Raul Magni-Berton, Professeur de science politique à Sciences Po Grenoble et au laboratoire Pacte
Comment définiriez-vous l’objectivité en sciences sociales ?
En sciences sociales, comme dans toutes les sciences, l’objectivité dépend de la qualité des preuves qui sont apportées. Bien qu’en sciences sociales la qualité des preuves soit globalement moins bonne que dans les sciences naturelles, il y a régulièrement des « vérités » qu’il est très difficile de contester, parce qu’il y a de nombreuses preuves hétérogènes et convergentes.
Ainsi, par exemple, il est attesté que le succès des révolution violentes, plus que sur les injustices, repose sur une forte pauvreté qui pousse les individus à chercher un revenu à travers des activités paramilitaires. Ceci est cohérent avec des études quantitatives : pauvreté et chômage sont des facteurs lourds du déclenchement de guerres civiles, associées à des revenus concentrés dans quelques mains. Dans les enquêtes par sondages, également, le sentiment d’injustice joue moins sur l’engagement dans des activités violentes, que la pauvreté et la volonté d’avoir un revenu. Enfin, les enquêtes ethnographiques montrent que, dans les guerres civiles, les combattants n’ont souvent pas d’hostilité envers les membres du camp d’en-face, voire parfois qu’ils y connaissent des amis et des membres de la famille.
Cet ensemble d’éléments constitue une connaissance « objective », dans le sens où toutes les études menées confirment cette idée. En général, le niveau d’objectivité des sciences sociales peut être comparé à celui des vérités judiciaires, qui, elles aussi, portent sur les affaires humaines et qui se basent souvent sur plusieurs preuves convergentes. Comme les sciences sociales, les vérités judiciaires sont globalement fiables, mais on n’est jamais à l’abri d’une erreur judiciaire, surtout lorsqu’on manque d’information.
La neutralité du chercheur est-elle possible et souhaitable ?
La neutralité du chercheur n’est pas du tout souhaitable. L’activité de recherche exige beaucoup de temps pour réfléchir aux événements possibles et leurs causes, pour collecter les données et les traiter. Il faut donc des motivations fortes et un travail acharné. Ces motivations viennent, chez la plupart des chercheurs, de la volonté de promouvoir ses idées et de convaincre les autres. Cette attitude est contradictoire avec la neutralité : il faut des convictions suffisamment fortes pour y consacrer du temps et de l’énergie, sachant, de surcroît, que ces convictions peuvent aboutir à une erreur.
La neutralité, à condition qu’elle soit possible, ne donne pas naissance à de telles motivations. Et elle n’est pas non plus la meilleure garante de l’objectivité. En effet, comme noté plus haut, c’est la capacité à prouver aux autres ce qu’on avance qui crée l’objectivité, et non les convictions personnelles de ceux qui fournissent les preuves. S’il n’y avait pas eu des marxistes pour souhaiter démontrer que les révolutions sont guidées par la présence d’une conscience de classe, on ne saurait pas que cette thèse n’est pas congruente avec ce que l’on observe empiriquement. Si donc l’absence de neutralité des chercheurs est une ressource, plus qu’un problème, il faut aussi souligner que les progrès scientifiques ne sont possibles que si les convictions des chercheurs divergent. La qualité d’une preuve, en effet, n’est jamais aussi élevée que quand il y a controverse. Ainsi, par exemple, si les opposants à l’extrême droite se posent la question « pourquoi y a-t-il autant de votes pour l’extrême droite ? », ses partisans se demanderont « pourquoi n’y en a-t-il pas assez ? », ils aboutiront certainement à des réponses différentes. Or, plus il y a d’idées en circulation, plus il y a de chances qu’après un examen rigoureux, l’une d’elles s’avère vraie.
Quelle place les méthodes occupent-elles dans votre démarche de chercheur ?
Les méthodes occupent une place centrale, car ce sont elles qui distinguent un chercheur d’une personne non spécialiste. Tout le monde a de bonnes idées, mais les chercheurs, eux, peuvent aller tester leurs idées, et les transformer ainsi en idées fausses ou idées vraies. Sans les méthodes, les controverses scientifiques n’ont rien de plus intéressant que des controverses quelconques. Les méthodes servent à trancher parmi les idées divergences.
Qu’est-ce donc une méthode ? Une méthode est une procédure consensuelle pour mettre tout le monde d’accord sur une preuve. Par exemple, la proposition « la confiance dans les politiciens baisse » peut-être confrontée à la réalité, à condition de se mettre d’accord sur la méthode. Il faut savoir entre quelles dates il faut observer ce phénomène, et dans quelles limites spatiales. Il faut savoir comment mesurer la confiance dans les politiciens et, une fois mesurée, comment aller chercher l’information. Il est très important que ceux qui croient et ceux qui ne croient pas à la proposition « la confiance dans les politiciens baisse » soient d’accord sur ces différents paramètres qui permettent de vérifier si elle est vraie ou fausse. Pour cette raison, il est très important qu’il y ait un consensus le plus large possible sur les méthodes.
Autant la diversité des idées est une richesse, autant le consensus sur les méthodes est fondamental pour qu’elles puissent remplir leur rôle. Ce consensus ne signifie pas qu’il n’y ait pas de diversités de méthodes. En sciences sociales, il existe beaucoup de méthodes – qualitatives, quantitatives, expérimentales, simulations, etc– qui ont toutes leur validité. Cependant, il faut que toutes soient utilisées de façon rigoureuse. La rigueur signifie la capacité à créer un large consensus. C’est précisément sur cette exigence de rigueur qu’il faut un consensus, qui manque aujourd’hui dans les sciences sociales me semble-t-il.
Pourriez-vous présenter un exemple de recherche, idéalement issue de vos propres travaux, pour illustrer les enjeux et les tensions autour de l’objectivité et de la neutralité en sciences sociales ?
Ces dernières années, l’un de mes sujets de recherche a été le terrorisme. Il s’agit d’un sujet délicat, car il est responsable de drames très récents et de débats politiques toujours très enflammés. Dans l’actualité, il était question d’un islamisme politique à vocation totalitaire, visant à punir les blasphèmes et les conduites peu conformes à cette idéologie, comme la laïcité française. En revanche, jusqu’à récemment, les débats publics ont fait peu de place à l’idée selon laquelle ces attentats visaient à punir la France pour son engagement militaire contre plusieurs groupes islamistes, dont l’État Islamique, responsable de plusieurs attentats à travers le monde.
Pourtant, cette hypothèse a été largement corroborée par les études sur le terrorisme transnational en général et réaffirmée par plusieurs terroristes eux-mêmes. Jusqu’ici, je pensais que cette absence dans le débat public était probablement due à des phénomènes de propagande qui existent dans les nations en guerre et qui se nourrissent d’un nombre anormalement grand d’informations qui restent confidentielles. Cependant, il est évident que, dès lors que j’accepte de transformer mon opinion personnelle en thèse scientifique, il faut être prêt à ce que la réalité me donne tort.
Avec deux collègues, nous avons donc collecté l’ensemble des attentats revendiqués par l’État Islamique dans le monde, ainsi que l’intervention ou non en Iraq de chaque pays, ses bombardements, ses lois sur le blasphème et la laïcité, ainsi que d’autres facteurs comme la présence d’une guerre civile, la distance de l’Iraq, le nombre de musulmans, la discrimination de ces derniers, etc. Les résultats de cette étude ont eu pour effet de me « radicaliser » politiquement. En effet, ces résultats allaient bien au-delà de mes soupçons : le fait de bombarder en Iraq est de loin le principal prédicteur d’attaques terroristes sur son sol. D’autres facteurs jouent dans une moindre mesure, mais la laïcité ou le blasphème n’ont aucun effet.
Naturellement, il est toujours possible que nous les ayons mal mesurés, et nous sommes actuellement à la recherche d’autres mesures. Mais en l’état, on peut conclure que non seulement la principale raison des attaques terroristes n’est pas mentionnée par nos représentants politiques, mais qu’en plus, celle qui est mentionnée est, en l’état actuel de nos tests, inexistante. Voici un exemple où moi, en tant que chercheur, je n’étais pas « politiquement neutre » au départ et où la réalité s’est avérée être encore « moins neutre » que je ne l’étais.