre apparaît essentiel : si on confond les deux, on peut dire un peu n’importe quoi. Ce qui nous ramène à notre premier point : l’important, ce ne sont pas les préférences normatives ou politiques d’un chercheur – ou son hypothétique « neutralité » – mais sa capacité à objectiver, d’abord, certains faits ; ou produire, pour mieux dire, des objectivations.
Je crois bon de maintenir en général, comme « principe de lecture », cette distinction entre faits et valeurs. Ceci dit, elle est bien moins évidente qu’il paraît : les « critères de vérité » que se donnent une époque, une science, un savoir ne sont pas complètement indépendants des valeurs instituées ou des rapports de pouvoir. Desrosières a montré comment l’action de l’Etat pouvait participer de la légitimité, jusque dans la sphère savante, de certains indicateurs, mesures ou procédures – pensons par exemple au prestige qu’a acquis la statistique. A défaut de développer, on peut renvoyer à des auteurs comme Feyerabend, Foucault, Isabelle Stengers ou récemment, le sociologue Andrew Abbott.
Il existe ainsi des discussions, en sciences sociales, concernant les implications normatives voire politiques des méthodes – discussions qu’un jeune chercheur et une jeune cherheuse se doivent d’abord de maîtriser. Cela nous rappelle que les savoirs institués ne sont jamais « en dehors de la société », étrangers à ses normes et ses rapports de forces. Le monde académique peut se concevoir lui-même comme champ de luttes – entre disciplines, approches ou courants. On pourrait ainsi évoquer la manière dont l’économie néoclassique est devenue dominante dans le champ académique, en même temps qu’elle tentait d’orienter les politiques publiques.
Par ailleurs, les « discours » que produisent les chercheurs circulent dans le monde social et politique, et produisent des effets. Les chercheurs devraient-ils s’en désintéresser ? La séparation stricte des registres politiques et savants montre ici ses limites : même si elles se veulent « cumulatives », les recherches qu’on mène ont des conséquences ici et maintenant, dans un contexte social et politique donné. Que cela puisse entrer dans la réflexion des chercheurs concernant le type de recherches qu’ils produisent me semble légitime.
Ce qui me paraît manquer en général, c’est une réflexion sur les finalités plurielles que visent ou peuvent viser les sciences humaines – même si celle-ci s’impose moins dans les sciences de la matière, dont les bénéfices se pensent plus volontiers en termes de technologie. Et sur ce qui se joue au niveau du choix ou de l’élaboration des concepts, qui ne sont jamais « neutres » ou scientifiques au sens propre – un enjeu pointé par Durkheim (de manière trop complaisante), puis Bourdieu, ou Foucault d’une façon différente.
Quelle place les méthodes occupent-elles dans votre démarche de chercheur ?
Les méthodes occupent une place importante. Je suis devenu critique de mon approche initiale (sans l’abandonner), qui était quantitative. Cela a suscité une réflexion épistémologique et méthodologique, qui m’a conduit à investir différentes méthodes. L’approche statistique peut être privilégiée dès lors qu’il s’agit de raisonner « en moyenne », ou de façon représentative. Dans certains champs de recherche, les études statistiques manquent ; dans d’autres, leur domination est devenue, à mes yeux, problématique.
S’agissant par exemple de la perception, par les citoyens ordinaires, de la police, les études internationales sont surtout quantitatives. L’attention porte sur les variables explicatives d’un phénomène dont on a l’impression qu’il demeure, en lui-même, mal connu – on ne sait pas bien de quoi les enquêtés parlent, ou ce qu’ils ont en tête lorsqu’ils émettent des jugements concernant « la police ». A quoi pensent-ils ? Et jusqu’où la réponse à cette question est-elle circonstanciée – est-elle très différente dans les quartiers qu’on appelle « populaires », ce que les recherches quantitatives permettent mal, pour l’heure, de savoir ? Si l’on manque parfois de statistiques ou d’études quantitatives (ce qui était le cas dans le même champ d’étude en France), on semble ici manquer d’observations permettant de bien connaître le phénomène étudié – de le décrire ou de le documenter. Dans certaines traditions de recherche, il me semble que l’idée de « description » pourrait être réévaluée, en lien avec une réflexion épistémologique, qui montrerait que la distinction décrire / expliquer n’est pas si évidente.
Les enquêtes par entretiens individuels ou collectifs m’ont conduit à poser un autre genre de question : comment analyser et objectiver l’implicite des discours ? Souvent, des choses très fortes sont dites à demi-mots : comment y être d’abord attentif – ce sont parfois des choses qu’on pourrait ne pas relever – et décrypter ensuite ce qui est dit, en « connectant des fils » ou des éléments qui peuvent se faire écho dans le cours d’un entretien – ce qui permet d’objectiver, dans une certaine mesure, ce travail d’interprétation. Plus on y passe du temps, plus les choses qui sont dites dans le cours d’un entretien individuel ou collectif – ou d’une réunion publique par exemple – se révèlent riches de significations latentes. On se rend typiquement compte qu’une remarque banale répond en fait à quelque chose qui a été dit plus tôt, ou à un type de discours qui circule dans l’espace social.
Pourriez-vous présenter un exemple de recherche, idéalement issue de vos propres travaux, pour illustrer les enjeux et les tensions autour de l’objectivité et de la neutralité en sciences sociales ?
J’ai travaillé puis retravaillé différemment sur la « question raciale » chaque fois par hasard. Ma motivation est d’abord intellectuelle – mais peu importe au fond – : participer à la compréhension des rapports de pouvoir au sens large, transformer mon propre regard sur le monde social. J’étudie notamment les phénomènes d’identification à des catégories comme « les blancs », « les noirs et les arabes », etc. L’usage implicite et explicite en France, dans différents domaines, de ces catégories de sens commun par des individus ordinaires, mais aussi des acteurs de l’action publique est un fait avéré. Mais la reconnaissance de ce fait, et les recherches sur ce thème, suscitent des résistances.
Je crois que les personnes qui ont tenté d’empêcher ces recherches, au nom de préférences politiques et idéologiques qui peuvent être respectables (telles qu’une vision marxisante de la société, une idéologie républicaine « aveugle à la couleur », le choix d’une forme de méconnaissance qui éviterait d’ouvrir une « boîte de pandore, etc), se vivent comme « plus neutres » que les chercheurs qui mènent des recherches empiriques sur ces sujets dans un but de connaissance..
En tant que chercheur, je choisis les notions qui me paraissent heuristiques, ou qui peuvent rendre compte de mes observations. Le mot d’ethnicité a pu soulever, dans le monde académique, des résistances. La notion sociologique de race – dont le sens, différent, est relativement clair, pour peu qu’on s’en informe – est jugé encore plus sulfureux. Admettons que je sois « politiquement indifférent » à tout ça : il faut malgré tout que j’emploie ou n’emploie pas ce mot (qui m’est en l’occurrence utile). Dans un cas comme dans l’autre, que je le veuille ou non, je me positionne dans un « champ de forces » académique qui n’est pas étrangers – là encore, que je le veuille ou non – à des rapports de pouvoir qui le dépassent et le traversent.
A chacun de choisir, donc. Un choix qui se fera largement dans un but – il est bon de le rappeler – de connaissance. Ainsi, des notions telles que racialisation ou blanchité par exemple, polémiques et politiquement clivantes, ont une portée heuristique évidente. En attirant l’attention sur des phénomènes restés largement inaperçus, et très peu étudiés, elles permettent de renouveler les « terrains » et la compréhension des mécanismes du racisme, voire d’agir sur eux. Reste que les implications politiques de mes recherches ne me sont nullement indifférentes, et font partie du goût que je porte à mon travail.