Céline Belot, chargée de recherche à Pacte et enseignante à Sciences Po Grenoble ; Sophie Jacquot, professeure de science politique, Université Saint-Louis – Bruxelles, CReSPo et IEE
Que ce soit au niveau national ou au niveau européen, on sait assez peu de choses sur la façon dont sont utilisées les enquêtes d’opinion commandées par les gouvernant·e·s. Les travaux sur ces instruments de gouvernement qui visent à construire et à rendre visible “la volonté de la majorité des citoyens” ainsi que l’exprimait Gallup les années 1930 considèrent généralement qu’ils constituent des outils politiques. Cependant, les logiques permettant de bien comprendre quand et pourquoi des autorités publiques comme la Commission européenne ou le Parlement européen ont recours à ces outils que sont les sondages et comment ils utilisent leurs résultats restent peu explorées.
En s’appuyant sur l’exemple de la politique d’égalité entre les femmes et les hommes, notre recherche a pour ambition de poser les bases d’une analyse plus générale sur le rôle et l’utilisation des sondages d’opinion dans l’élaboration des politiques européennes. Ce cas est en effet particulièrement intéressant dans la mesure où la commande d’enquêtes d’opinion à l’échelle européenne, les Eurobaromètres, a participé au développement de cette politique dès son émergence au milieu des années 1970 et constitue encore aujourd’hui une pratique courante. Entre 1975 et 2018, 23 Eurobaromètres portant sur des questions liées à la lutte contre les inégalités entre les femmes et les hommes ont été commandées par quatre Directions Générales différentes de la Commission européenne et par le Parlement européen. Certaines de ces enquêtes ont été conduites dans 28 pays, avec la plupart du temps plus de 1 000 personnes interrogées dans chaque pays et parfois jusqu’à plus de 40 000 personnes au total.
Étonnamment, ces sondages d’opinion qui constituent un matériau particulièrement riche (questionnaires et rapports officiels commentant les résultats des réponses aux questions posées) n’ont quasiment jamais été analysés par les spécialistes des politiques européennes d’égalité. Or, notre étude montre, d’une part, que se pencher sur cet outil permet d’apporter un éclairage nouveau sur cette compétence spécifique de l’Union européenne et la façon dont l’opinion publique y est associée. Elle met en lumière, d’autre part, que la nature et les usages de cet outil à disposition des institutions européennes changent en fonction du rôle que les élites politiques souhaitent assigner aux citoyen·ne·s dans l’élaboration des politiques publiques (simples destinataires de l’information, diffusion de la “voix des Européens et des Européennes” pour justifier les initiatives en matière d’égalité…).
Les enquêtes d’opinion: un outil pour le combat pour les droits des femmes et pour la construction européenne
Jusqu’au milieu des années 1990, les commandes d’Eurobaromètres participent à la légitimation de l’action publique européenne à deux niveaux. Les enquêtes sont utilisées pour informer les citoyen·ne·s sur les inégalités entre les hommes et les femmes et pour exprimer leurs préférences en matière d’action publique dans ce domaine. Cette expression de l’opinion publique européenne constitue donc aussi un message adressé aux institutions européennes elles-mêmes : les enquêtes sont un des leviers utilisés afin de s’assurer que les pouvoirs publics européens prendront en charge le problème de “l’émancipation des femmes”, et qu’ils institutionnaliseront une politique européenne de lutte contre les inégalités.
Cependant, à l’heure où les entrepreneur·e·s de l’intégration européenne recherchent de nouveaux instruments pour surmonter la crise institutionnelle des années 1960, l’expression de l’opinion publique européenne est également utilisée comme un message adressé aux gouvernements nationaux et aux citoyen·ne·s, en particulier aux femmes, en tant que bénéficiaires de l’action de l’”Europe unie”, afin de les éveiller à une conscience européenne. Les Eurobaromètres participent donc au processus de légitimation du processus de construction européenne dans son ensemble.
Quand les Eurobaromètres deviennent des outils de communication marginaux
Du milieu des années 1990 au milieu des années 2000, les enquêtes Eurobaromètre visent moins à donner des arguments en faveur de l’intégration européenne qu’à diffuser des informations relatives à l’action publique et à présenter les résultats de ce que fait l’Union européenne pour lutter contre les inégalités entre les femmes et les hommes. Cependant, avec l’institutionnalisation de cette politique qui se consolide au cours de la même période, les enquêtes d’opinion apparaissent comme des outils relativement périphériques pour les fémocrates de la Commission européenne (le mot “fémocrates” ou “féministes étatiques” désigne des féministes ou anciennes militantes féministes travaillant au sein de la fonction publique et susceptibles de constituer des relais entre l’État et le mouvement des femmes), notamment par rapport à d’autres instruments tels que la création de groupes d’expert·e·s.
Le retour des Eurobaromètres en période d’incertitude
Depuis la fin des années 2000, les enquêtes relatives aux inégalités de genre sont devenues plus nombreuses, plus précises, mais aussi plus instrumentales. En période de crise politique, l’expression de l’opinion publique est intégrée par la Commission dans la routine quotidienne de l’action publique européenne, jouant le rôle d’outil de légitimation de chaque mesure politique. Cet appel continu aux préférences des citoyen·ne·s pourrait apparaître comme une réponse provisoire au faible soutien que les Européen·ne·s ont eu tendance à accorder au système politique européen au cours de la dernière décennie. En même temps, en commandant ses propres enquêtes sur les questions liées à l’égalité, le Parlement européen entend recourir à l’opinion publique européenne comme un moyen de réaffirmer les valeurs communes ancrées dans le projet européen. La commande d’Eurobaromètres est donc utilisée par le Parlement européen comme un outil permettant de rappeler son rôle de représentant de l’intérêt général.
Au final, l’examen de la trajectoire de la politique européenne d’égalité entre les femmes et les hommes sous le prisme des Eurobaromètres met en évidence la manière dont le recours aux citoyen·ne·s a participé à l’existence et au développement de cette politique. Depuis la première enquête en 1975 jusqu’à la plus récente en 2018, cet instrument possède une fonction évidente de légitimation de l’action publique.
Cependant, la finalité de cette légitimation évolue au fil du temps : l’opinion des citoyen·ne·s n’est pas toujours mobilisée de la même manière, au même moment ou avec les mêmes objectifs au fil du temps. En effet, nous avons distingué trois grands types d’usages de ces enquêtes par leurs commanditaires : elles peuvent tour à tour être utilisées comme des instruments stratégiques pour renforcer un positionnement institutionnel ; comme des instruments de communication pour construire une opinion publique sur un sujet déterminé, élargir un champ d’action ou exprimer un intérêt général ; comme des instruments procéduraux permettant de démontrer que les citoyen·ne·s ont été consulté sur un projet, ou d’évaluer une politique.
Des recherches portant sur d’autres secteurs d’action publique seront nécessaires afin de généraliser ces résultats et de comprendre pleinement le rôle attribué aux sondages d’opinion dans la gouvernance européenne. Si l’on considère que pas moins d’un millier d’enquêtes ont été commandés par les institutions européennes depuis 1970, l’Eurobaromètre ne peut plus rester un point aveugle de l’analyse des politiques européennes !
Ce texte a été initialement publié sur BePolitix, le blog académique de l’Association belge francophone de science politique.