Frédéric Gonthier, Professeur de science politique à Sciences Po Grenoble et au laboratoire Pacte, @FredGonthier
Comment définiriez-vous l’objectivité en sciences sociales ?
Les sciences sociales ont largement infusé dans la société. Qui n’a pas entendu que le choix du conjoint n’est pas libre, que l’école contribue à légitimer les inégalités, que les électeurs sont de plus en plus volatiles, que les Français sont parmi les Européens plus défiants à l’égard des gouvernants ? Cette médiatisation focalise l’attention sur ce que les sciences sociales font aux politiques, aux acteurs ou aux institutions qu’elles prennent pour objet. Mais elle tend à laisser dans l’ombre le long processus d’élaboration de l’objectivité scientifique, qui passe par au moins trois grandes étapes.
Prenons un résultat du type : « la mobilité sociale est aujourd’hui plutôt plus faible aux Etats-Unis qu’en Europe ». Ici, le préalable à une démarche objective est de questionner l’idée reçue de l’American Dream, selon laquelle la fluidité sociale serait très prononcée aux Etats-Unis. En sciences sociales, l’objectivité implique souvent de déconstruire des évidences ou des relations qui semblent naturelles. Une grande tradition épistémologique défend, depuis Bachelard, cette idée que l’objectivité des sciences sociales est « conquise » contre l’illusion d’une connaissance immédiate de la société. C’est-à-dire gagnée contre nos connaissances courantes, qui sont des connaissances pratiques, utiles pour vivre en société.
La seconde étape peut être résumée en disant que les résultats objectifs ne sont pas donnés mais construits. C’est-à-dire qu’ils reposent sur une démarche rigoureuse consistant – très schématiquement – à élaborer des définitions adéquates pour les phénomènes qu’on interroge, à formuler des hypothèses et à mettre ces hypothèses à l’épreuve par le biais de méthodes qualitatives, quantitatives ou expérimentales.
Dans notre exemple, cela suppose de définir ce qu’on entend par mobilité sociale ainsi que les notions associées : ce qu’est une trajectoire ascendante, sur quelle période de temps on la mesure, les facteurs liés aux transformations de la structure sociale qui peuvent entrer en compte …. Cela suppose également l’accès à des données, par exemple des nomenclatures de profession ou de diplôme issues de la statistique publique, qui vont permettre de construire des tables de mobilité. D’où l’intérêt d’avoir des définitions et des outils de mesure partagés, qui facilitent la réplication et le cumul des connaissances, et plus largement l’établissement de conventions scientifiques.
La dernière étape est celle de l’explication d’un résultat. Ce qui est demandé aux sciences sociales, ce n’est pas simplement de décrire la mobilité sociale. C’est surtout de rendre compte de ses mécanismes explicatifs. Ces mécanismes ont une base objective. Outre les évolutions de la structure sociale, la mobilité sociale s’explique ainsi par les niveaux de formation, l’origine sociale, les stratégies familiales, la transmission de certaines ressources… Mais en sciences sociales, ces mécanismes ont aussi une base subjective. De sorte qu’expliquer, c’est renvoyer aux motivations des acteurs et essayer de les comprendre. Dans notre exemple, cela reviendra à expliquer que la croyance dans le mérite est plus profondément enracinée dans les Etats providence dits libéraux. Que cette croyance conduit à la perception d’une forte mobilité sociale et à la relative acceptation des inégalités qui en découlent –même s’il a par ailleurs été démontré que la tolérance des Américains aux inégalités n’est pas aussi forte qu’on l’imagine.
Il faut ajouter une précision importante. Les sciences sociales ont un objectif analogue à celui des sciences naturelles : elles cherchent à produire des faits et à en dégager des tendances, des lois générales qui peuvent parfois se formaliser mathématiquement. Mais l’objet sur lequel elles travaillent – « l’homme » en société et les institutions – est différent de celui des sciences naturelles. C’est un objet historique, qui n’est jamais complètement déterminé par ses caractéristiques intrinsèques ou par son environnement extérieur, à la différence d’une pierre qui tombe selon la loi de la chute des corps.
Autrement dit, les sciences sociales ne sont pas aussi « molles » qu’on le dit parfois. Elles répondent à un régime d’objectivité et d’administration de la preuve qui n’est pas moins rigoureux que celui des sciences naturelles. Simplement, les lois générales qu’elles énoncent ne sont pas des universaux, car leur validité est limitée dans le temps et dans l’espace. Les sciences sociales formulent donc surtout, comme le soulignait Merton, des théories de moyenne portée (middle-range theory).
La neutralité du chercheur est-elle possible et souhaitable ?
On connaît la recommandation de Durkheim : « les faits sociaux doivent être traités comme des choses ». Les chercheurs se doivent d’aborder les phénomènes sociaux de façon neutre, avec une attitude comparable à celle du physicien. Cette position est souhaitable mais difficile à tenir. Pourquoi ? Il est simple pour un physicien de se départir de tout jugement de valeur : les phénomènes physiques sont indifférents à ce que l’on peut dire sur eux. Dire à une pierre qu’elle tombe selon la loi de la chute des corps ne change rien à sa chute [1]. Par contre, dire à des électeurs que leurs votes ne sont pas complètement libres, et qu’ils sont par exemple influencés par la tonalité négative des campagnes politiques, peut modifier leurs comportements électoraux.
En sciences sociales, la neutralité du chercheur est donc compliquée par le fait que ses résultats ont des effets directs sur la société. Ils sont reçus dans un contexte politique et social, et peuvent donc devenir des enjeux dans des luttes matérielles ou symboliques qui leur préexistent. Prenons un autre exemple. En 2006, l’anthropologue Emmanuel Terray expliquait que la politique de contrôle de l’immigration illégale conduite par le Ministre de l’Intérieur de l’époque s’appuyait sur des instruments policiers comparables aux rafles anti-juives du gouvernement de Vichy. Son texte a suscité une vive polémique, opposant d’un côté l’exécutif et ceux qui trouvaient inapproprié le parallèle historique, et d’un autre côté le Syndicat de la Magistrature et des associations comme la Cimade ou RESF qui y voyaient une opportunité pour dénoncer la politique à l’égard des migrants. Cette polémique est une bonne illustration de la façon dont une question scientifique –ici, « qu’est-ce qu’une rafle ? »– peut être instrumentalisée par des acteurs non-académiques.
Dans le débat public, on disqualifie très souvent des notions ou des résultats scientifiques quand ils font l’objet d’usages politiquement intéressés. A fortiori quand le chercheur est intervenu directement pour accompagner leur réception publique et a tenté de l’orienter. Pourtant –et il faut rappeler avec force–, ce n’est pas parce qu’une notion ou un résultat sont rejetés ou utilisés tactiquement par des acteurs qu’ils cessent d’être valides empiriquement. Que le terme d’islamophobie soit mobilisé avec telle ou telle intention politique ne retire rien au pouvoir descriptif de la notion, entendue comme désignant les attitudes et comportements négatifs dont des personnes sont victimes du fait d’une confession musulmane réelle ou présumée. De la même façon, que les discriminations religieuses à l’embauche dont les Français.e.s d’origine maghrébine sont victimes soient contestées n’enlève rien à la matérialité de ces discriminations.
Quelle place les méthodes occupent-elles dans votre démarche de chercheur ?
Qu’elles soient qualitatives, quantitatives ou expérimentales, les méthodes jouent un rôle essentiel car elles sont garantes de ce que Weber a appelé la « neutralité axiologique » (traduction française maladroite de Wertfreiheit). Les chercheurs, en tant que sujets sociaux internes à leur objet, ne peuvent pas être parfaitement neutres. Ils ont ce que Habermas a nommé des « intérêts de connaissance » (Erkenntnisinteresse), des valeurs qui les poussent à s’intéresser plutôt à tel ou tel sujet. La bonne question n’est donc pas de savoir si le chercheur est neutre ou non, mais plutôt à quelle étape de la démarche scientifique il doit vraiment l’être.
C’est là où les méthodes interviennent : dès lors que le chercheur accepte de se conformer aux usages méthodologiques reconnus dans sa communauté, il va produire des faits qu’il devra reconnaître comme tels, qu’il y soit ou non favorable. Quand j’exploite les enquêtes quantitatives sur les Valeurs des Français et des Européens, il m’arrive d’obtenir des résultats que je ne cautionne pas forcément sur le plan moral ou politique. Ce n’est pas pour autant que je vais les écarter. Un autre avantage des méthodes, notamment quantitatives, est qu’elles permettent de « monter en généralité », c’est-à-dire de dégager des tendances dont on peut estimer statistiquement le poids et la portée. Cela aide beaucoup à s’affranchir de la subjectivité du chercheur. En bref, les méthodes sont des moyens de neutraliser nos valeurs.
La médiatisation des chercheurs –et leur auto-médiatisation sur les réseaux sociaux– a pour effet pervers de déplacer le centre de gravité des controverses du terrain scientifique vers le terrain politique. Un résultat potentiellement polémique, générateur de trafic et d’audience, va être plus volontiers relayé que l’austère protocole méthodologique qui a permis de le produire. Par ailleurs, la spécialisation croissante du savoir universitaire a éloigné de la figure de l’intellectuel généraliste. Les universitaires sont de plus en plus des experts d’un sujet particulier ; ce que Foucault appelait des « intellectuels spécifiques » par opposition à l’intellectuel universel. Dans ces conditions, le pouvoir intellectuel, entendu comme capacité à peser sur la société par la diffusion d’idées, passe moins par le magistère surplombant que par le conseil stratégique, la formulation de préconisations utiles et actionnables par des acteurs non-académiques.
Tout cela appelle à revisiter les pratiques et la déontologie scientifiques. Le chercheur doit désormais exercer une vigilance accrue, maîtriser au mieux la façon dont les acteurs non-académiques vont se saisir, ou non, de ses résultats. C’est la difficulté mais aussi la chance des sciences sociales : leur expertise sur le réel fait partie du réel et peut contribuer à le transformer. Cette dimension concrète, opérationnelle est travaillée à Sciences Po dans le cadre des enseignements de méthodes de sciences sociales, ainsi que par l’équipe du Master Progis dédié aux études d’opinion, marketing et médias.
Pourriez-vous présenter un exemple de recherche, idéalement issue de vos propres travaux, pour illustrer les enjeux et les tensions autour de l’objectivité et de la neutralité en sciences sociales ?
Avec des collègues de Sciences Po, je me suis récemment intéressé aux valeurs politiques des Gilets jaunes. Un élément qui nous a très tôt frappé a été la centralité de la figure du « peuple » dans le mouvement. Par une grande enquête en ligne, on a pu objectiver trois facettes de ce phénomène. D’abord, on a mesuré le poids, plus fort que dans le reste de la population française, de l’opinion selon laquelle le peuple devrait décider en toutes circonstances et que sa souveraineté a été confisquée par des élites indignes moralement. Ensuite, on a pu caractériser les Gilets jaunes comme étant surtout une population de travailleurs pauvres. Enfin, des éléments plus qualitatifs nous ont permis de mieux comprendre que le « peuple » dont les Gilets jaunes se revendiquent est celui d’une communauté de travailleurs « essentiels », qui produisent la vraie richesse du pays.
Tout cela nous a conduit à parler de « populisme économique » des Gilets jaunes et à faire le lien avec d’autres recherches sur ce thème. Mais dans les coulisses, on a beaucoup hésité avant d’employer le terme de « populisme ». Ce terme est en effet très chargé politiquement, on sait qu’il est souvent utilisé pour discréditer les mouvements populaires. Notre dilemme était donc : mobiliser une notion qui nous semblait scientifiquement pertinente pour décrire les spécificités des Gilets jaunes, ou ne pas l’utiliser pour ne pas prêter le flanc à une possible entreprise de disqualification. C’est un exemple typique de la tension entre une exigence d’objectivité et la nécessaire vigilance par rapport aux effets sociaux de la recherche dont on a parlé avant.
On a résolu ce dilemme en adaptant notre discours au type de public. On a plutôt réservé le terme de « populisme » à nos publications académiques et aux lieux de débat public qui nous permettaient de bien justifier l’emploi de cette notion. Mais lors de nos prises de paroles dans les médias, on s’est plutôt abstenu de parler de « populisme » pour éviter des instrumentalisations abusives qui auraient desservi le propos.
[1] Comme le faisait ironiquement remarquer Spinoza, si les pierres avaient une conscience, elles s’imagineraient qu’elles tombent selon leur libre-arbitre.